Michel Maffesoli : « Lorsque l’élite s’est déconnectée du réel, le bon sens s’insurge »<!-- --> | Atlantico.fr
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Michel Maffesoli publie "Le temps des peurs" aux éditions du Cerf.
Michel Maffesoli publie "Le temps des peurs" aux éditions du Cerf.
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Nos peurs peuvent-elles être instrumentalisées ? Michel Maffesoli dans son nouveau livre "Le temps des peurs" (éditions du Cerf) montre comment une élite centrée sur les anciennes valeurs productivistes et individualistes invente de nouveaux dangers, pour normaliser et contraindre les comportements individuels.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Le sociologue Michel Maffesoli est de ces intellectuels dont les paroles sont souvent prophétiques. L’une de ses idées- force est que nous vivons actuellement la fin d’une époque – la modernité- pour entrer dans une postmodernité chaotique, riche de devenirs quoique, pour le moment, peu compréhensible. Notre ressenti d’un inéluctabledéclin français doit donc être envisagé sous cet angle. Notre pessimisme ontologique semble lié aux énigmes civilisationnelles qu’installe cette mutation entre deux temporalités que Michel Maffesoli a scrutées pour nous en livrer la « substantifique moëlle ». « ll n'est nul besoin d'aimer le monde qui vient pour le voir venir », note Chateaubriand. Ce n’est pas non plus parce qu’on voit venir l’avenir qu’il faudrait toujours et partout s’en désoler. Il est des bonnes surprises concernant le destin d’une nation comme il en est du sort d’unindividu. Rien n’est écrit et rien n’est plus vivifiant que de comprendre ce que l’on vit, tel le marin respirant mieux d’apercevoir l’horizon .

Michel Maffesoli obtient un succès qui dérange et, à sa manière, déboulonne quelques statues. Certains défenseursdu pré- carré des intellectuels autorisés n’apprécient pas : on l’accuse de tous les torts imaginables. Il ne serait pas sociologue ; il a défendu cette béquille des ignorants qu’incarnentl’horoscope et « le langage des astres », dont nous admettons tous l’idiotie. C’est un homme de raison, mais aussi un être de foi : catholique donc infréquentable ?

Chacun ici se fera une opinion, à tout le moins littéraire, car Michel Maffesoli plublie ces jours-ci deux essais. Le premier s’intitule « Logique de l’assentiment », le second : « Le temps des peurs » . Où Maffesoli publie-t-il ces deux ouvrages ? Aux Editions du Cerf  (qui deviennent de plus en plus des Editions Odile Jacob -bis. Tant mieux, les éditions Odile Jacob étant une excellente maison).

« Logique de l’assentiment » devrait être lu par le « tout politique » : il dit comment et pourquoi le peuple obéit. Pourquoi soudain écoutons-nous les injonctions de nos dirigeants ? Pourquoi, au contraire, les contestons-nous et, de plus en plus énervés, prenons-nous soudain la Bastille ? Cet essai donne quelques éléments de réponses intéressants. Enfin,«  Le temps des peurs »- second livre publié par Michel Maffesoli- va passionner ceux qui se demandentcomment ils ont pu tomber si bas pendant la pandémie. Un rien nous paniquait :croiser le chemin d’un policier, par exemple. Nousavions toujours quelque chose à nous reprocher. Nous tremblionslorsque nous prétextions des courses alimentaires « essentielles », alors que nous allions acheter un livre en douce, ou courir le long du canal. Nous avions peur de prendre un café sans le certificat visé par les Autorités ;les vieux, lesmalades, les fragiles, devaient mourir seuls. Sans famille, sans amis, sans prêtres, interdits dans les hôpitaux et cimetierres.Une forme de barbarie.« Nos peurs peuvent-elles être instrumentalisées ? Oui, répond Michel Maffesoli qui montre comment une élite centrée sur les anciennes valeurs productivistes et individualistes " invente " sans discontinuer de nouveaux dangers, pour normaliser et contraindre les comportements individuels ». A suivre.

Annick GEILLE

EXTRAITS

1°« Logique de l’assentiment » par Michel Maffesoli (éditions du Cerf).

