Moi Roland Dumas, Picasso et notre bataille de Guernica<!-- --> | Atlantico.fr
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"Depuis la fin des années 1960, on savait que le gouvernement espagnol souhaitait voir Guernica venir en Espagne".
"Depuis la fin des années 1960, on savait que le gouvernement espagnol souhaitait voir Guernica venir en Espagne".
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Bonnes feuilles

Personnage aux multiples facettes, Roland Dumas passe en revue les rencontres majeures de sa tumultueuse vie d'avocat et de chef de la diplomatie de François Mitterrand. Extrait de "Dans l'œil du minotaure : Le labyrinthe de mes vies" (1/2).

Roland Dumas

Roland Dumas

Roland Dumas est un avocat et homme politique.

Proche de François Mitterrand, il a été plusieurs fois ministre, des Relations extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988 à 1993.

Il a ensuite présidé le Conseil constitutionnel de 1995 à 2000.

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De tous les "clients" que j’ai eu la chance d’aider, Pablo Picasso a été celui qui m’a le plus impressionné par le charisme de sa personne et la puissance solaire d’une œuvre qui n’a pas d’équivalent à mes yeux. C’est son marchand, Daniel-Henry Kahnweiler, dont j’étais l’avocat, qui me permit de faire sa connaissance. Le mythique marchand, découvreur et défenseur des cubistes, était un fils de banquier allemand. Il avait fui ce milieu et son pays en 1902 pour s’intéresser à sa seule passion, l’art contemporain.

"Ses" peintres avaient pour nom Gris, Braque, Léger, Vlaminck, Derain, puis, par la suite, Masson et Picasso. Spolié en tant qu’Allemand après la Première Guerre mondiale, il l’avait été une seconde fois, en tant que Juif, lors de la Seconde. Une trajectoire indissociable de la peinture du XXe siècle à l’instar de Picasso. La galerie, installée en 1908 dans le quartier de la Madeleine, rue Vignon d’abord, puis rue d’Astorg, avait même dû changer d’enseigne et être "baptisée" du nom de Louise Leiris, son amie surnommée Zette, qui l’avait officiellement rachetée. Ils n’étaient d’ailleurs pas trop de deux pour faire tourner cette galerie où affluaient, après la guerre, collectionneurs et conservateurs du monde entier. On trouvait toujours Kahnweiler assis au fond, rédigeant à son bureau un volumineux courrier. Aimable au premier abord, il parlait avec un accent allemand fort prononcé. Il était assez drôle malgré sa rugosité germanique.

 (...)

La bataille de Guernica

Kahnweiler me téléphone un jour, visiblement inquiet, me demandant de passer de toute urgence à la galerie, déménagée rue de Monceau où elle est encore aujourd’hui. Dans l’après-midi, il me raconta l’histoire suivante, qui est certes connue, mais mérite d’être rappelée car elle est l’une des clés de mes relations avec Picasso. Depuis la fin des années 1960, on savait que le gouvernement espagnol souhaitait voir Guernica venir en Espagne. Le très conservateur quotidien ABC titrait : "Guernica, un exilé qui doit rentrer", même si le tableau, peint à Paris en 1937, n’avait jamais été exposé dans le pays natal du peintre. L’oeuvre lui avait été commandée par la jeune république espagnole pour décorer son pavillon à l’Exposition universelle de Paris en 1937. L’artiste n’eut que quelques semaines pour la réaliser dans l’atelier qu’il habitait, rue des Grands-Augustins à Paris. Comme en témoignent ses dessins préparatoires, son idée première avait été de représenter une métaphore de la dictature. Il avait convoqué son vieux complice le Minotaure violant une jument symbolisant le peuple.

Le bombardement de la petite ville basque de Guernica par la Luftwaffe et l’aviation italienne avait eu lieu le 26 avril, mais c’est seulement le 1er mai que Picasso vit dans les journaux les premières photos en noir et blanc de ce crime de guerre. Le choc fut terrible et le sort du tableau en fut transfiguré. Sa compagne de l’époque, la photographe Dora Maar, a pris des clichés des différentes étapes de la création de ce tableau mythique. Rarement une oeuvre artistique a constitué un tel enjeu politique. Sentant sa mort prochaine, le dictateur Francisco Franco voulait, par cet acte spectaculaire et symbolique, faire croire à la démocratisation de son régime et le rendre acceptable par la communauté internationale. Kahnweiler venait donc de recevoir une lettre du ministre de la Culture espagnol qui formalisait ce souhait. Il lui demandait de s’entremettre pour que Picasso donnât son accord. Je partis sur-le-champ pour Mougins afin d’informer le maître de la requête de Franco.

