En 2013, Thomas Piketty prédisait que l’augmentation inexorable des inégalités entraînerait la chute du capitalisme. Ce fut aussi l’année où elles cessèrent de croître…<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
L'observation des inégalités par Thomas Piketty est très partiale car il n'observe pas les inégalités et les patrimoines de la même façon en fonction des pays.
L'observation des inégalités par Thomas Piketty est très partiale car il n'observe pas les inégalités et les patrimoines de la même façon en fonction des pays.
©JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Inégalités

Les prédictions de Thomas Piketty se sont révélées inexactes, notamment du fait des choix arbitraires de l'économiste.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

Voir la bio »

Atlantico : Selon, Noah Smith, en 2013 Thomas Piketty prédisait que l’augmentation inexorable des inégalités entraînerait la chute du capitalisme. Or, c’est l’année où elles ont commencé à diminuer. Partagez-vous ce constat ?

Pierre Bentata : Il y a une forme de stagnation ou de ralentissement des inégalités.

part de la richesse totale détenue selon le niveau de richesse. Source: realtimeinequality.org

En réalité, dans l'ensemble des pays développés, les revenus tendent à se stabiliser chez les plus riches, augmentent chez les plus pauvres et se stabilisent, voire diminuent, chez la classe moyenne. Cette catégorie stagne car elle n'est jamais ciblée par les mesures gouvernementales et elle contribue en majorité à l'effort des dépenses publiques. Dans l'ensemble, on peut donc dire que les revenus des plus pauvres progressent plus vite que les autres, mais il y a des catégories qui peuvent avoir le sentiment que les inégalités se creusent véritablement, particulièrement en regard des catégories qui avaient des revenus plus faibles.

Le constat est donc plutôt celui d'une stagnation des inégalités ?

Oui, c'est juste une stabilisation. Concernant les revenus des plus riches, la baisse est due principalement à la crise financière qui était larvée et qui commence à apparaître sur les marchés financiers. Mécaniquement, quand les marchés financiers baissent, les perdants sont d’abord ceux dont les revenus sont calculés à partir de leur patrimoine et de ces marchés financiers, c'est-à-dire les plus riches. 

part de la richesse totale détenue en richesse absolue selon le niveau de richesse. Source: realtimeinequality.org

Pourquoi les inégalités ont-elles, a minima, cessé d'augmenter ?

C'est une question sur laquelle il n'y a pas encore de consensus au sein des économistes. Les économistes favorables à l'interventionnisme diront que c'est lié à des mesures d'aide et à un comportement proactif de la part des gouvernements. Une autre partie des économistes considère que la cause fondamentale est les dégâts sur les marchés financiers. Et là aussi, il y a un désaccord. Est-ce dû à une crise financière parce qu'on a produit trop de monnaie ? Ou est-ce lié à un ralentissement qui vient de la pandémie et de la mécanique de déglobalisation ? Pour l'instant, on n'a pas vraiment de consensus pour une raison simple : comme toute observation, il faut des données. Et ces données concernent quelque chose qui est en train de se passer. Il va falloir attendre pour être capable de détailler quelles sont les véritables causes de cette stagnation.

Thomas Piketty expliquait que l’augmentation inexorable des inégalités entraînerait la chute du capitalisme. S’est-il trompé dans ses prédictions ?

Il y a déjà eu énormément de réponses à ce que dit Piketty. La première chose, c'est que l'observation des inégalités par Piketty est très partiale car il n'observe pas les inégalités et les patrimoines de la même façon en fonction des pays. Parfois il va intégrer les rentes immobilières, d'autres fois non. C'est un choix qui est purement arbitraire et vise à soutenir son propos. C'est ce qu'on appelle du cherry picking, le fait de choisir les données qui vous arrangent. Quand on intègre la totalité des types de revenus et qu'on applique la même méthode dans tous les pays, on voit qu'au niveau global, sa fameuse inégalité r>g, le rendement du capital supérieur au taux de croissance, devient une égalité. Ce qui veut dire que l'économie fonctionne à peu près correctement. C’est assez logique en réalité car vous ne pouvez pas avoir un accroissement des revenus des plus riches sans une augmentation de la croissance et donc des revenus les plus pauvres. Pour une raison qui est très simple : s'il y a des rentabilités effarantes en investissant dans le capital, beaucoup de gens vont le faire et en le faisant tous, par un effet d'équilibre de l'offre et de la demande, la rentabilité du capital va baisser. Cela, Piketty ne le prend pas en compte. Il ne prend pas en compte non plus la dépréciation du capital, comme si toutes les dépenses en capital étaient de l'investissement qui permettrait de s'enrichir alors que c'est très souvent du maintien du capital. Pour toutes ces raisons, ce que disait Piketty en 2013 ne tenait pas la route ; et ça ne tient toujours pas la route aujourd’hui.