« C’est le tyran qui est séditieux. » Ce à quoi on peut ajouter que cette tyrannie est celle des totalitarismes durs, ayant ponctué l’histoire, mais aussi celle des «totalitarismes doux », tels l’économicisme, le matérialisme, le rationalisme, l’hygiénisme et autres « ismes » du même courant de pensée, orchestrés par des démocrates proclamés étant tout sauf des démophiles avérés.

« Démocrates » n’ayant aucun rapport avec le peuple, démos, en qui ils voient, tout simplement, une populace devant être, avec constance, dirigée, éduquée, bridée et maîtrisée, ce qui conduit à cette régulière abstraction ou déconnexion des élites s’arrogeant le monopole de la parole et le monopole de la violence légitime. Joseph de Maistre le résume fort bien: «Les hommes qui ont le droit de parler en France ne sont pas la Nation. »

Formule rude, mais exprimant bien que la puissance d’obédience, c’est-à-dire cette capacité à être obéissant aux lois naturelles, est ce qui permet à un peuple de devenir ce qu’il doit être à partir de ce qu’il est, tant il est vrai que l’on passe du non-être à la culture en poursui- vant un rêve collectif.

La sagesse populaire le sait bien : on est libre sous la main du destin, et ce d’une manière holistique, c’est- à-dire en reconnaissant que l’on est tributaire des différentes strates de la temporalité. C’est ainsi que le discours de Socrate, rapporté par Platon dans La République (Livre X), souligne que Anankè, la déesse « Nécessité », engendre ces trois déesses qui sont Atropos, déesse du passé, Clotho symbolisant le présent et Lachésis présidant au futur. Et c’est leur conjonction qui préside à la Fortune.

clairage mythologique pouvant se résumer dans un adage plein de sens: «Le prophète est celui qui se souvient de l’avenir!» (Léon Bloy). Voilà bien ce qu’est la puissance d’obédience : un élan spirituel induit par la soumission à une autorité, celle de la Nécessité.

Voilà ce que refusent le pouvoir établi et l’élite déconnectée, tout simplement parce que ceux-ci considèrent que c’est à eux et à eux seuls que l’on doit la soumission aux lois qu’ils élaborent a priori et qu’ils entendent imposer d’une manière souveraine, oubliant de ce fait que la vraie autorité est celle venant du peuple, dont ils ne sont que les vacataires.

En ce sens, le soulèvement pouvant être violent est l’expression, en majeur, d’un vouloir-vivre, celui de l’intelligibilité d’un ordre des choses que le conformisme logique propre aux pouvoirs tend à oublier. Une formule de Mikhaïl Bakounine résume bien cela : « La volupté de la destruction est, en même temps, une volupté créatrice. » Ce sont bien les deux faces du soulèvement et de l’assentiment qui rappellent les deux aspects propres à l’apocalypse : désobstruction vis-à-vis de ce qui est obsolète et reconstruction à partir des ruines, d’une autre manière d’être ensemble.

On n’est plus, dès lors, dans une conception de l’émancipation apportée de l’extérieur par des « révolutionnaires professionnels », ce qui fut le cas de toutes les théories socialisantes, marxisantes du XIXe siècle. Mais, bien au contraire, cette émancipation prend racine dans le terreau populaire. Et, de ce point de vue, elle est une des manifestations de l’assentiment.

Voilà qui, la plupart du temps, échappe à une intelligentsia ayant peur des manifestations sociales s’exprimant hors des sentiers battus. L’intellectualisme aseptisé n’a rien à voir avec une intelligence pouvant être quant à elle brutale et désordonnée. L’ensauvagement est, aussi, une caractéristique de la nature en général et de la nature humaine en particulier.

Il n’est pas ici question de justifier la violence, mais de rappeler que celle-ci exprime parfois un assentiment communautaire ne se reconnaissant plus dans des institutions n’étant plus représentatives. Dans une nuit d’illumination, peu après le grave accident de carrosse auquel il a réchappé, Pascal note dans son Mémorial : « Certitude, sentiment, joie, pleurs... ». Cette corrélation entre la certitude et les pleurs est tout à̀ fait instructive de l’intime liaison qui unit les éléments fort disparates constituant les lois naturelles.