Il me fit asseoir au soleil, sur un banc de pierre dominant le jardin pentu. Avec son accent rocailleux, il exprima tout net sa volonté : "Dumas, je ne veux pas que Guernica entre en Espagne tant que Franco est vivant. C’est l’oeuvre maîtresse de ma vie. J’y tiens plus que tout. Le reste je m’en fous !" Je tentai de lui expliquer que les choses n’étaient pas aussi simples qu’il le croyait. "Tant que vous êtes là, personne en effet n’osera aller contre votre volonté. Il vous suffira de déclarer à la presse que vous interdisez au MoMA (Museum of Modern Art de New York, où était exposé le tableau) de “lâcher” Guernica pour que les choses en restent là. Mais après ?" Toute la discussion s’engagea sur cet "après".

Comme dans Balzac

Je cernai à ce moment-là un aspect de sa personnalité qui me frappera sa vie durant : la superstition de Picasso. Je revins à la charge. "Il serait raisonnable que vous désigniez un exécuteur testamentaire dans votre entourage..." Il m’interrompit. "Mais, Dumas, c’est comme dans Balzac, si je signe un papier aujourd’hui, je meurs demain !" Je tentai de le rassurer en lui narrant que la vie et la mort dépendaient d’autre chose que d’une signature ! Mais il était enferré dans l’idée qu’il ne fallait pas tenter le diable ; que tout geste pouvait déranger une certaine forme d’harmonie. L’artiste savait, mieux que quiconque, qu’un geste malencontreux peut ruiner la composition d’un tableau. Peut-être était-ce l’influence de ce noir catholicisme espagnol, inculqué par sa mère, qui resurgissait à ce moment ? Après tout Picasso avait été baptisé dans la ville où il était né.

Voyant qu’il butait sur ce point, je tentai de le convaincre qu’exprimer sa volonté par écrit ne signifiait en rien rédiger son testament. Je revins à la charge en lui faisant comprendre que la sagesse commandait qu’il désignât une personne garante du respect de sa volonté, à propos du seul et unique point dont il était question : le sort de Guernica.

Le barbier de Vallauris

Nous commençâmes à faire le tour des personnes en qui il avait une confiance absolue : «Il y a bien des proches qui ne vous trahiront jamais ? – Oui, mon coiffeur !" Il vit l’incrédulité passer dans mon regard. Je pensais, en effet, qu’il plaisantait une fois encore. "Eugenio Arias est un vieux copain qui a fait la guerre d’Espagne et s’est réfugié en France. Vous pouvez être sûr, Dumas, qu’il ne donnera jamais mon tableau à un dictateur !" Picasso se rendait toutes les semaines à Vallauris où il avait "réveillé" l’artisanat de la poterie traditionnelle pour en faire un art de la céramique. Il y voyait Eugenio, qui n’était pas son Barbier de Séville, mais son barbier de Vallauris. Ce dernier le rasait et lui coupait trois poils sur le caillou. Picasso ne laissait à personne, hors son coiffeur et ses femmes, le soin de lui couper les cheveux. Jacqueline confiait : "Il avait peur qu’on lui vole sa force vitale ; il pensait que celui qui posséderait ses ongles ou ses cheveux pourrait exercer un pouvoir sur lui..." Comme à beaucoup de gens qui travaillaient à son service, il offrait de temps en temps un dessin ou une céramique. C’était surtout l’occasion de vives conversations en catalan et d’interminables parties de cartes au café. Eugenio lui récitait aussi des poèmes en espagnol. Le jovial figaro n’ayant pas été jugé le mieux armé pour remplir la mission, Picasso se fit silencieux. J’expliquai à nouveau que la personne désignée pour cette mission concernant Guernica n’aurait pas d’autre mandat sur le reste de son oeuvre. "Alors, qui ?" demandai-je, naïf. Je vécus à ce moment l’une des scènes les plus saisissantes de ma vie, sous le doux soleil de Mougins. Il tourna la tête et pointa l’index sur moi.

"Vous, Dumas !" Je vis dans l’éclat de ses pupilles vives et noires qu’il ne plaisantait pas. J’encaissai le coup et commençai à soulever des objections. Il coupa court. "Non, ce sera vous. Faites les “papiers”, ordonna-t-il. Commencèrent alors la longue élaboration de documents et les nombreux déplacements entre Paris et Mougins. Il finit par signer un texte qui transcrivait sa volonté, telle qu’il la formulait, mais n’était pas conforme à ce que je pensais au plan juridique. Picasso avait l’habitude de dire avec ses mots à lui : "Guernica appartient au peuple espagnol et à la République." Je lui fis remarquer plusieurs fois que c’était une belle formule mais qu’elle susciterait des ambiguïtés d’interprétation devant un tribunal. L’avenir me donna raison car la république ne fut pas rétablie, mais la monarchie constitutionnelle, garante cependant des valeurs démocratiques.

Extrait de "Dans l’œil du minotaure : Le labyrinthe de mes vies" (Editions Cherche midi), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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