Mondialisation : comment les excès du néolibéralisme ont fini par se révéler contreproductifs <!-- --> | Atlantico.fr
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Francis Fukuyama publie « Libéralisme Vents contraires » aux éditions Saint Simon.
Francis Fukuyama publie « Libéralisme Vents contraires » aux éditions Saint Simon.
©Astrid Stawiarz / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Bonnes feuilles

Francis Fukuyama publie « Libéralisme Vents contraires » aux éditions Saint Simon. Le libéralisme politique, souvent incompris, échappe aux définitions simplistes. Comme toute théorie, il n’est pas exempt de failles ou de lacunes. Face aux tentations illibérales, à l’emprise des nouvelles technologies et à la dissolution de toute vie privée, Francis Fukuyama nous incite à replonger aux racines d’un libéralisme humaniste capable de gouverner la diversité. Extrait 1/2.

Francis Fukuyama

Francis Fukuyama

Francis Fukuyama est né en 1952 à Chicago d’un père américain issu de l’immigration japonaise et d’une mère originaire de Kyoto. Il a étudié la philosophie à Cornell, les sciences politiques à Harvard ainsi que la littérature à l’École normale supérieure, auprès de Roland Barthes et de Jacques Derrida. En 2019, il a été nommé directeur du Master en politique internationale de l’université Stanford.

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Les idées libérales se sont radicalisées vers ce qu’il est convenu d’appeler le « néolibéralisme ».

On utilise désormais ce terme en tant que synonyme péjoratif de « capitalisme », alors qu’il devrait être employé dans un sens plus étroit pour décrire un mouvement rattaché à l’université de Chicago ou à l’École autrichienne, et à des économistes tels que Milton Friedman , Gary Becker , George Stigler , Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek . Ces derniers ont dénigré l’intervention étatique dans la sphère économique et mis l’accent sur le marché à la fois moteur de la croissance et outil permettant la meilleure distribution possible des ressources. Ces économistes, dont plusieurs ont reçu le prix Nobel, ont servi de caution intellectuelle aux politiques promarché et antiétatiques menées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980. En continuant de promouvoir la déréglementation et la privatisation de leurs économies, des politiciens de centre gauche, à l’instar de Bill Clinton et de Tony Blair, ont perpétué ces politiques de telle sorte qu’elles ont préparé le terrain à la montée du populisme dès la fin des années 2010. La jeune génération qui avait accepté ce consensus en faveur du marché a vite perdu ses illusions devant la grande crise financière de 2008, la crise de l’euro de 2010 et les difficultés économiques subséquentes. Sur un plan plus général, le néolibéralisme a fait front commun avec ce que les Américains désignent sous le vocable de libertarianisme, une idéologie alimentée par l’hostilité à l’État et la croyance dans le caractère sacré de la liberté individuelle. Les libertariens rejoignent les économistes de l’école de Chicago dans leur aversion d’une régulation étatique de l’économie et leur conviction que les gouvernements entravent les dynamiques entrepreneuriales et innovatrices. Leur foi inébranlable dans la primauté de la liberté individuelle les conduit également à rejeter l’action sociale de l’État. Ils s’acharnent contre les États-providence tentaculaires instaurés au cours des dernières décennies par la plupart des démocraties libérales et s’opposent à leurs interventions visant à régir les comportements individuels, y compris l’usage de drogues ou la sexualité. Certains libertariens pensent qu’il revient à l’individu de prendre soin de lui-même. Les plus altruistes affirment que le secteur privé (organisations non gouvernementales, Églises, groupes de bénévoles, etc.) s’avère mieux équipé que les bureaucraties étatiques envahissantes pour couvrir les besoins sociaux.

La révolution néolibérale menée par Reagan et Thatcher s’était attaquée à des problèmes réels, qu’elle a d’ailleurs contribué à résoudre.

