Même les meilleures choses de la vie finissent par nous lasser et voilà pourquoi (et comment) il faut y résister<!-- --> | Atlantico.fr
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Des gens profitent de la plage de « Pampelonne » à Ramatuelle, près de Saint-Tropez.
Des gens profitent de la plage de « Pampelonne » à Ramatuelle, près de Saint-Tropez.
©CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

Bonheur et lassitude

Notre cerveau est conçu pour s'habituer à n'importe quelle situation et l’habitude finit immanquablement par diminuer le niveau de satisfaction ressenti.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Comment expliquer que les meilleures choses de la vie finissent par nous lasser ? Notre cerveau est-il conçu pour s'habituer à n'importe quelle situation ? L’habitude finit-elle immanquablement par diminuer le niveau de satisfaction ressenti ?


Les meilleures choses de la vie sont celles que nous désirons. Et le désir n’existe que dans le manque. Lorsque nous sommes enfin parvenus à combler le manque, lorsque nous possédons ce que nous désirions, il nous appartient, nous le faisons nôtre. Après un premier temps d’enthousiasme où nous nous émerveillons d’en avoir la jouissance, nous l’oublions. Nous nous habituons à le posséder ; il faudra que nous le perdions pour qu’il brille à nouveau par le manque et que nous prenions conscience de notre chance passée. L’habituation a fait son œuvre : elle nous a conduit à incorporer dans notre univers mental ce qui au départ ne s’y manifestait que comme une attirance et une espérance. L’habitude est en fait le rétablissement d’un équilibre qui efface les tensions du désir et du manque. Mais hélas, le bonheur qui correspond au soulagement de cette tension est de courte durée : il est rongé par l’habitude. Lorsqu’un enfant a le jouet qu’il convoitait, il le met au pied de son lit, s’endort heureux en pensant à ses jeux futurs et se réveille le lendemain heureux de le retrouver. Après quelques temps, il n’a plus besoin de le perdre la nuit pour le redécouvrir avec joie le matin : le jouet est intégré. Il n’a pas disparu, mais il fait à présent partie de son bac à jouet et il n’y prête plus la même attention. Il s’en est assuré la propriété. Il a sécurisé la jouissance – le jouet est là, à disposition – au prix d’une perte de la réjouissance.



Comment est-il possible de résister à ce phénomène de lassitude ? Comment permettre à notre cerveau de résister face à cette tentation et de lutter contre l’habitude ? Comment entretenir la flamme et maintenir notre cerveau en alerte ? Faut-il se déshabituer de certaines choses dans nos vies et continuer à mener des activités inédites ou innovantes pour stimuler notre cerveau et nos neurones ?


Impossible d’échapper à l’habitude, car ce phénomène a des bases physiologiques sur lesquelles nous reviendrons. Mais vous parlez de lassitude. La lassitude provient d’un manque d’imagination. Avons-nous fait complètement le tour de ce que nous croyons posséder au point de l’oublier ? Combien de fois ai-je constaté une transformation du regard que l’on portait sur son partenaire de vie quand il n’est plus là : les qualités dont on ne parlait jamais viennent alors au premier plan…  Mieux, cela peut même concerner une partie de soi. Une jeune patiente qui avait perdu sa jambe dans un accident se reprochait de l’avoir toujours critiquée : « Je la cachais dans des pantalons ; si elle était à nouveau là, je ne porterais que des minijupes ».  S’il n’y a pas moyen d’éviter l’habitude, il y a néanmoins la possibilité d’entretenir une curiosité sur ce que nous avons la chance d’avoir. Le bouddhisme insiste sur l’importance cruciale de l’attention qu’il faut savoir porter aux choses les plus familières pour se pénétrer de leur présence et s’absorber dans leur bienfait ; cultiver la « flamme de l’attention », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Krishnamurti, représente sans doute un des moyens les plus efficaces pour ne pas se laisser duper par l’habitude. C’est d’ailleurs autour de ce principe que tournent les thérapies à la mode aujourd’hui, comme la méditation en pleine conscience. Est-ce suffisant ? On peut aussi, sans passer par le détour de la pensée bouddhiste, faire effort pour raviver l’émerveillement et retrouver la naïveté du regard de l’enfant, comme le font les poètes et les artistes. Notre époque privilégie l’efficacité et la performance au détriment de la sensibilité poétique. La lassitude ne viendrait-elle pas également de ce déficit de sensibilité d’un monde excessivement prosaïque ? Et s’il est vrai qu’il faut savoir aussi perdre de vue ce que nous regardons pour mieux le voir en y retournant parce que, comme vous dites, « le cerveau a besoin d’être stimulé », ce regard qui s’efforce d’entretenir la magie du familier, nous poussera également à explorer le mystère de ce qui nous échappe : nul doute que nous saurons alors sortir des limites convenues et nous laisser entraîner vers des situations inattendues et stimulantes – pour notre vie comme pour nos neurones – tout en ne perdant pas le sens de ce qui s’impose comme priorité. Comme vous le voyez, échapper à l’habitude est impossible, mais échapper à la lassitude est une attitude – une attitude d’ouverture à la vie dont on a toujours à apprendre. 

