Monde d’après : repenser les médias, un enjeu pour la démocratie<!-- --> | Atlantico.fr
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Un kiosque à journaux propose un certain nombre de titres de presse.
Un kiosque à journaux propose un certain nombre de titres de presse.
©HOCINE ZAOURAR / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif « (Re)penser la France d’après » a été publié aux éditions Bold. Ce livre est le fruit d’un travail mené par des personnalités venant de différents horizons qui ont en commun d’aimer leur pays, d’être attachées à la démocratie et d’avoir une expérience de terrain qui leur donne toute légitimité pour analyser les évolutions de la société française dans leurs domaines respectifs, ainsi que les problématiques et grands défis auxquels elle doit faire face. Extrait 2/2

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Sans fantasmer sur un hypothétique monde d’après la Covid-19 tant il y a d’abord à faire pour celui d’aujourd’hui, la massive perte de confiance des Français dans les médias justifie que l’on s’interroge sur les racines du phénomène. Pas d’obsession nombriliste à le faire, pas non plus d’amertume liée à un «  vieux monde  » médiatique qui refuserait de mourir, alors que le journalisme citoyen ou les réseaux sociaux l’auraient supplanté.

Les médias – entendus au sens de rédactions organisées de manière professionnelle – demeurent un pilier et une condition sine qua non de l’existence des démocraties représentatives. En revanche, il serait absurde de ne pas inclure lesdits journalistes citoyens et réseaux sociaux dans la réflexion sur l’état des médias, tant les premiers se sont imposés comme figures d’un monde «  désintermédié  », et les seconds, comme source d’information des Français.

Les réseaux sociaux sont ainsi devenus le premier moyen privilégié par les 18-34 ans pour s’informer, et le deuxième pour les autres, devant la radio et la presse écrite. Quant à leur prétention à n’être que de neutres hébergeurs, elle peut être balayée d’un revers de la main au regard de l’impact de leurs algorithmes sur le succès ou la discrète censure des contenus qui y sont publiés. Le grand nettoyage des réseaux sociaux américains entrepris par la Silicon Valley après l’as[1]saut sur le Capitole américain du début 2021 est, du reste, la meilleure preuve de l’existence d’un projet idéologique au cœur du développement des grandes plateformes de diffusion de contenus.

Des médias rattrapés par l’Histoire et fragilisés par la grande confusion idéologique qui s’est emparée des démocraties occidentales

Impossible de réfléchir à ce que sont les médias aujourd’hui sans reposer le cadre plus large du paysage intellectuel français, tant leurs réalités éditoriale, sociologique et technologique dépendent étroitement de la marche du monde.

Tout comme, bien sûr, les conditions de leurs revenus ou de leur (re)financement capitalistique. Les médias sont à la fois le reflet et le moteur des mouvements politiques tectoniques de nos sociétés, ceux qui font et défont non pas les élections ou les modes, mais les systèmes eux-mêmes.

Au tournant des années 2000, le monde occidental enivré de sa victoire idéologique et matérielle dans la guerre froide s’est heurté à trois sévères piqûres de rappel. La sortie de l’Histoire n’était qu’une illusion : le tragique nous a rattrapés, et il a provoqué l’avènement d’une ère politique caractérisée par une grande confusion idéologique, comme par un sentiment de fatalité et d’engrenage à la fois destructeur et implacable.

L’Occident a donc été rattrapé par l’Histoire, d’abord avec le 11 septembre et la montée de la menace posée par l’offensive de l’islamisme politique. La prospérité et la modernité technologiques qui devaient nous garantir la concorde et la paix civiles éternelles n’ont pas réglé ce nouveau défi. Pire, elles l’ont accentué, puisque les islamistes ont parfaitement su maîtriser les creux de notre prospérité, comme les moyens de propagande offerts par de nouveaux supports médiatiques. Ce défi politique s’est révélé d’autant plus déstabilisant qu’il s’est accompagné de difficultés d’intégration grandissantes de populations immigrées dans des sociétés en pleine interrogation identitaire, l’islamisme jetant délibérément de l’huile sur le feu de ces troubles sociaux. Et réciproquement. Le tout par le biais de médias dont la qualification de masse n’a jamais été aussi vraie de toute l’histoire de l’Humanité qu’avec l’avènement d’Internet.