En réalité, depuis un siècle et demi, la politique économique pratiquée au sein du monde développé oscille entre les extrêmes. À ce titre, le XIXe siècle a représenté l’âge d’or du capitalisme de marché non réglementé. L’État ne jouait qu’un rôle très limité dans la protection de l’individu face à ce capitalisme sauvage, si ce n’est pour réduire l’impact des récessions, des dépressions et des crises bancaires qui survenaient à répétition.

L’aube du XXe siècle a marqué un retournement. Dès le début des années 1880, les réformateurs de l’Ère progressiste ont mis en place les fondations de l’État régulateur. Aux États-Unis, la création de l’Interstate Commerce Commission chargée de réglementer la prolifération des chemins de fer a inauguré cette période. Quant à la grave crise bancaire de 1908, elle a conduit à l’instauration de la Réserve fédérale. Celle de 1929 a donné naissance à de nombreux organismes de réglementation comme la Securities and Exchange Commission et la Social Security Administration, qui gère les retraites. Dans les années 1930, la crise du capitalisme mondial a renforcé la légitimité de l’État face au marché et a mené à l’émergence de vastes États-providence régulateurs en Europe et en Amérique du Nord.

Dans les années 1970, le pendule balançait vers un contrôle étatique excessif. De nombreux secteurs économiques aux États-Unis et en Europe paraissaient surréglementés et des investissements généreux dans les systèmes de protection sociale ont confronté plusieurs pays riches à l’explosion de leur niveau d’endettement. Après avoir connu près de trois décennies d’une croissance économique pratiquement ininterrompue, l’économie mondiale a subi un violent coup d’arrêt à la suite de la guerre du Kippour en 1973. L’OPEP a quadruplé le prix du pétrole. La croissance a marqué le pas, et l’inflation a décollé, tandis que l’économie mondiale tentait de s’adapter à l’envolée du cours des ressources naturelles. Les pays en développement ont enregistré l’impact le plus dévastateur, là où les banques centrales recyclaient les excédents financiers des pays producteurs de pétrole en dette que les États d’Amérique latine ou d’Afrique subsaharienne contractaient pour maintenir leur niveau de vie. Ce système s’est avéré instable; l’un après l’autre, les gouvernements ont annoncé leur insolvabilité. Leur marché du travail s’est effondré et une hyperinflation galopante s’est installée. Les remèdes préconisés par les institutions financières internationales ont été ceux prescrits par l’école de Chicago : austérité fiscale, taux de change flexible, déréglementation, privatisation et contrôle strict de la masse monétaire intérieure.

Aux États-Unis et dans les autres pays développés, la déréglementation et les privatisations ont engendré des effets positifs. Les prix du billet d’avion et les tarifs de fret ont baissé, dès lors que l’État supprimait le contrôle des prix qu’il avait imposé. Margaret Thatcher a marqué les esprits lors de sa confrontation avec Arthur Scargill, dirigeant du syndicat des mineurs: dans cette phase de son développement économique, la Grande-Bretagne n’avait plus besoin d’exploiter des mines de charbon ni de détenir des compagnies telles que British Steel ou British Telecom, gérées plus efficacement par le privé. Les politiques néolibérales appliquées par la Première ministre expliquent en grande partie le redémarrage de l’économie britannique après la décennie noire des années 1970.

Mais la radicalisation du programme néolibéral s’est révélée contre-productive. Quoique pertinente, l’intuition d’une efficacité supérieure du marché s’est muée en religion, en dogme selon lequel toute intervention étatique devait être rejetée par principe. Les privatisations ont été encouragées, y compris pour des monopoles naturels comme les services publics essentiels. On a assisté à de véritables mascarades telle que la privatisation de TelMex, le service public mexicain des télécommunications, qui a favorisé l’ascension de l’homme d’affaires libano-mexicain Carlos Slim, devenu l’un des hommes les plus riches du monde.