Et puis cessons de ne dire que du mal des habitudes : elles sont aussi à l’origine de ces petits bonheurs quotidiens, ces plaisirs minuscules dont parle si bien Philippe Delerme dans « La première gorgée de bière ». Je me souviens de la confidence attendrissante d’un patient déprimé m’expliquant : « Heureusement, quand je m’endors, je me dis que demain, il y aura à nouveau un petit déjeuner ».


En quoi les travaux du neuroscientifique Tali Sharot et de Cass Sunstein, professeur à la faculté de droit de Harvard, dans leur ouvrage « Look Again: The Power of Noticing What Was Always There » , permettent-ils de mettre en lumière le fait que, malgré ses nombreux avantages, l'accoutumance peut être un obstacle au bonheur et ternir même les choses que nous apprécions le plus au fil du temps ? Alors que l’habitude peut nous aider à entretenir notre instinct de survie dans les moments difficiles, à quel moment, l’habitude devient-elle préjudiciable ? Nos neurones finissent-ils par se lasser et réagissent-ils moins intensément aux choses qui sont constantes dans notre vie ?


Lorsqu’une cellule nerveuse est stimulée durablement, elle cesse de décharger : les potentiels d’actions qui propagent l’influx le long du neurone disparaissent. Tout le système nerveux est donc câblé pour réagir aux changements, et s’éteindre en régime stationnaire. Il y a une raison darwinienne à cela : seul ce qui change dans l’environnement peut représenter une menace à laquelle il faudra réagir sans attendre. Ce phénomène physiologique qui est à l’origine de l’habitude peut ternir le bonheur si l’on réduit le bonheur à la satisfaction d’un désir. C’est la conception la plus courante du bonheur dans une société consumériste comme la nôtre. Mais il n’y a pas qu’une définition. La plupart des religions mais aussi de nombreuses philosophies voient dans le détachement le niveau le plus élevé de bonheur ; plus concrètement, le psychologue et prix Nobel d’économie Daniel Kahnemann faisait du bonheur une satisfaction d’accomplissement. L’habitude nous facilite la vie. Elle nous amène à construire un environnement familier et rassurant dont nous n’avons pas trop à nous préoccuper pour progresser dans notre voie personnelle. Prenons l’exemple du conducteur automobile : il apprend à se familiariser avec ce qui est usuel pour se concentrer sur son plan de route et être disponible à qui est inattendu. L’habitude devient préjudiciable quand elle nous endort. Mais elle ne nous endort que si nous cédons à la facilité de nous y soumettre passivement en nous laissant porter par elle. Et surtout si nous ne savons pas entretenir notre curiosité et dépasser du regard nos habitudes, ou en reconnaître les aspects réconfortants. Vous parlez de lassitude, d’accoutumance au bonheur : le bonheur se mesure, dit la chanson, par le bruit qu’il fait en s’effondrant… Doit-on en rendre responsable l’habitude ? N’est-ce pas plutôt la responsabilité d’un monde qui confond bonheur et sensation et pousse à ne se sentir exister que dans la tension du désir et l’excitation du changement ? D’un monde où tout n’est que sollicitations extérieures et où l’on s’ennuie lorsqu’on n’est pas étourdi, parce que l’on a désappris à trouver en soi-même une source de stimulation ? Notre vie est ce que nous en faisons – nos neurones suivent…


Au regard de leurs travaux, l’accoutumance au bonheur est-il un facteur de la crise de la quarantaine ? Le bonheur suit-il une courbe en forme de U tout au long de la vie en commençant à un niveau élevé chez les enfants et les adolescents, puis diminuant lentement avec le temps, atteignant le fond à la quarantaine avant de remonter dans le dernier tiers de la vie (jusqu'aux dernières années) ?


Honnêtement, ces courbes du bonheur me laissent perplexe… La notion de bonheur est tellement subjective ! Comment en dresser une courbe depuis l’enfance jusqu’au grand âge ? Les paramètres qui conditionnent le bonheur sont si différents selon les époques de la vie ! Le bonheur de l’enfant est en grande partie conditionné par une famille harmonieuse dans laquelle il a sa place. Sans doute est-ce alors une période particulièrement heureuse parce que tout est encore à découvrir : l’émerveillement va de soi. Mais même cette période en apparence très heureuse a ses grands malheurs.  Elle est volontiers enjolivée (ou au contraire enlaidie) dans les souvenirs adultes. Quant au creux de bonheur chez les quadragénaires, je suppose qu’on fait là référence à ce qui a été décrit il y a une quarantaine d’années sous le nom de crise du milieu de la vie. C’est tardivement qu’on a découvert que l’existence ne comportait pas que l’enfance et l’adolescence. Des suivis psychologiques prolongés ont permis de noter qu’au cours de sa vie, un individu traversait plusieurs crises profondes correspondant à un véritable changement de paradigme :  la crise du milieu de la vie est l’une de celle-là, mais on pourrait également citer la crise de la soixantaine et plus tard encore, l’adaptation au grand âge. Je suppose que les auteurs du livre ont un âge qui les rend plus particulièrement sensible au « creux » que connaissent beaucoup à cette période de premier bilan où l’on mesure ses accomplissements, avec soit le regret de n’avoir pas fait mieux, soit la désillusion d’en avoir fait autant pour des objectifs qui, au fond, n’ont pas la valeur qu’on leur prêtait avant de les atteindre. Mais s’il fallait dresser une courbe de bonheur, je la verrais plutôt comme une ligne droite placée à des hauteurs variables selon les individus, (car il y a des gens qui sont toujours heureux et d’autres toujours malheureux, quels que soient les évènements), et je verrais cette ligne de base brisée par de nombreux creux - pas simplement à la quarantaine. En particulier, prendre de l’âge n’est pas si facile… La grande comédienne Arletty ne disait-elle pas, avec sa gouaille inimitable : « Vieillir, c’est pas pour les mauviettes ! » Contrairement à ce qu’énoncent ces auteurs, si je m’en tiens à mes enquêtes personnelles sur de très nombreux patients, parvenus à un certain âge, beaucoup considèrent que la meilleure période de leur vie était précisément… la quarantaine – parce qu’on est, disent-ils, en pleine maturité, encore jeune mais expérimenté et disposant de toutes ses forces. Je ne vois donc pas dans le présumé creux de la quarantaine une confirmation d’une thèse comme celle de « l’accoutumance au bonheur », mais plutôt un dernier renoncement aux bienheureuses illusions de la jeunesse – qui prépare, si tout va bien, à un regard plus sain et plus libre porté sur l’existence. Car il peut y avoir dans les illusions de la jeunesse des aveuglements plus dangereux que ceux de l’habitude....

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