Migrants face aux déshérités : quand la concurrence des populations explose au nez des politiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Les réfugiés et les catégories pauvres de la population française sont malgré tout en concurrence.
Les réfugiés et les catégories pauvres de la population française sont malgré tout en concurrence.
©Reuters

C'est pas trop tôt...

Mercredi 16 septembre, le chef du gouvernement a annoncé une série de mesures en faveur des réfugiés. Plus tard dans la soirée, il annonçait un autre plan d'action en direction des classes sociales françaises les plus précaires.

Zohra Bitan

Zohra Bitan

Membre fondatrice de La Transition, Zohra Bitan est cadre de la fonction publique territoriale depuis 1989, ancienne conseillère municipale PS de l'opposition àThiais (94), et était porte-parole de Manuel Valls pendant la primaire socialiste de 2011. Militante associative (lutte contre la misère intellectuelle et Éducation), elle est l'auteur de Cette gauche qui nous désintègre, Editions François Bourin, 2014.

 
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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Manuel Valls a fait deux déclarations simultanées mercredi 16 septembre à l'Assemblée puis sur le plateau de TF1 au sujet, à la fois des réfugiés politiques et des personnes en situations précaires en France. Il a annoncé que 500 millions d'euros seraient débloqués afin de fournir des hébergements d'urgences, aider les collectivités... Annoncer ces deux mesures, à destination de ces deux populations différentes, ne valide-t-il pas l'idée d'une concurrence entre-elles ?

Zorah Bitan : Dans un premier temps la stratégie adoptée par le Premier ministre prouve qu'il a écouté les souffrances des Français. Les Français avaient exprimé leur souffrance et une forme de jalousie envers les migrants, qui contrairement à eux, étaient au centre des préoccupations politiques. Les réseaux sociaux avaient taclé cette attitude, mais Manuel Valls a donné raison à cette catégorie de la population en proposant des mesures qui leur étaient également adressées (développement d'hébergement d'urgence, aide aux collectivités…).

Ensuite, la concurrence est naturelle, lorsque les individus souffrent : ils entrent en concurrence. Or, chacun de ces groupes vit des situations difficiles, le reste est donc logique. Le plan ne devrait ainsi pas aggraver les divisions existantes. En revanche, c'est parce que le parti socialiste gouverne à court termisme, dans l'urgence et presque dans une logique du buzz - avec l'aide des services de communication et les réseaux sociaux- que l'on a l'impression qu'il court après le peuple et non l'inverse (comme ce devrait être le cas !).  S'il y avait des réponses efficaces et concrètes à la souffrance des Français, il n’aurait pas eu besoin d’acter sur cette mise en concurrence.

En revanche, qu'il faille attendre trois ans et une telle crise pour se recentrer sur les souffrances des Français est bien triste. Le gouvernement se laisse guider par sa colère, ses émotions alors qu'il aurait dû anticiper cette situation. Ces déclarations précipitées viennent donc illustrer sa faiblesse, d'autant plus que le désarroi des Français n'est pas nouveau !

Laurent Chalard : Effectivement, en règle générale, les dispositifs concernant les aides financières sont ciblés sur une population spécifique et pas sur plusieurs populations aux caractéristiques dissemblables, comme c’est le cas entre des réfugiés politiques arrivés clandestinement sur notre territoire et des citoyens installés de longue date, quelle que soit leur origine, mais dont le point commun est d’être en situation de précarité et qui se comptent en million.

Si ces mesures destinées à deux populations différentes ne font qu’alimenter l’idée d’une concurrence pour les aides de l’Etat entre différents types de population, elles témoignent surtout de la vision clientéliste de la gestion du pays qu’ont nos gouvernants, de gauche comme de droite, qui essaient de faire plaisir à tout le monde, ce qui ne fonctionne pas, et conduit à l’inexorable montée du Front National. En effet, diriger c’est faire des choix et donc prendre le risque de mécontenter certaines catégories de la population. A partir du moment où l’on souhaite ménager tout le monde, on finit par mécontenter tout le monde. Malheureusement, nos dirigeants actuels ne comprennent pas cette règle basique du fonctionnement du pouvoir.