Parmi les conséquences les plus catastrophiques de cette radicalisation, certaines se sont fait ressentir jusqu’en Union soviétique. Elle s’est effondrée au moment même où l’idéologie néolibérale connaissait son apogée. Dans le monde entier, les performances médiocres des économies de type soviétique ont discrédité – à juste titre – la planification centrale soviétique. Or la plupart des économistes croyaient que des marchés concurrentiels émergeraient spontanément une fois la planification démantelée. Ils ne semblaient pas comprendre que les marchés eux-mêmes ne fonctionnaient que s’ils étaient strictement encadrés par un État, doté d’un système légal fiable capable de faire respecter les règles s’appliquant à la transparence, aux contrats, à la propriété, etc.

Bien qu’il ait contribué à stimuler deux décennies de croissance économique rapide, le néolibéralisme a fini par déstabiliser l’économie mondiale et par scier sa propre branche. Si la déréglementation s’avère utile dans de nombreux secteurs de l’économie réelle, dans les années 1980 et 1990, elle s’est révélée désastreuse pour le secteur financier. À l’époque, Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale, et d’autres économistes croyaient qu’il parviendrait à se réguler. En réalité, les institutions financières ne se comportent pas comme les entreprises de l’économie réelle. Contrairement à une société manufacturière, une grande banque d’affaires présente des risques systémiques. S’ils sont excessifs, elle expose toute l’économie à des coûts énormes. En septembre 2008, le monde entier s’en est rendu compte après la faillite de Lehman Brothers, et des milliers de contreparties se sont trouvées dans l’impossibilité de faire face à leurs propres obligations en raison de leurs liens avec cette banque. Le système de paiement international, paralysé, n’a été sauvé que par l’injection massive de liquidités par la Réserve fédérale américaine et les autres banques centrales. S’il fallait un argument sérieux en faveur de la nécessité d’une grande institution étatique centralisée, c’est bien celui-là. Les libertariens oublient en effet que l’absence de banque centrale et le recours à l’étalon-or, avant la promulgation du Federal Reserve Act de 1913, avaient donné lieu à de graves crises financières récurrentes, comme celle qui a secoué les États-Unis en 1908.

Les néolibéraux américains se sont retrouvés pris à leur propre piège. À partir des années 1980, le département du Trésor américain et des institutions comme la Banque mondiale ou le FMI ont préconisé aux pays du monde entier d’ouvrir leurs comptes de capital et de laisser les fonds d’investissement circuler librement. Ils cherchaient à démanteler le contrôle du capital institué après les crises bancaires des années 1930. Or, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1970, le système financier mondial est resté très stable. Par la suite, sous l’influence des principes néolibéraux encourageant la circulation internationale des liquidités sans entraves, les crises financières se sont succédé avec une régularité alarmante. Crises de la livre sterling et du système bancaire suédois au début des années 1990, crise du peso mexicain en 1994, crise financière asiatique de 1997 et défauts de paiement russes et argentins en 1998 et 2001. Le marasme a culminé en 2008 avec la crise des subprimes aux États-Unis: les capitaux mondialisés se sont engouffrés dans le marché hypothécaire américain mal réglementé avant de dévaster l’économie réelle dès qu’ils s’en sont retirés.