La deuxième piqûre de rappel fut celle de la grande crise de  2008. Le capitalisme était donc bien demeuré faillible, malgré la mise en place, après 1945, des institutions censées nous garantir d’un retour de la crise de  1929. Au-delà des ravages économiques de la crise elle-même, c’est le modèle intellectuel entier sur lequel se fondent les démocraties occidentales qui a été ébranlé. Contrairement à la chute de l’URSS, qui avait entraîné l’effondrement conjoint d’un modèle idéologique et du système qui l’incarnait dans la réalité, la confiance dans un capitalisme mondialisé et financiarisé s’est effondrée, sans que rien ne change vraiment au quotidien, et sans que les élites occidentales n’acceptent de se remettre en cause.

Au-delà de questionnements de surface, le «  cercle de la raison  », constitué en France par l’alliance largement consanguine de la technostructure, de l’intelligentsia et des grands capitaines économiques, n’a rien concédé. Qu’ils soient lucides, démagogues ou véritablement dangereux, les sceptiques ou les porteurs d’alternative devaient être repoussés sur les marges et exclus des médias que, par facilité, on qualifiera de « mainstream », même si la cartographie des groupes de presse révèle, avec un examen plus précis, bien des niches de liberté.

Plus besoin de censure frontale ni de ministère de l’information ou de la vérité : le déminage du caractère disruptif de certains débats de fond par leur transformation en clashes idéologiques littéralement spectaculaires a largement suffi à neutraliser les espaces de réflexion ou de contestation qui n’ont jamais cessé d’exister et dont on peut, par ailleurs, raisonnablement imaginer que la cancel culture à l’œuvre ne parviendra pas davantage à les éliminer. Cette censure insidieuse et plus ou moins inconsciente est, en outre, renforcée par l’avalanche de contenus – l’infobésité – qui nous ensevelit au quotidien et fait souvent perdre le sens des priorités.

La troisième piqûre de rappel est plus fraîche et toujours profondément douloureuse, puisqu’elle a trait au grand déclassement de l’Occident, révélé par la pandémie du coronavirus. L’Asie a enrayé l’épidémie, nous ne l’avons que maladroitement, tardivement et très insuffisamment conte[1]nue. Impossible, en tous cas, de continuer à nous prévaloir d’une quelconque supériorité matérielle, scientifique ou même humaine.

Le traitement sanitairement et humainement indigne des personnes âgées depuis mars 2020 a bien mis en lumière nos hypocrisies de ce point de vue. Emmanuel Macron parlait du premier confinement comme d’un grand moment d’humanisme : il fut surtout celui d’un grand moment de peur, balayant toute réflexion sur le bilan avantages/inconvénients des mesures sanitaires en matière de libertés publiques comme de respect de la dignité des personnes.

Là encore, les médias furent acteurs et objet de la crise, accentuant une succession d’hystéries quasi quotidiennes et aggravant la défiance des citoyens comme la difficulté à établir une connaissance raisonnée des mécanismes de la diffusion de ce virus. Le résultat est net dans les études ayant été réalisées depuis la pandémie  : la confiance dans les médias a encore chuté. Le mélange de manque d’informations fiables et de surabondance d’opinions exprimées a créé une « infodémie », qui s’est développée parallèlement à l’épidémie de Covid-19. Le baromètre de la confiance publié par Edelman chaque année au moment de Davos note en ce mois de janvier 2021 que la « mauvaise hygiène de l’information » pratiquée par de larges pans de la population devrait fortement contribuer à diminuer l’efficacité des politiques sanitaires, comme celle des campagnes de vaccination.

L’avènement du numérique, un défi civilisationnel vertigineux

Ce retour de l’Occident dans l’Histoire s’est accompagné d’un défi civilisationnel vertigineux avec ce que nous savons désormais être l’impact cognitif des écrans qui nous accompagnent dans la quasi-totalité de nos activités. Il y a quelques années, la revue américaine The Atlantic avait publié un article majeur intitulé Is Google Making Us Stupid? qui soulignait l’impact profond de l’usage d’Internet sur le fonctionnement même de nos cerveaux. Depuis, des études scientifiques et des révélations faites par des transfuges de la Silicon Valley sur les vilains petits secrets du succès économique foudroyant des GAFAM (acronyme désignant les géants américains du Web qui dominent le marché mon[1]dial du numérique  : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) nous ont peu à peu éclairés sur les répercussions neurologiques et psychologiques majeures de notre dépendance aux smartphones, soigneusement entretenue par ceux à qui elle bénéficie.

