Martin Gurri : « Le génie de la Ve République était de cacher le chaos français derrière une présidence monarchique, Emmanuel Macron a tout fait exploser »<!-- --> | Atlantico.fr
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La dissolution déclenchée par Emmanuel Macron et les élections législatives anticipées ont généré une crise politique.
La dissolution déclenchée par Emmanuel Macron et les élections législatives anticipées ont généré une crise politique.
©ANDRE PAIN / POOL / AFP

Dissolution

Pour l’ancien analyste de la CIA qui avait notamment prédit l’avènement des Gilets jaunes, le président de la République avait pour mission de sauver le pouvoir des élites françaises. Par son extrémisme personnel, il les aura envoyées sur la touche.

Martin Gurri

Martin Gurri

Martin Gurri est un analyste, spécialiste de l’exploitation des "informations publiquement accessibles" ("open media"). Il a travaillé plusieurs années pour la CIA. Il écrit désormais sur le blog The Fifth Wave. Il est l'auteur de The Revolt of The Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2014).

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Atlantico : Depuis qu’Emmanuel Macron a convoqué des élections législatives anticipées il y a deux semaines, la vie politique française a sombré dans un chaos qui tend même à l’agitation émotionnelle et à la folie tant dans les rangs de la classe politique que parmi l’opinion publique française. Vu de l’extérieur, quel sens politique attribuez-vous à ce qui ressemble fortement à une forme de décompensation psychique globale ?

Martin Gurri : La politique française depuis la Révolution a une tendance à sombrer dans le chaos. La Ve République a été conçue pour dissimuler ce chaos derrière une présidence monarchique. Il s’agissait d’une initiative structurelle brillante qui a réussi pendant 60 ans.

Mais le monde a changé – et les élites qui contrôlent les institutions semblent n’avoir absolument aucune idée du nouveau monde dans lequel elles évoluent désormais. Ils sont désorientés et démoralisés. L’information circule plus vite qu’ils ne peuvent la gérer, et une grande partie est produite d’en bas, par des gens ordinaires qui ne sont pas investis dans les structures de pouvoir permanentes. Il ne s’agit pas d’un dilemme propre à la France : il est mondial et universel dans toute la société. Mais la France, politiquement et culturellement, est le pays le plus conservateur parmi les démocraties ; il a résisté aux réalités du XXIe siècle.

Emmanuel Macron, en tant qu’homme politique, a été un agent du chaos. Il a favorisé l’anéantissement des partis centristes et n’a autorisé que l’extrême gauche et l’extrême droite comme alternatives à lui-même. D’un autre côté, la présidence Macron a été une opération afin de garantir et de préserver le monopole du pouvoir de l’élite établie : sa posture typique a été celle d’un homme mettant ses doigts dans un barrage qui fuit. Avec les élections européennes, le barrage a éclaté. Les vieilles institutions et les anciens protagonistes politiques sont visiblement balayés.

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Le chaos a toujours été là, mais il est désormais manifeste et incontournable. La France est enfin dans l'air du temps. Je dis toujours que le peuple américain est sensé mais qu’il souffre actuellement d’un épisode psychotique. On peut en dire autant des Français. À vos lecteurs perplexes face aux événements de leur pays, je dis : Bienvenue dans mon monde…

Les propres alliés d’Emmanuel Macron remettent en question sa rationalité et parfois pas seulement d’un point de vue politique mais aussi d’un point de vue psychologique, comme s’il mettait les citoyens français au défi d’élire une majorité – selon lui – extrême. Diriez-vous que le président français est plutôt un symptôme ou une cause de l’État du pays ?

Politiquement, Emmanuel Macron a toujours été un agent du chaos et une élite extrémiste dans son exercice du pouvoir à la manière d'un De Gaulle ou d'un Roi Soleil réincarnés. Selon lui, il ne dépend pas d’alliés politiques. Il est seul. La convocation soudaine d’élections pour légitimer son gouvernement était une démarche empruntée au manuel de jeu de De Gaulle. La question est de savoir si l’élection ressemblera à celle de 1968, remportée haut la main par les gaullistes, ou au référendum de 1969 qui mit fin à la carrière politique de Charles De Gaulle. Si le RN remporte un nombre prépondérant de sièges au Parlement, je m’attendrais à ce que Macron, se faisant toujours passer pour De Gaulle, démissionne – ouvrant ainsi les portes grandes ouvertes à une présidence Le Pen.

