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Mais quelle est la part de responsabilité d'Alain Juppé dans l'état "délétère du pays qu'il dénonce ?
©GEORGES GOBET / AFP

Testament bordelais

Après 40 ans d'action au plus haut niveau de la droite et de la politique française, Alain Juppé quitte son poste de maire de Bordeaux et la vie publique. Il va rejoindre les "Sages" du Conseil Constitutionnel et ne s'est pas privé de tacler l'état "délétère" de la France.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico :  Nommé au Conseil Constitutionnel, Alain Juppé a annoncé qu'il allait quitter ses mandats bordelais et plus généralement la vie politique - au sens électoral et partisan du terme. Dans son discours d'adieu, il a critiqué le "climat général, infecté de mensonges et de haines" et a regretté la perte d'une forme de rationalité politique, dont il s'est toujours voulu le défenseur. La carrière du "meilleur d'entre nous", selon le mot de Jacques Chirac, est-elle elle-même - politiquement -  aussi cohérente que "rationnelle" ?

Jean Petaux : Quand Alain Juppé, dans un discours très personnel et empreint d’une grande émotion, indique publiquement le 14 février à 11h00 lors d’une conférence de presse, dans « sa » mairie de Bordeaux, qu’il quitte tous ces mandats locaux mais aussi la vie politique nationale, il n’a pas le choix tout simplement. Son acceptation (il a eu réellement 24 heures pour se décider) de la proposition qui lui est faite par Richard Ferrand de siéger pour neuf ans au Conseil constitutionnel en remplacement d’un autre premier ministre Lionel Jospin implique mécaniquement et automatiquement cette situation nouvelle pour lui. Il n’en demeure pas moins que dans son « explication de choix » en quelque sorte, Alain Juppé cite trois raisons. La première est que l’on ne refuse pas un tel honneur. La deuxième c’est qu’après plus de 40 ans de vie publique et politique « l’envie de continuer le quitte » (il a fêté ses 73 ans le 15 août dernier, ce qui, aujourd’hui, est encore fort jeune) et, troisième argument, « cette envie me quitte du fait du climat général, délétère et infecté de mensonges et de haines ». Il faut bien écouter cette appréciation. Elle est lourde de sens et traduit chez cet homme qui a eu le cuir tanné par moultes et moultes combats politiques : à l’école de Chirac évidemment (il intègre le cabinet de Matignon en avril 1976), mais aussi à titre personnel depuis sa première élection dans le XVIIIè arrondissement (quartier pas « facile » des Abbesses et de la Goutte d’Or) aux municipales parisiennes de mars 1983.

Les propos d’Alain Juppé au moment de « raccrocher  les gants » de la politique active et de continuer à servir l’Etat et son pays sous d’autres formes et par un autre canal, sont marqués par un fort pessimisme, par la lucidité intense qui a toujours été la sienne sur les situations politiques (alors qu’il s’est souvent trompé sur les personnes, les caractères et dans ses relations affectives, symptômes d’une psychologie assez rustre). A certains égards les paroles d’Alain Juppé ressemblent aux propos d’un autre maire de Bordeaux, au moment des Guerres de Religions, il y a plus de cinq siècles : un certain Michel de Montaigne constatant presque avec chagrin que la France met un soin tout particulier à se déchirer et que les Français n’ont plus guère qu’un désir : s’entretuer. Alain Juppé n’est pas aussi alarmiste quant au destin final de ses compatriotes mais quand il emploie le mot « haine » qui « infecte le climat » tout comme les « mensonges », cela dit bien ce que ça veut dire. C’est un testament politique en forme d’alerte. Car oui en effet ce que l’on constate depuis le mois de novembre 2018 et qui n’est que la partie émergée d’un iceberg que l’on devine immense c’est la sottise, la violence, l’inculture, la brutalité et surtout, le déversement de tombereaux entiers de fumier en provenance des réseaux sociaux véritables cloaques et culs de basse-fosse ou se complaisent des centaines de milliers de demeurés cachés derrière un anonymat parfois d’ailleurs aussi idiot que celui qui consistait à mettre son nom et son adresse au dos de la lettre dénonçant aux RG de Vichy en 1943 la présence d’enfants juifs cachés chez le voisin…

Alain Juppé a été lui-même régulièrement attaqué sur et par les réseaux sociaux. La critique qui lui a été faite de « construire une mosquée à Bordeaux » était de ce jus-là. Le surnom « d’Ali Juppé » que la fachosphère a inventé à son sujet lors de la primaire de 2016 contribuant ainsi à le faire battre est l’illustration de cette même haine. Mais les derniers événements portés par la « pseudo-révolution » des gilets jaunes est aussi de ce tonneau. La question n’est pas de savoir si « Juppé était le meilleur d’entre nous ». Cette phrase prononcée une fois à la tribune d’un congrès par un Chirac capable de dire tout et son contraire dans une même phrase, en excellent orateur qu’il était face à son « peuple de militants », était d’abord destinée à agacer Balladur, Pasqua, Séguin, Sarkozy et d’autres « jeunes » ou « moins jeunes » caciques du RPR de l’époque qui l’ont entendue au pied de la tribune. Ce n’était pas un « certificat de baptême » de Juppé destiné à le marquer tout le reste de sa vie politique. Elle aura collé à Alain Juppé plus sûrement que le scotch du capitaine Haddock.