Le narcissisme et la célébrité, moteurs de l’usage des plateformes de contenus des géants du numérique, sont aussi devenus des ressorts importants du développement des médias, qu’il s’agisse de rendre les intervenants que nous pouvons tous être sur les réseaux sociaux addicts à la décharge de dopamine produite par un like ou un follower supplémentaire ou de convaincre nombre d’intervenants de travailler gratuitement, afin de développer «  leur marque personnelle ».

La civilisation de l’écrit et de l’impression avait produit une civilisation d’éducation de masse et de réflexion. De filtres Instagram en émojis, en passant par la production de vidéos mises à la portée de tous, c’est désormais une civilisation de l’image qui la supplante irrésistiblement et tend à produire un univers mental ancré sur le registre de l’émotionnel. Tout comme la possibilité de construire des audiences massives sans intermédiation des élites, le vertige de la masse de connaissances, vérifiées ou non, accessibles d’un clic ébranle le corps social des classes moyennes, qui constituaient jusque-là le socle des démocraties occidentales. Les systèmes d’éducation traditionnels aussi bien que les leaders d’opinion en perdent leur latin, comme l’évidence de leur légitimité.

Comment résister à une telle vague lorsque l’on perd simultanément la confiance de citoyens dits lambda et la maîtrise des moyens techniques de la diffusion des connaissances ou des opinions ? Cette question se pose aux élites politiques et universitaires, mais bien évidemment aussi aux médias, qui se débattent entre tentation de surfer sur la vague d’une forme de relativisme – toutes les paroles se vaudraient, et le caractère professionnel du journalisme s’effacerait derrière les témoignages « citoyens » – et tentatives désordonnées de ne pas périr noyés sur son passage.

Que les médias soient déstabilisés ne doit néanmoins pas effacer les incroyables bénéfices apportés à la connaissance humaine par le numérique et par le partage des savoirs. Pas effacer non plus la profonde respiration démocratique offerte par la possibilité donnée à chacun de dépasser la censure ou le simple manque d’intérêt de médias mainstream vis-à-vis de certains phénomènes sociaux, revendications politiques ou informations.

Le numérique n’est, du reste, pas le seul facteur de disruption, positif comme problématique, du paysage médiatique. L’avènement des chaînes d’information en continu l’a aussi profondément transformé. Celles-ci ont ouvert le champ des débats, mais l’ont également transformé en un champ de bataille où le spectacle du clash l’emporte souvent sur le fond. La mise en scène des affrontements idéologiques ou, plus exactement, le faible investissement intellectuel qui est injecté dans leur préparation, faute de temps comme d’argent, démonétisent parfois les idées échangées, comme ils dé[1]minent et affaiblissent le caractère explosif ou libérateur de certains propos en rupture avec le discours dominant.

Volonté de nous informer ou envie de nous divertir ? En tant que lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, nous ne savons pas toujours être lucides sur la motivation de notre consommation d’un certain nombre de contenus médiatiques… Et cette confusion contribue lourdement à l’injonction contradictoire qui pèse sur les éditeurs ou diffuseurs de contenus.

Plus inquiétant, nous ne savons pas non plus toujours prendre le temps de la réflexion, qui permet, en général, de détecter les fameuses fake news à la diffusion désormais massive. D’autres auraient, du reste, certainement largement insisté sur cette thématique : l’auteur de ces lignes considère pour sa part que, si les enjeux technologiques qui facilitent leur développement sont incontestables, ils ne sont que l’arbre qui cache la forêt des mille et un manquements journalistiques qui ont alimenté la crise de défiance vis-à-vis des médias.