Guylain Chevrier : Les migrants constituent une nouvelle catégorie de pauvres opposée aux Européens considérés comme "riches", qui de fait, entre en concurrence avec une autre catégorie de pauvres que sont les Sans Domicile Fixe, à la résolution de la situation desquels jusqu’alors on opposait un manque de moyens de l’Etat. Dans ces conditions, prendre la décision d’accueillir les migrants et de les prendre en charge, sans le faire pour nos SDF, était difficilement tenable. On voit bien le concours de circonstances qui a induit au discours du Premier ministre sa teneur, derrière les battements de cœur. La question des migrants dévoile toute l’étendue des contradictions qu’elle entraîne, en poussant la société d’accueil dans ses derniers retranchements. Car, en réalité, on n’a pas plus de moyens qu’hier, mais on a décidé de faire sauter la règle de contrainte budgétaire, si nécessaire en s’endettant, puisque c’est l’Europe qui le demande qui précédemment imposait le contraire. Là encore, c’est le désordre des injonctions paradoxales selon les causes, les circonstances. Les Européens ne peuvent rien y comprendre et constater, une fois de plus, que l’incohérence est reine. L’Europe ne peut dans l’unité accueillir au nom de l’humanitaire des centaines de milliers de migrants voire des millions, ce qui en train de s’annoncer, car l’Europe est vécue depuis des années par les peuples comme une machine à sacrifices et à austérité sans fin, qui les divise au lieu de les unir.

L'idée de mise en concurrence au sein de certaines catégories de la population n'est pas nouvelle. Venir en aide aux migrants, aux sans-abris et aux réfugiés ne risque-t-il pas d'accroître le ressentiment d'autres tranches de la population, les chômeurs par exemple ?

Laurent Chalard : La concurrence entre différentes catégories de population pour les aides de l’Etat ne date pasd’aujourd’hui. Dès la montée massive du chômage à la fin des années 1970 et au début des années 1980, s’est constituée une concurrence entre les populations immigrées fraîchement arrivées et les populations ouvrières autochtones, comme en témoignait le discours anti-immigration du parti communiste de l’époque.

Cette situation n’a fait que s’accentuer avec la crise des banlieues à la fin des années 1980, qui a conduit l’Etat à concentrer les aides sociales dans les quartiers en difficulté des grandes métropoles, réceptacles de l’immigration, alors que les territoires industriels de la France Périphérique étaient laissés à eux-mêmes une fois terminée la politique des pôles de conversion, puisque le mal être qui s’y développait ne se traduisait pas par des actions violentes de la population. En effet, il convient de rappeler que dans nos démocraties, seules les catégories de population qui « font du bruit » arrivent à se faire écouter.

Guylain Chevrier : Cette façon de mobiliser subitement des moyens pour les migrants, alors qu’il y a une large partie des chômeurs ou des bénéficiaires des minima sociaux comme le RSA qui vivent dans de graves difficultés, voire au-dessous du seuil de pauvreté, et pour lesquels rien ne bouge, peut légitimement faire que ce choix soit perçu comme de la discrimination positive, rompant donc un peu plus avec le principe d’égalité et la République. Et dans cette continuité, de faire perdre confiance dans nos gouvernants, les partis, nos institutions, et peut-être même tout simplement dans la démocratie.

Il y a un autre problème, c’est l’image de traitement différencié et de mise ensemble de ces migrants qui résonne des futurs ghettos qu’ils risquent de nourrir. Le président de la République s’est engagé à une politique continue de quotas avec l’Europe, c’est-à-dire à continuer d’accueillir sur cette base ceux qui arrivent, les 24 000 n’étant que la mince partie émergée de l’iceberg. Il y a évidemment derrière cela un problème jamais évoqué par les médias et très peu par ceux qui gouvernent et même par les autres, c’est la question de l’intégration, l’intériorisation par ces migrants de nos valeurs et normes, venus du Soudan, d’Erythrée, de Syrie. Des pays où on peut devenir un travailleur qualifié mais où on n’apprend pas ce qui fonde le sens de la citoyenneté dans un Etat de droit, dans une démocratie. L’écart culturel risque de se transformer en rupture multiculturelle, l’afflux créant toutes les conditions de regroupements communautaires, et donc des groupes rivaux dans notre société, concurrents sur le plan des droits.

On s’imagine derrière cette concurrence ressentie, le sentiment repoussoir qui pourrait prendre une tournure très violente à l’échelle de l’écart existant entre les moyens trouvés pour les migrants, et l’état de misère des autres dans lequel on les laisse.

Par ailleurs, l'annonce de ces mesures en faveur des "déshérités" censées régler des problèmes préexistant à la crise actuelle des migrants ne risque-t-elle pas paradoxalement de déforcer la parole politique ?