Ce que l’on doit retenir d’Alain Juppé c’est que cet homme de haute culture, érudit, doté d’un sens de l’Etat plutôt rare aujourd’hui, aura eu un parcours politique courageux, lumineux souvent, très sombre à d’autres moments, surtout pour la partie « responsabilité pour le compte d’autrui », partie assumée avec une dignité et une loyauté plus que rares dans le monde politique. En tout état de cause cette trajectoire politique fut marquée par une grande cohérence par rapport aux choix originaux, celle d’un gaulliste de cœur (celui de la Résistance, celle de son père dans les rangs d’un des plus grands maquis du sud-ouest, le « Corps Franc Pommies ») et d’un chiraquien de raison (un haut fonctionnaire technico-rationnel au sens wébérien de la notion). On retiendra aussi de ce futur « Sage de la rue Montpensier » qui était devenu de plus en plus ces dernières années le « Sage du Palais Rohan » (le nom historique de l’hôtel de ville de Bordeaux) que la société française va mal, qu’elle semble s’engager sur des chemins noirs et que son avenir pourrait tenir du cauchemar si la raison et l’esprit de concorde ne reprennent pas le dessus sur tous les autres extrémistes, de gauche et de droite, qui pullulent…

Alain Juppé a été souvent décrit comme l'incarnation de la version de droite du "cercle de la raison". Quel succès sa ligne a-t-elle obtenu que ce soit pour la France ou pour la droite ?

 Un succès à la fois très limité et pour autant essentiel dans l’histoire politique de la France. Alain Juppé est « violemment modéré » à la Tocqueville. Détestant les outrances du vocabulaire, capable à cause de cela d’être très mauvais dans les discours de tribune, car trop « sage », trop « calme », trop « raisonnable », il a pu aussi littéralement « péter les plombs » dans des joutes oratoires ou dans des échanges propres à des débats d’assemblée. De ce point de vue-là le « Gascon » n’était jamais très loin qui pouvait mettre des « bouffes dans la mêlée » de rugby. Pour autant, d’un point de vue politique, Alain Juppé fait partie de ces acteurs qui ont progressivement fini par admettre que la décision politique ne tenait pas seulement à un tableau Excel de 250 lignes et 175 colonnes… Que la vie ne se résumait pas à une succession de chiffres. Il l’a certainement expérimenté tôt, dès ses premiers mandats électoraux, mais il l’a aussi éprouvé à la tête d’une ville et d’une métropole comme celle Bordeaux. On peut dire, sans se tromper, d’Alain Juppé qu’il fut dans sa vie politique active, celle qui s’achève ces jours-ci, un « homme du cœur et de la raison », mais aussi un « homme d’Etat qui su, constamment, mettre son cœur à l’ouvrage »… Et d’ailleurs la contraction du cœur et de l’ouvrage forme le mot « courage » : il n’en manqua jamais.

Depuis la défaite de Nicolas Sarkozy en 2012, la ligne d'Alain Juppé en est venue à incarner une forme "d'aile gauche" de LR. Très critique contre son propre camp, qu'il semble avoir abandonné progressivement après l'échec des primaires de la droite, comment peut-on analyser ce mouvement ? Assiste-t-on encore à une forme de lutte entre UDF et RPR, ou est ce que finalement les deux ont changé ? 

 Ce qui a toujours été frappant chez Alain Juppé c’est que ses vrais amis, ceux de Normale Sup’, ne sont pas des « gens de droite », mais, le plus souvent, ce que l’on appelle des « intellectuels de gauche ». Cela ne veut absolument pas dire qu’il n’a pas (ou pas eu) d’amis en politique, à droite et ailleurs. Tous les combats qu’il a menés ont forgé de solides amitiés aussi résilientes que celles des « frères d’armes ». Il ne s’agit simplement pas des mêmes formes d’attachement. Alain Juppé, l’intellectuel qui aurait pu être un excellent pédagogue et enseignant, a sans doute toujours été attiré par l’émulation de la discussion et de la confrontation érudite. Sa passion pour la Grèce par exemple ressort de ce tropisme-là. Pas certain qu’il ait trouvé auprès de Nicolas Sarkozy par exemple l’occasion d’échanger sur une citation latine ou sur les pré-socratiques… Alors qu’avec François Bayrou par exemple, l’autre agrégé de lettres maire de la deuxième ville de l’ex-Aquitaine, en dépit des divergences politiques, justement entre l’ex-UDF et l’ex-RPR, cette proximité intellectuelle et cette « collision des intelligences » n’a jamais cessé. Même quand Bayrou était détesté par l’UMP et surtout par les sarkozystes de LR.

Alain Juppé a fini peut-être par aboutir là où sa personnalité devait le conduire, au rythme des embranchements choisis ou contraints que sa trajectoire politique a empruntés : à un niveau de liberté totale. Considérant que ses choix étaient les siens et qu’il n’avait de comptes à personne d’autres qu’à lui-même dans une forme finalement assez subtile de combinaison entre un impératif kantien (la fidélité aux lois que l’on se donne et que l’on consent à respecter dès lors qu’on se les ait appropriées) et une destinée spinozienne (Spinoza : « Tout être tend à persévérer dans son être »).

Quelque part, alors que tous les commentaires à Bordeaux donnent le sentiment qu’il est mort subitement (soit par accident ou en mettant fin à ses jours) on ne manquera pas de souligner le trait d’humour de la part de quelqu’un qui n’en a jamais manqué, pour peu qu’on ait eu les outils pour le comprendre et le reconnaitre parfois derrière la mauvaise foi qu’il pouvait aussi cultiver sans trop de précautions : Alain Juppé fait partie de ces rares personnes publiques qui auront pu lire, dans le détail, toutes ses nécrologies dans les colonnes des journaux et les visionner dans les médias audiovisuels depuis son annonce publique de démission de tous ses mandats, le 13 février à 17h20. Pas mal vu…

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