De ce point de vue, le développement du fact checking n’est qu’un remède à l’efficacité limitée. La consommation de fake news est directement et étroitement corrélée à la demande de discours ou d’idées différentes de celles trop souvent présentées comme des évidences indiscutables. Et « indémontrées »… Établir que des faits, des images ou des chiffres sont vrais ou faux est évidemment utile, d’autant que le développement des deep fakes multiplie les possibilités techniques du mensonge. Mais la méthode de travail retenue par les équipes de fact checkers consiste souvent à asseoir un argumentaire idéologique, plus qu’à éclairer le réel en toute impartialité. La contre-factualité est souvent zappée. La plupart des décisions présentent des avantages comme des inconvénients ; se focaliser sur les uns en oubliant les autres permet de démontrer à peu près n’importe quoi, et plus encore lorsqu’on ne se préoccupe pas de ce qui se passerait si telle ou telle mesure n’était ou n’avait pas été prise.

Le smartphone plonge les médias dans une économie de l’attention ultraconcurrentielle

Pour nombre de médias numériques – qui, de la télé, des radios ou de la presse écrite, n’a pas aujourd’hui son support Web  ? –, le trafic a basculé vers le mobile, allant jusqu’à représenter 80  % de celui du nombre de titres. La presse a toujours répondu à un double besoin : d’une part, savoir et comprendre ce qui s’est passé, et d’autre part, se divertir. Avec le smartphone, la part du divertissement a massivement pris le pas, pas forcément pour s’amuser, d’ailleurs, mais pour passer le temps. Face à l’angoisse du vide et à l’addiction à la stimulation de nos cerveaux créée par l’avalanche de sollicitations générées par le numérique, nous sommes devenus dépendants de nos écrans. Qui sait encore s’ennuyer, réfléchir longuement ou rêver éveillé  ? Qui, même, ne se surprend jamais à regarder deux écrans à la fois ?

La qualité comme la durée d’attention n’ont plus rien à voir avec ce que la lecture papier pouvait générer. L’impact pour les médias est brutal, d’autant qu’il se double de la nécessité de jouer le jeu du référencement, qui impose d’écrire sur les mêmes sujets que tout le monde, de la même manière (pour respecter les mots clés) et en même temps. Le Web ayant, en outre, imposé l’illusion de la gratuité, une majorité de médias sont obligés de jouer le jeu du grand public, afin de générer le trafic qui assure leurs revenus publicitaires. Certains ont aussi fait le choix du corporate content, l’anglicisme permettant de masquer la nature de ce qui est bien souvent du publireportage un peu plus sophistiqué qu’auparavant et un peu moins assumé.

Comme il y a de la musique d’ascenseur, il existe désormais de l’info d’ascenseur, y compris dans les contenus en ligne de nombre de médias de référence. Plus inquiétant, la perception par les consommateurs de la valeur des contenus à forte valeur ajoutée est elle-même lourdement impactée. Pour l’exprimer d’une image : si les compositions de Mozart ou Beethoven sont diffusées comme musique d’attente d’un standard téléphonique, on ne les entend plus comme des œuvres, mais comme des morceaux interchangeables, sans intérêt profond.

L’injonction contradictoire est brutale  : jouer le buzz et le conformisme des contenus pour s’assurer la visibilité, rechercher l’originalité pour imposer ou maintenir des marques, et trouver ou retrouver des revenus d’abonnement, puisque la grande bascule des revenus publicitaires des médias traditionnels vers Google et Facebook les y a obligés. Les médias grand public ont historiquement vécu sur un modèle de revenus publicitaires, car la publicité n’avait quasiment pas d’autres supports sur lesquels s’afficher. Pendant des décennies, les prix de vente à l’unité n’ont couvert que les coûts de fabrication et d’impression des journaux, pas leurs coûts éditoriaux. Désormais, la rationalité pour les annonceurs consiste à acheter de la visibilité publicitaire sur Google ou Facebook, puisque ceux-ci connaissent presque tout de nos désirs et de nos habitudes de consommation. Incomparablement plus, en tous cas, que ce que les médias peuvent connaître de leurs lecteurs.

Pour autant, imaginer recevoir des géants du Web des revenus conséquents pour l’indexation qu’ils font des contenus journalistiques est irréaliste : les médias ne peuvent pas se passer du référencement et du trafic qu’ils génèrent, quand le trafic généré par la presse, à l’inverse, ne représente qu’une part mineure de celui des géants d’Internet.

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Extrait du livre « (Re)penser la France d’après » publié aux éditions Bold

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