Laurent Chalard : Il est évident que ce type d’annonce ne peut que renforcer les arguments du Front National auprès de l’électorat populaire, puisque l’Etat, qui n’a eu de cesse de dire aux français qu’il faut se serrer la ceinture dans un contexte de crise de la dette et de faible croissance économique, arrive à débloquer facilement de l’argent, du jour au lendemain, pour des populations extérieures au territoire national. En effet, si les catégories populaires apparaissent aussi comme bénéficiaires des aides que proposent Manuel Valls, elles ont l’impression que nos dirigeants les prennent pour des imbéciles et se moquent éperdument d’elles depuis plusieurs décennies, puisque jusqu’ici ils ne s’occupaient pas d’elles. Manuel Valls fait donc (volontairement pour affaiblir la droite républicaine ?) le jeu du Front National.

Guylain Chevrier : C’est une évidence. Personne ne peut trouver ses repères avec ce qui se passe. La parole publique est discréditée, les gouvernants européens n’ayant rien su anticiper. On réagit le dos au mur. On le voit par exemple avec l’effacement des campements de migrants pour faire disparaitre les traces visibles du problème. Manuel Valls a entendu répondre à la situation en prenant à son compte l’élargissement des réponses à apporter en France à la situation des migrants jusqu’aux précaires, "Mieux accueillir les demandeurs d’asile, mieux mettre à l’abri" nous dit-il. Il pensait déjà aux campements installés en certains points de Paris, où tous se mélangent. Il faut savoir que plus de la moitié des sans domicile fixe sont des étrangers, "c'est une prise en charge qui était absolument nécessaire pour des raisons de dignité, de salubrité", a déclaré Pierre-Henry Brandet, porte-parole du ministère de l'Intérieur, mettant en avant "une urgence humanitaire", avec "plus de 800 personnes prises en charge" par l’Etat, 430 à Austerlitz et 400 dans le 18e.

Répondre en prenant de façon aveugle tous les migrants et sans abris en charge, ne peut que créer de nouveaux campements. Les associations qui interviennent auprès de ces migrants entendent imposer une logique d’accueil inconditionnel, justifiée par une émotion qui interdit de se poser la moindre question sur les conséquences, interrogation qui serait immédiatement frappée du sceau de l’antihumaniste ou/et du racisme. Mais précisément, c’est ainsi que l’on va pousser dans le sens d’un appel d’air qui pourrait bien faire de Paris un Sangatte permanent prenant en otage les pouvoirs publics, ce qui serait de nature à générer un rejet massif de ces nouveaux venus par la population, accompagné d’une montée sans précédent du racisme dans un pays qui a su éviter jusqu’à présent ce piège. Il suffit de voir derrière la démagogie de Mme Merkel, ce qui se passe réellement en Allemagne, qui entend se présenter en modèle d’accueil et d’humanité, alors que deux cents centres d’accueil de migrants y ont été brûlés depuis janvier, et qu'en ex-Allemagne de l'Est où le chômage atteint les dix pour cent, la population est très divisée sur l'accueil des migrants et l'extrême droite pavoise. Voilà ce qui pourrait bien se produire en France, avec un risque de rupture voire d’affrontement entre migrants et la population d’accueil, mettant gravement à mal une politique d’intégration fondée sur la mixité et le mélange.

"L’Europe, ce n’est pas pour construire des murs mais pour les détruire" a dit Matteo Renzi, président du Conseil des ministres italien, et François Hollande de rajouter, que ce serait l’égoïsme qui ferait retour si la fermeture des frontières arrivait… Voilà ce que trouvent à déclarer les responsables européens et français lorsque les portes de l’Europe cèdent. La Croatie vient de voir passer en une journée 8000 migrants, un véritable torrent. Ces déclarations viennent confirmer l’incapacité actuelle de nos dirigeants à réfléchir, à se projeter autrement que dans l’humanitaire alors que la réponse doit être politique.

N’y-a-t-il pas derrière cette crise migratoire s’inscrivant dans une crise économique de l’Europe, le reflet des mises en garde de l’Etat islamique d’il y a quelques mois, disait vouloir inonder l’Europe de migrants comme "arme psychologique" pour créer le chaos et l’anarchie ? Il était même allé jusqu’à expliquer vouloir "s’introduire en Europe et la mettre à feu et à sang" en s’infiltrant dans des "voyages de la dernière chance". Une façon de porter la guerre sur notre sol, de déstabiliser l’Europe. Il semble que cette stratégie soit bien avancée, qui n’est pas qu’une vue de l’esprit si l’on en croit les résolutions du Parlement sur le sujet, restées bien discrètes.

On ne le répètera jamais assez, nous vivons avec la crise des migrants en Europe une crise dans la crise qui pourrait bien être le prélude à des mouvements de foule enragés sous le signe de passions violentes, encouragées par un populisme qui trouve là tous les arguments de sa cause et de son but, tout particulièrement à travers une mise en concurrence des migrants avec les autres catégories de pauvres, reléguées.

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