Chaque personnalité publique est un mélange instable de cause et d’effet. Macron n’aurait pas pu être élu président à 39 ans au siècle dernier. Son ascension est un symptôme de la faiblesse structurelle de la Ve République. Mais il aurait pu prendre des mesures pour restaurer la confiance du public dans le gouvernement – au lieu de cela, il a aggravé la faiblesse de la démocratie et plongé le pays dans un abîme d’incertitude et d’incohérence.

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Vous avez beaucoup travaillé sur le populisme, la politique post-vérité et sur le danger que fait peser sur la stabilité démocratique l'incapacité des dirigeants politiques à faire face à la nouvelle réalité des sociétés occidentales où le pouvoir et l'information ne peuvent plus être aussi étroitement contrôlés qu'ils l'étaient. Pensez-vous que Marine Le Pen, Jordan Bardella et le RN seront à la hauteur s'ils arrivent au pouvoir ?

Dès le premier jour, le RN au pouvoir peut s'attendre à des manifestations de rue importantes et souvent violentes, à des grèves syndicales qui paralysent les transports et les commerces, et à un barrage incessant d'articles dans les médias rejetant la légitimité du gouvernement et accusant Le Pen et son électorat de fascisme, de racisme et d’avoir provoqué la destruction de la démocratie. Chaque échec du RN sera amplifié et moqué, chaque succès sera présenté comme une étape vers la dictature. Il s’agit d’un environnement difficile pour tenter un changement politique radical. Un analyste prudent parierait sur l’échec.

Le RN veut réduire le flux d’immigration. C’est controversé et difficile à réaliser. De l’autre côté de la Manche, en Grande-Bretagne, le parti conservateur s’est engagé à contrôler l’immigration et n’y est absolument pas parvenu. Les conservateurs sont sur le point de se joindre à la liste croissante d’anciens partis célèbres poussés à l’extinction par cette question.

Marine Le Pen espère probablement réaffecter l’argent des élites urbaines et les fonds attribués aux banlieues vers les classes moyennes en difficulté dans la périphérie française. Une partie de cela peut être accomplie en réduisant la fiscalité et la réglementation sur les combustibles fossiles – mais cela déclenchera une nouvelle révolte des élites, alors que les Verts proclament une apocalypse écologique. Autrement, rien de ce que Le Pen a proposé ne permettra de guérir l’économie française en difficulté. Les usines non compétitives ne peuvent tout simplement pas être sauvées par décret et par la création monétaire, et il est peu probable que le type d’innovation technologique dont l’économie a besoin trouve un patron dans un gouvernement RN.

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Le populisme de droite existe dans de nombreuses démocraties occidentales, mais la France pourrait être unique en ce sens qu'elle doit également faire face à un populisme de gauche fortement inspiré du trotskisme. Comment expliqueriez-vous qu’une gauche républicaine et rationnelle (incarnée depuis longtemps par le Parti Socialiste) ait brûlé toute crédibilité gouvernementale pour sombrer dans la radicalité, les tendances révolutionnaires et même un antisémitisme semi-ouvert ?

Le dérèglement de l’extrême gauche est dû en partie à son manque de substance. L’Union Soviétique s’est effondrée. Le communisme parfait n’est jamais arrivé. Les formules marxistes appliquées aux conditions contemporaines semblent étrangement dépassées, comme de lointains souvenirs. Il ne reste plus qu’une haine suprême à l’égard de la civilisation occidentale et une croyance sincère, presque religieuse, selon laquelle elle devrait être réduite en miettes.