Mais, c’est chose bien connue, les «bonnes âmes» détenant le pouvoir ont toujours peur des pleurs et ce qui les suscite, alors que l’on sait que toutes les mutations ne font que susciter conflagration, embrasement et autres phénomènes cathartiques. Dans Éclaircissement sur les sacrifices, Joseph de Maistre rappelle combien l’effusion de sang a une vertu expiatoire, ce qui rejoint l’analyse que fait Durkheim des « rites piaculaires », ces pleurs collectifs dont le mérite essentiel est de souder la communauté.

C’est également ce que souligne Miguel de Unamuno dans Le sentiment tragique de la vie lorsqu’il rappelle que « ce qu’il y a de plus sacré dans un temple c’est que c’est un lieu où l’on va pleurer en commun. Un miserere chanté en chœur par une multitude fouettée par le destin, vaut autant qu’une philosophie. » C’est bien cela que rappelle le soulèvement : face à la Nécessité (anankè), il faut savoir pleurer.

L’oligarchie des démocrates tenant les pouvoirs s’emploie à réduire au mutisme un peuple qui ne dispose même plus de mots pour dire ce qu’il est et comment il vit. Ces mots, il les trouve dans la révolte et les divers soulèvements. En ceux-ci, pour reprendre un adage connu, mens agitat molem, «l’esprit meut la matière». C’est cela même que l’on peut nommer effervescence, caractéristique essentielle de tout être ensemble digne de ce nom. C’est cela l’authentique réalisme philosophique, celui de l’Aquinate, établissant une étroite interaction entre l’esprit et le corps.

Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est cette liaison que j’ai nommée «corporéisme spirituel» ou mystique, qui favorise la reviviscence sociétale que divers indices actuels annoncent comme étant inéluctable. La culture numérique, les plateformes sur lesquelles s’expriment les mouvements sociaux et les diverses manifestations en témoignent en ce qu’elles suscitent et organisent les diverses formes de la rébellion.

Face aux injonctions impératives du pouvoir et aux relais qu’assurent à celles-ci la bien-pensance médiatique, le peuple garde le silence. Ou plutôt, c’est le silence qui le garde. Mais ce silence, celui de la « majorité silencieuse » (Jean Baudrillard) va de pair avec un grouillement intérieur prenant régulièrement corps dans les soulèvements dont l’actualité n’est pas avare. C’est donc ce silence vis-à-vis des mots on ne peut plus désuets que la parole authentique s’exprime. Et il faut reconnaître que cette parole, parfois, peut et sait être violente. En prenant chair, elle rappelle par son incarnation la force des instincts primitifs qui, au-delà de la simple raison, ont également droit de cité dans la structuration sociale.

Pour reprendre une expression de Descartes et en se l’appropriant, la mathesis universalis, savoir issu de l’expérience, s’exprime dans ce bon sens unanimement partagé et aboutit à une certitude que l’on peut qualifier de connaissance incarnée, sachant s’ajointer au monde et s’accorder aux lois de la nature, dont on sait, Tradition oblige, l’aspect intemporel.

Et c’est lorsqu’un tel ajointement n’est plus possible, c’est-à-dire lorsque l’élite s’est déconnectée du Réel, lorsqu’en particulier cette élite déphasée édicte des lois méconnaissant ou abrogeant les lois de la nature, que le bon sens s’insurge et que le consensus populaire s’exprime, violemment, dans les soulèvements de divers ordres ponctuant la scène publique ».