Le soutien inconditionnel du néolibéralisme au libre-échange a engendré de nouveaux problèmes. Certes, la doctrine restait fondamentalement correcte: les pays ayant abaissé entre eux leurs barrières commerciales ont vu leur efficacité croître et leur marché s’étendre, ce qui a enclenché une augmentation des revenus pour toutes les parties. L’émergence de l’Est asiatique à la fin du XXe siècle et la réduction spectaculaire de la pauvreté au cours de cette période n’auraient jamais été possibles sans l’expansion du commerce. Toutefois, les mêmes théoriciens du commerce international auraient également dû expliquer sotto voce que tout le monde ne bénéficierait pas au même titre des effets positifs du libre-échange. En particulier, les ouvriers peu qualifiés des pays riches ont subi une perte de chances face à leurs homologues des pays pauvres dès lors que les multinationales ont délocalisé leur production. Ils risquaient surtout d’être licenciés. À l’époque, la réponse classique donnée à ce problème consistait à affirmer que les employés au chômage obtiendraient une forme de compensation par le biais des reconversions ou d’un autre type d’accompagnement social. L’administration Clinton a acheté le soutien des syndicats opposés à l’Alena en leur promettant d’adopter ce genre de mesures. Toutefois, peu d’avocats néolibéraux du libre-échange ont consacré autant de temps, de ressources et d’efforts à ces questions qu’ils en avaient déployé pour fluidifier les échanges. La plupart ont ainsi favorisé les flux migratoires, au motif que l’allocation du travail là où la demande était la plus forte menait à une plus grande efficacité. Ils n’avaient pas tort: la mobilité de ce facteur a augmenté en effet le bien-être total. En revanche, ils ne se sont guère intéressés à ses conséquences en matière de redistribution et aux séquelles sociales qu’elle avait suscitées.

Une question politique caractérise toutes ces situations: peu d’électeurs raisonnent sur le plan de la richesse globale. On se dit rarement: « D’accord, j’ai perdu mon emploi, mais au moins quelqu’un en Chine ou au Vietnam, voire un nouvel immigrant dans mon pays, a gagné au change. » Et on ne se réjouit pas non plus d’apprendre que les propriétaires des compagnies qui viennent de nous licencier ont vu leurs dividendes et leurs bonus augmenter ni de savoir que, grâce à nos indemnités de chômage, on pourra désormais acheter au supermarché du coin des produits moins cher fabriqués en Chine.

Les néolibéraux ne critiquent pas uniquement l’interventionnisme économique des États; ils dénigrent également les politiques sociales conçues pour absorber les inégalités et les chocs dans les économies de marché. Encore une fois, la prémisse est correcte: les mesures gouvernementales qui consistent à assister les personnes en difficulté risquent de créer un aléa moral. En d’autres termes, elles favorisent le comportement dont elles sont censées atténuer les effets. Si l’État propose une assurance chômage généreuse, les travailleurs peuvent être encouragés à refuser des emplois qu’ils auraient sinon acceptés. L’Aide aux familles avec enfants à charge (AFDC), un programme américain mis en place lors de la crise de 1929, versait des allocations aux femmes qui élevaient seules leurs enfants. Elle était prévue à l’origine pour soutenir des femmes dont les époux étaient invalides ou décédés. Dans les années 1980, certains en sont venus à la considérer comme une incitation pour les femmes pauvres à ne pas épouser leur conjoint ou à concevoir des enfants hors mariage afin de bénéficier de cette prestation. D’autres biais ont frappé certaines mesures: dans de nombreux pays, l’administration des programmes sociaux a engendré des bureaucraties pléthoriques qui cherchaient à se couvrir, qu’importent leurs performances. Ainsi, partout, les syndicats du secteur public sont devenus de plus en plus puissants, tandis que leurs homologues du privé perdaient du terrain.

Pendant une longue période, cette situation a conduit les réformateurs néolibéraux à s’efforcer de réduire la surface du secteur public. Ils ont licencié des fonctionnaires, ont mis fin aux programmes sociaux, les ont amputés, ou ont veillé à les transférer vers le secteur privé ou vers la société civile. Aux États-Unis, ces efforts ont culminé avec le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act de 1996, qui a suspendu l’AFDC et transféré le financement social aux États, qui reçoivent désormais une subvention fédérale globale. Son nom même, en insistant sur la responsabilité individuelle et le travail, souligne les postulats néolibéraux qui sous-tendent la loi. Des institutions internationales comme la Banque mondiale ou le FMI ont encouragé des coupes budgétaires similaires dans le monde en développement sous le nom de consensus de Washington.

Extrait du livre de Francis Fukuyama, « Libéralisme Vents contraires », publié aux éditions Saint Simon

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