Dire que les inégalités amènent nécessairement un effondrement du capitalisme, c'est considérer que vous pouvez observer une tendance ou une photographie à un moment donné et projeter des trajectoires. Or, ce n'est pas ce qu'on voit, et principalement dans les pays qui assurent le plus une liberté économique. Dans les pays qui sont les plus libres, la catégorie des plus riches est évolutive. Les enfants des riches ne sont pas nécessairement les gens qui seront les plus riches. Il y a des effets de débordement des catégories, avec par exemple des riches qui gèrent mal l'argent de leurs parents, des gens qui sont des entrepreneurs et qui s'enrichissent alors qu'il ne venaient pas des catégories riches, etc. Cette évolution est corrélée au niveau de laisser faire qu'il y a dans le pays. 

En soit, ce n’est pas tant le capitalisme qui est le plus intéressant, c'est que les pays riches qui sont très interventionnistes sont ceux dans lesquels les inégalités tendent à se perpétuer. Et de ce point de vue, la conclusion de Piketty est à nuancer parce que c'est très souvent en fait une tentative de venir résorber les inégalités qui tendrait à figer les situations. C'est typiquement le cas français : on a très peu de mobilité sociale avec un niveau d'interventionnisme et de redistribution qui est très fort. C'est bien la preuve que ce n'est pas le marché en tant que tel qui crée de l'inégalité, c'est la tentative de modifier ou de résorber ces inégalités par des mesures qui ne sont pas bien pensées et qui tendent à désinciter à entreprendre.

A-t-on des indices qui montreraient qu’une diminution des inégalités est en train de s’amorcer ?

Oui. Le premier, qui est évident, est qu'on va vers une situation de crise économique. On a une inflation forte, une récession, et les grosses entreprises capitalistes sur les marchés tendent à voir une baisse de leur capitalisation. Tout ça diminue les revenus des plus riches. Ajoutons à cela le fait qu’on a, sur le marché de l’emploi, une pénurie dans certains secteurs peu qualifiés. Or, le fait de changer d’entreprise est une des premières causes d'augmentation des salaires. Il y a donc un effet de rattrapage pour certaines classes populaires qui peuvent bénéficier d'une augmentation de leur revenu. La troisième chose, c'est que les innovations techniques, aujourd'hui, menacent principalement les emplois intermédiaires. Les intelligences artificielles et les algorithmes ne remplacent pas des serveurs, des carreleurs, des serruriers, ni le top management, mais les emplois intermédiaires. Ces catégories auront donc des difficultés pour négocier des salaires plus élevés. Tout ça donne un phénomène d'enrichissement des plus pauvres, une stagnation des salaires de catégories intermédiaires et on peut anticiper une baisse des revenus des plus riches. A moyen terme, il y a donc de fortes chances que les inégalités se stabilisent.

Mais la vraie question, c'est quand même de se demander si c'est grave d'avoir des inégalités dans une économie ou si au contraire, une baisse des inégalités n'est pas le symptôme de quelque chose qui ne va pas bien. Cela peut paraître immoral ou politiquement incorrect de dire cela, mais la mécanique d'une économie de marché fait que les rémunérations ne dépendent pas principalement du mérite ou de l'effort. C'est une combinaison de chance, en grande partie, parce que les entreprises ou les secteurs qui fonctionnent, fonctionnent sans que personne ne sache exactement pourquoi. Il est impossible de retracer les raisons du succès, sinon toutes les entreprises fonctionneraient. Au-delà de la chance, le succès dépend aussi de la satisfaction des consommateurs. La combinaison de ces deux phénomènes fait que dans une économie de marché, vous pouvez très bien avoir des inégalités.

Ce qui est intéressant, c'est que dans nos sociétés, on n'est pas contre les inégalités en tant que telles. On a on a une levée de boucliers face à des revenus qui sont élevés uniquement quand ça concerne des métiers qu'on ne comprend pas. Peu de gens se plaignent des revenus faramineux des sportifs professionnels ou des artistes, qui d'ailleurs sont les premiers à nous dire qu'il faut diminuer les inégalités. En revanche, on a énormément de critiques sur les revenus des manageurs de grandes entreprises, ou sur l'ensemble des activités financières, les fameux spéculateurs. Pour une raison très simple : on a l'impression que leur plus-value sociale est faible, voire négative. Car on ne comprend pas ce qu'ils font et qu'on ne voit pas leur rôle dans l'économie. C'est là-dessus qu'on devrait faire de la pédagogie. Parce que vouloir que tous les revenus s'égalisent, ou fixer des critères tels qu’un multiplicateur de revenu entre le plus bas et le plus haut salaire dans une entreprise, ça amène nécessairement à des distorsions de marché, à des transformations dont on est incapable de prédire les effets. Sans pour autant que vous ayez une quelconque justification. 

Il y a un effort de pédagogie à faire pour qu'on accepte simplement de vivre avec ces inégalités en se souvenant que le vrai problème, et du point de vue d'un économiste, la vraie menace, ce ne sont pas les inégalités, c’est la pauvreté. Or, très souvent, la lutte contre les inégalités et contre la pauvreté sont deux objectifs antagonistes. A choisir, il vaut mieux tout mettre en place pour réduire la pauvreté, quitte à ce qu'il y ait des inégalités entre les plus riches et les pauvres, que de tenter d'avoir de l'égalité et se dire « l'égalité, ça veut dire qu'une partie de la population ne s’enrichira pas pour l’instant ».

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !