Mauvais remake de la lutte des classes à Air France : pourquoi la polémique sur l'agression à la chemise passe largement à côté de la réalité des violences économiques subies en France<!-- --> | Atlantico.fr
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Le DRH de Air France agressé par ses salariés.
Le DRH de Air France agressé par ses salariés.
©Reuters

Sans chemise contre sans culotte

Les images du DRH et du directeur général adjoint d'Air France agressés lundi 5 octobre par des salariés-manifestants en colère ont fait le tour du monde. Alors que les politiques français sont divisés entre condamnation et minimisation de l'agression, nombre d'éditorialistes regrettent "la loi du plus fort".

Hubert Landier

Hubert Landier

Hubert Landier est expert indépendant, vice-président de l’Institut international de l’audit social et professeur émérite à l’Académie du travail et de relations sociales (Moscou).

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Jacques Brasseul

Jacques Brasseul

Jacques Brasseul est ancien élève de l'École normale supérieure de Cachan, agrégé des techniques économiques de gestion, docteur d'État ès-sciences économiques de l'université de Lyon, et professeur des universités en sciences économiques. Il est notamment l'auteur de l'ouvrage Petite histoire des faits économiques: Des origines à nos jours.

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Atlantico : Derrière les images de l'agression par des salariés et syndiqués Air France des membres de la direction de l'entreprise, où en est la lutte des classes en France ? Quid de l'exercice de la violence dans le combat social dans la France de 2015 ?

Hubert Landier : L’imaginaire social, en France, est fondé sur le principe de la confrontation. Cet imaginaire remonte très loin. La loi Le Chapelier, en 1791, a interdit les corporations et, au-delà, toute forme d’organisation professionnelle. « Il ne doit pas y avoir de corps intermédiaires susceptibles de faire écran entre l’Etat et le citoyen », proclamait-elle. Et donc, à l’époque de la première révolution industrielle, quelques dizaines d’années plus tard, qui a coïncidé avec une incroyable dégradation des conditions de vie dans le monde ouvrier, les syndicats n’ont pas pu se constituer officiellement. Ils ont été contraints à la clandestinité.

Il en résulte que faute de pouvoir négocier, leur première expérience a été celle de la violence. Ils prenaient la tête des révoltes ouvrières, et ils étaient donc considérés comme un danger pour l’ordre social. Ce cercle vicieux s’est maintenu après leur reconnaissance légale, en 1884, et on est un peu restés là. L’idée de lutte des classes mise en avant par Karl Marx et ses disciples n’est venue que formuler un sentiment qui lui préexistait. Elle a cessé d’être à l’ordre du jour dans le discours officiel mais à chaque fois que des sujets qui fâchent se présentent, certains ont tendance à y voir une confirmation de ce que l’antagonisme entre « les patrons » et « les ouvriers » est toujours une réalité et qu’il ne peut en être autrement.

Jacques Brasseul :La lutte des classes a toujours existé, elle est inhérente au système de propriété privée des moyens de production (ie le capitalisme) qui implique le salariat et des intérêts opposés entre les patrons et les employés. Opposés en tout cas à court terme, sur le niveau des rémunérations, car à long terme, les intérêts convergent : aucun salarié n’a intérêt à voir l’usine ou l’entreprise fermer, le patron non plus. Comme il y a lutte des classes, il peut y avoir violence, bien qu’on ait mis au point des tas de moyens et d’institutions pour l’empêcher (négociations, dialogue social, filets de protection, etc.), mais en France la violence est toujours un risque, plus que dans les pays nordiques, germaniques, alpins ou anglo-saxons, du fait de la tradition révolutionnaire du pays. Le fameux dialogue social est notoirement plus difficile en France qu’en Suède, en Angleterre ou en Allemagne.

Les lignes de fracture traditionnelles (patrons contre salariés) sont-elles toujours effectives ? Pour certains observateurs, la mondialisation est à l'origine d'une forme de concurrence insidieuse entre catégories de salariés (cadres, catégories moins qualifiées face à la robotique). Partagez-vous cette analyse ?

Hubert Landier : Au moment de la crise financière de 2008, je me suis dit que l’on allait assister à une vague de violences, compte tenu des plans de licenciements qui allaient s’ensuivre. Finalement, il n’en a rien été. Quelques séquestrations et c’est tout. Je crois que ça s’explique ainsi : dans les activités qui ont tout à perdre parce qu’elles sont condamnées par la mondialisation, les gens n’ont pas beaucoup de moyens d’expression ; ils subissent en silence. Et si la boîte ferme, ils se contentent de toucher leurs indemnités.

A l’autre extrémité, on trouve les activités où l’on estimait ne pas être concernées par les difficultés économiques. On parlait de secteurs protégés. Et voilà, comme chez Air France, que certains salariés s’aperçoivent brutalement que ce n’est pas vrai, qu'eux aussi risquent de morfler. D’où, il résulte que certains « pètent les plombs ». On notera d'ailleurs que ce sont des secteurs d’activité où les syndicats sont encore assez influents. Mais ils n’ont pas compris, ou alors trop tard, que le monde avait changé.
C’est notamment le cas dans les transports. Regardez la SNCF. Certains syndicats s’imaginent que la SNCF est toujours un monopole de l’Etat et que les difficultés économiques, c’est pour les autres. Le problème, c’est qu’ils se trompent d’époque.

Jacques Brasseul : Oui, c’est l’analyse classique d’Attali entre les insiders des TI et de la mondialisation, ceux qui en bénéficient directement et ceux qui moins qualifiés sont exclus en partie de ses bénéfices. Mais dans le cas d’Air France, ce n’est pas pertinent, ce sont des cadres qui manifestent, les pilotes, d’après ce que j’ai compris.

Sommes-nous encore trop ancrés dans une vision inspirée des 30 Glorieuses ? Le marasme économique français, le décrochage de la France en terme de puissance, a minima d'un point de vue relatif est-il suffisamment présent dans le discours public ? En d'autres termes, quelles représentations mentales ont en tête les syndicats et plus largement les salariés ?

Hubert Landier : Bien sûr, certains salariés ont du mal à admettre que les temps on changé, et d’autant plus que le discours politique officiel essaye de les rassurer : "faites nous confiance, on ne laissera pas faire n’importe quoi, etc". Par ailleurs, l’absence de croissance complique énormément les relations sociales. Il n’est à peu près plus possible de négocier sur l’augmentation du pouvoir d’achat et sur la réduction de la durée du travail. Pour employer l’expression d’André Bergeron, l’ancien secrétaire générale de Force Ouvrière, « il n’y a plus de grain à moudre ».

Sur quoi, dès lors, faire porter les négociations ? Qu’est ce que les syndicats peuvent aujourd’hui mettre en avant pour répondre aux attentes de leurs sympathisants ? Et qu’est ce que la Direction des entreprises peut elle-même mettre sur la table ? Pas grand chose, et surtout pas des solutions qui auraient un coût et qui viendraient dégrader un peu plus la compétitivité de l’entreprise. C’est pourquoi on parle tant de « qualité de vie au travail » ; il s’agit de répondre à des attentes en termes de progrès sans que cela soit trop coûteux…

Jacques Brasseul : Il me semble qu’au contraire, le débat est très présent, je parle du débat sur le déclin français. Avec l’idée d’un étatisme excessif qui bloque l’économie, en bref la vision libérale selon laquelle la France aurait besoin d’une ouverture, d’un grand courant d’air frais, pour stimuler l’activité économique. Les syndicats refusent cette vision, et une bonne partie du gouvernement et du parti au pouvoir (sauf les sociaux-libéraux comme Valls et Macron), car leur représentation mentale est toujours celle du keynésianisme dans le cas le moins aigu, de l’étatisme et dirigisme dans le cas général (ex. Montebourg), et du marxisme ossifié dans le pire (aile la plus à gauche du PS, cf. des gens comme Filoche).

Quelles sont aujourd'hui les différentes formes de violence relevées, entre violences visibles, physiques ou économiques comme les plans sociaux ou les grèves sauvages, et les violences plus discrètes telle que la difficulté pour certaines catégories à retrouver du travail (bassin sinistré, qualifications désuètes etc.). Ont-elles évolué ?

Hubert Landier : Sauf exceptions, et elles sont alors très visibles, comme dans le cas d’Air France, les violences sont surtout des violences verbales, des violences ritualisées. Certains diront qu’elles ne sont que la réponse des travailleurs à la violence qu’ils subissent consistant à les priver de leur emploi. Les syndicats essayent quand ils le peuvent de les canaliser. Mais ils n’ont plus toujours l’influence nécessaire pour cela. Et ce qui m’inquiète le plus, c’est la violence de petits groupes plus ou moins extérieurs aux syndicats et qui n’ont pas de limites. Certains sont manipulés par les marginaux de la politique, et notamment par les trotskistes, qui sont toujours à la recherche des bonnes occasions de mettre de l’huile sur le feu, et pour lesquels la recherche de solutions de compromis équivaut à une trahison.

Jacques Brasseul : Je suis mal placé pour faire un recensement de ces cas, il faudrait demander à un sociologue du travail. Sur l’évolution, on ne peut que répondre que les violences ont régressé sur le long terme, par rapport disons au XIXe siècle et la première moitié du XXe, malgré les tensions nouvelles impliquées par la mondialisation. Il faut se souvenir des conflits du travail où la police ou l’armée tiraient carrément dans le tas, faisant des dizaines de morts lors des grandes grèves et manifestations. Aujourd’hui, et depuis un demi-siècle, la France s’est alignée sur les pays anglo-saxons et nordiques, même si, comme je l’ai dit plus haut, elle a toujours du retard. Nous nous sommes en quelque sorte « protestantisés », ou "anglosaxonisés", et c’est une bonne chose.

Comment gère-t-on les conflits sociaux et la répartition des efforts entre salariés, catégories de salariés et actionnaires dans des entreprises dont l'âge d'or est terminé ?

Hubert Landier : Il faut se parler, se parler et se parler d’autant plus que la situation est plus compliquée. L’entreprise doit faire preuve d’un maximum de transparence, évoquer les difficultés longtemps à l’avance, au moins quand elles sont prévisibles, afin que les gens aient le temps de s’y préparer.
Elle doit aussi s’efforcer de mettre dans le coup les représentants du personnel, et le personnel lui-même, en recherchant avec eux les solutions qui seraient possibles, qui soient à la fois réalistes sur le plan économique et supportables sur le plan social. 
Cela passe par de la négociation : par exemple, sécurité de l’emploi sur une certaine durée contre gel de la masse salariale et allongement au moins provisoire de la durée du travail. Mais cette culture du dialogue ne s’improvise pas ; elle se construit, et elle se construit dans le temps…

Jacques Brasseul : L’idée qui vient à l’esprit est qu’il faut une aide pour aider au recyclage à long terme, un peu comme avec le mécanisme de flexisécurité au Danemark, en même temps qu’une libéralisation du marché du travail pour créer des emplois. Nous avons un marché du travail verrouillé qui produit dix à onze pour cent de chômage, comparés à 4 à 5 % chez nos voisins du nord, de l’ouest ou de l’est. Ou plus loin : Canada, Etats-Unis, Australie, Nouvelle Zélande.

Propos recueillis par Rachel Binhas

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