2) Extraits « Le temps des peurs » par Michel Maffesoli (Cerf)

« Ne l’oublions pas : Big Brother est éternel ! Le cœur battant du principe totalitaire est la cruauté propre à ces dominateurs (quels que soient leurs noms) qui se servent du « bien-être » pour justifier la tyrannie et l’esclavage qui en découlent. Cette cruauté, comme le souligne Simone Weil, privant de la « nourriture nécessaire à la vie de l’âme», aboutit à une vie purement végétative. Et tout cela se fait en niant la « notion d’obligation » qui, quoique la modernité l’ait oublié, prime celle de droit. Obligation que l’on a envers les êtres qui ne sont pas encore nés : gage de l’avenir. Obligation ayant ses racines dans le passé, dans ces « trésors spirituels amassés par les morts». La sapience de nos pères nous apprend non pas à dénier la peur, mais à la rendre acceptable. On a pu présenter Maximilien Robespierre comme une âme tendre et compatissante et décrire son « penchant inné à s’apitoyer sur les faibles et les malheureux». Peut-être est-ce cela qui guida son action au Comité de salut public, dont le rôle dans la Terreur ne fut pas négligeable ? De belles âmes, ces derniers temps s’emploient à célébrer ce « bienfaiteur de l’humanité » ! Son principe essentiel, ainsi que celui de ses comparses, consistait à reconnaître que la souveraineté réside dans le peuple, mais que celui-ci ne doit jamais l’exercer ! C’est pour éclipser ce scandaleux paradoxe que, dans la foulée de la philosophie des Lumières qui inspira la Terreur, le pouvoir aujourd’hui en place, pour faire oublier la logique de la domination propre à tout totalitarisme, veut voir du « complotisme » partout ou, plus précisément, chez tous ceux qui s’emploient à critiquer le correctness du moralisme ambiant.

« C’est cette « harmonie conflictuelle » en gestation qui rappelle que le bien et le mal, la vie et la mort s’interpénètrent continuellement. Dès lors, la finitude n’est plus déniée et la peur est ritualisée. Il s’agit là de la renaissance postmoderne : la reconnaissance de cet instant obscur qu’est toute existence digne de ce nom. Dans la lignée de mes ouvrages précédents, j’entends poursuivre une œuvre de longue haleine. Bien sûr, cela ne s’adresse pas aux gens pressés. Depuis Aristote, on le sait, il convient que des questions soient posées et ce, sans vouloir les résoudre rapidement, c’est-à-dire, ce qu’on fait trop souvent, sans les escamoter. C’est le questionnement essentiel qui différencie la pensée de l’opinion : commune ou savante. C’est ainsi qu’à propos de la finitude de l’être, cœur battant de son œuvre, Heidegger rappelle que le « questionnement est la piété de la pensée». C’est à partir d’une telle interrogation qu’il convient de poser un regard sur ce qui est. Les périodes de troubles sont des moments dans lesquels s’élaborent secrètement de grandes choses. Les fourmillements sociaux en témoignent. Au-delà ou en deçà des institutions officielles, il y a lieu d’être attentif à un grouillement s’exprimant en mezzo vocce dans lequel tente de se dire et de se vivre une authentique transfiguration de la vie en société. Il est d’ailleurs intéressant de noter que celle-ci a toujours un aspect apocalyptique. Ne l’oublions pas, en son sens étymologique, l’apocalypse est tout simplement une révélation ; révélation de ce qui est en train de cesser et, en même temps, de ce qui est en train de naître. Il devient de plus en plus évident que nous sommes en transit vers une autre manière d’être ensemble. Pour le dire en des termes plus soutenus, nous vivons une transition épochale. Et ceci, ce qui est normal, dans la crainte et le tremblement. De telles mutations suscitent de la part des pouvoirs en place une rigidification de leurs attitudes. De là découlent la tentation de l’asservissement, l’injonction à la soumission et, la plupart des temps, la tyrannie sanitaire. En effet, c’est parce que les régimes en place ont peur de ce changement qu’ils induisent, de manière autoritaire, un sentiment de peur. Il s’agit là d’une constante anthropologique. Ainsi, dans son célèbre ouvrage La Peur en Occident, l’historien Jean Delumeau note que « dans l’Europe du début des Temps modernes, la peur est présente partout ». Il précise que cela provoque un affolement dû aux exagérations des divers pouvoirs publics. Il en est de même en cette fin de la modernité. L’objet de la peur est certes variable mais, du loup-garou à la pandémie, la structure est identique : exagérer la crainte de la finitude en rappelant les exigences propres à la soumission ».

Copyright Michel Maffesoli / « Le temps des peurs » / 212 pages/ 20 euros (Editions du Cerf)Toutes librairies et La Boutique

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