L’alliance avec les fondamentalistes islamistes est la preuve du dérèglement idéologique de la gauche – mais aussi de sa pulsion nihiliste. Les deux parties s’accordent sur un seul principe : la société démocratique, telle qu’elle existe aujourd’hui, doit être détruite. Contrairement à la gauche, les islamistes savent ce qu’ils souhaitent mettre à la place – quelque chose comme le règne du Hamas à Gaza, des talibans en Afghanistan ou du califat islamique en Syrie. La démocratie sera bien sûr éteinte. Les Juifs seront persécutés et exterminés – tout comme les marxistes laïcs de gauche, dont le nihilisme, bien compris, semble impossible à distinguer d’une menace de mort.

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Il est vrai que les marxistes et les trotskistes français sont particulièrement destructeurs, mais l’étrange besoin d’embrasser son propre bourreau se retrouve également aux États-Unis. Ici, les groupes homosexuels et transsexuels ont été les plus ardents défenseurs du Hamas, qui considère ces pratiques comme un crime capital.

Même Donald Trump a snobé Marine Le Pen lorsqu'elle est venue lui rendre visite à New York il y a quelques années. Selon vous, quelle serait la réaction des États-Unis et du reste des démocraties occidentales en cas de victoire du RN ? La dédiabolisation réalisée par le RN en France peut-elle aussi fonctionner hors des frontières du pays ? Et un gouvernement du Nouveau Front Populaire serait-il plus ou moins accepté ?

Ce n’est pas l’affaire des responsables américains de juger qui les Français éliront au sein de leur gouvernement. Mais lorsque Donald Trump a été élu en 2016, il a soudainement été l’affaire de tous en Europe de nous dire à quel point nous nous étions trompés. C’est donc une bonne question.

La perspective américaine dépendra entièrement de celui qui remportera l’élection présidentielle dans ce pays. Trump n’aura aucune difficulté à accepter Marine Le Pen. En tout cas, elle a acquis une certaine légitimité auprès de la droite de ce pays en défendant Israël et les Juifs. Joe Biden, qui n’est pas un politicien subtil, traitera Le Pen comme une lépreuse – mais il l’a fait avec le prince Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite, puis a supplié le prince d’augmenter sa production de pétrole. Les inimitiés de Biden ont tendance à nuire davantage à Biden qu’à ses ennemis.

Quant à un gouvernement issu du Nouveau Front Populaire, je pense que ce serait plus difficile à avaler pour les gouvernements européens que pour nous, Américains, qui bénéficions de la distance…

Avec le recul transatlantique, diriez-vous que la démocratie en France est fortement menacée - peut-être pas tant par un parti ou un autre mais par une polarisation extrême - ou qu'elle pourrait sortir renforcée de toute cette crise ?

Quelle est l’alternative ? Si vous rejetez le marxisme, le marxisme-léninisme, l’islamisme et l’autocratie à la Poutine – dont aucun n’est susceptible de conquérir la France – vous vous retrouvez avec une forme de démocratie. La question est alors de savoir quel style de démocratie les Français choisiront. La présidence jupitérienne a été discréditée. Être parachuté au gouvernement depuis les grandes écoles n’est plus une voie obligatoire pour les hommes politiques ambitieux.

La crise actuelle n’est pas une crise de polarisation mais une crise de légitimité. Beaucoup se sentent non représentés par la démocratie représentative. La Ve République, enfant du XXe siècle, possède une ouverture de représentation particulièrement étroite. De toute évidence, la tâche de la démocratie sera d’élargir cette ouverture – de reconnaître, dans le discours public et dans la politique, non seulement les élites et leurs obsessions pour le changement climatique et l’ouverture des frontières, mais aussi les gens ordinaires qui s’inquiètent de la détérioration de l’ancienne culture et de la façon dont elle permet de payer le loyer à la fin du mois.

Est-ce possible ? Je ne vois pas pourquoi pas. La reconfiguration d’un gouvernement démocratique est possible : De Gaulle l’a accomplie avec succès. Les Français d’aujourd’hui pourront-ils faire de même ? Je ne suis pas en mesure de le dire. Cela dépendra entièrement d’eux. Mais je sais que les conseils du désespoir sont auto-réalisateurs – le défaitisme engendre la défaite – alors autant faire un acte de foi en l’avenir et se mettre au travail.

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