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Mais pourquoi Marine Le Pen s'est-elle bien gardée de commenter les grèves des cheminots et des intermittents ?
©Reuters

Silence radio

Si la patronne du FN est restée discrète sur ce sujet, c'est d'abord parce qu'elle veut se démarquer de l'UMPS, et ensuite parce qu'elle cherche à capter les déçus du système.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Le mouvement de grève de la CGT et Sud Rail, puis le mouvement social des intermittents du spectacle, ont suscité beaucoup de réactions chez les politiques, sauf au Front national. En quoi ce silence s'inscrit-il dans la stratégie de Marine Le Pen de conquête de l'électorat populaire ?

Vincent Tournier : Il est évident qu’il s’agit d’une tentative de récupération, je dirais plutôt d’une tentative de positionnement. En tout cas, c’est une situation intéressante. Il faut en effet rappeler que ces deux mouvements sociaux sont très impopulaires. L’opinion comprend mal les enjeux de ces réformes, que ce soit à la SNCF et pour les intermittents, et leurs opposants sont globalement perçus comme d’affreux réactionnaires attachés à leurs privilèges. Dans ce contexte, le silence du FN constitue déjà un paradoxe : pourquoi n’attaque-t-il pas, alors qu’il lui serait facile de le faire en tapant sur les nantis du système ? S’il préfère garder le silence, c’est d’abord parce qu’il ne veut pas apparaître dans le camp UMPS ; c’est ensuite parce qu’il cherche à capter les déçus du système. Plus exactement, il cherche à entretenir le trouble qui traverse de nombreux électeurs, notamment dans les catégories traditionnelles de la gauche.

C’est assez audacieux quand on se souvient combien les milieux culturels ont été (et sont toujours) extrêmement critiques envers le FN, non sans une certaine hypocrisie d’ailleurs puisqu’ils sont les premiers à demander une protection étatique qui a toutes les apparences d’une préférence nationale. En tout cas, le FN n’a aucun intérêt à intervenir franchement dans ces débats : il lui suffit de laisser le gouvernement s’enfoncer dans ces propres contradictions, en signalant simplement qu’il n’est pas comme les autres.

Au lieu de rester silencieuse, pourquoi ne prend-elle pas fait et cause pour ces mouvements de grève ? Craint-elle d'être identifiée à la CGT et aux syndicats en général ?

La politique est l’art de la parole, mais c’est aussi l’art du silence. Un responsable politique doit évidemment occuper le terrain, il doit être présent dans les médias pour qu’on parle de lui, mais il doit aussi savoir se mettre en retrait lorsque cela est nécessaire, surtout lorsque ses interventions présentent certains risques. C’est un peu le cas ici. Le message que cherche à faire passer le FN est qu’il est du côté des grévistes, non pas parce qu’ils sont grévistes, mais parce qu’ils font partie des petits, des sans grade, des gens de peu, de ceux auxquels personne ne s’intéresse. Le risque est évidemment de se retrouver sur la même ligne que la CGT, ce qui risque de susciter des tiraillements internes. A tout prendre, il vaut donc mieux rester à distance. De plus, faire une déclaration publique à tonalité gauchisante pourrait être exploité plus tard par les adversaires. Donc, autant laisser parler les seconds couteaux.

Quelle population est-elle susceptible de séduire avec ce positionnement ? Pourrait-elle capter un grand nombre de voix ?

Comme tous les appels du pied, il est difficile de savoir quels seront ici les résultats. Faire changer des électeurs qui vous sont hostiles n’a rien d’évident, surtout lorsqu’on n’a rien de concret à leur donner en retour. Mais il me semble surtout que, aujourd’hui, la question est de savoir quelle est la marge de progression du FN. A-t-il fait le plein des voix aux élections européennes ? Pourra-t-il progresser ou même simplement conserver un tel niveau par la suite ? Si l’on en croit les sondages, une partie importante des électeurs approuve les idées du FN mais ils n’ont pas pour autant l’intention de voter pour lui. Beaucoup d’électeurs ont été nourris au petit lait de l’anti-lepénisme. L’idée martelée depuis l’émergence du FN en 1983-84 est que ce parti n’est pas comme les autres, que c’est un parti dangereux. Donc, même pour les électeurs qui se sentent proches de ses idées, le fait de franchir le pas est difficile, voire impossible, même si la tentation est grande. Contrairement à ce que laissent entendre certains observateurs, la banalisation du FN n’est pas une réalité.

Cela dit, on a le sentiment que la situation évolue. Les difficultés économiques génèrent des tensions sociales très fortes. Un sondage BVA pour i-télé réalisé le 25 juin indique par exemple que 45% des catégories sociales favorisées sont prêtes à faire de nouveaux sacrifices pour améliorer la situation du pays, mais seulement 22% des catégories populaires. Autrement dit, pour beaucoup de gens, la coupe est déjà pleine. Pourtant, de nouveaux sacrifices devront très probablement être demandés, notamment dans la fonction publique. Jusqu’à présent, les gouvernements de droite comme de gauche n’ont pas touché au cœur de l’Etat-providence. Les conflits actuels à la SNCF et avec les intermittents le montrent bien : on est toujours sur les secteurs périphériques. Mais la Cour des comptes vient de le rappeler : si l’on veut rétablir l’équilibre des comptes et respecter les engagements européens, il va désormais falloir passer à la vitesse supérieure. On peut donc s’attendre à ce que les conflits sociaux se multiplient dans les deux années qui viennent, notamment parmi les petites mains de l’Etat, voire dans certaines catégories comme les enseignants, dont l’état de tension est illustré par la fronde qui a entouré la volonté d’avancer leur date de rentrée. Ces milieux vont donc probablement constituer le prochain cœur de cible du FN. A-t-il des chances de progresser ? Sans doute, car si les prochaines réformes seront douloureuses, il y aura forcément des électeurs en déshérence. 

Le nouveau maire FN d'Hayange, en Moselle, appartenait auparavant à la CGT, tout comme David Bannier, qui figurait sur la liste (FN également) de Gilles Pennelle à Fougères, en Ille-et-Vilaine. Le FN serait-il devenu le légataire véritable des fondements de la représentation syndicale ouvrière ? 

Pour expliquer la situation, il faut distinguer deux niveaux. Le premier est la question du syndicalisme d’obédience frontiste. De ce point de vue, le FN a complétement échoué. Rappelons en effet que, au milieu des années 1990, le FN a tenté de mettre sur pied ses propres syndicats, notamment dans la police et l’administration pénitentiaire, mais aussi à la RATP, à la Poste et même dans l’éducation nationale. Ces tentatives ont été arrêtées par la justice qui a considéré qu’un parti politique ne pouvait pas avoir de liens organiques avec les syndicats. Ce verrou judiciaire a manifestement été efficace. En tout cas, le FN ne semble pas avoir tenté de contourner la législation en créant de faux-nez.

Cet échec dans la tentative de créer un syndicalisme frontiste explique la mise en œuvre d’une autre stratégie, à savoir faire de l’entrisme dans les syndicats existants. C’est une réaction logique : puisqu’on nous empêche d’avoir nos propres syndicats, essayons de nous implanter ou de contrôler les syndicats existants, que ce soit en encourageant nos sympathisants à grimper dans la hiérarchie syndicale ou en essayant de « retourner » les cadres déjà en place. Il n’est pas impossible que cette stratégie d’entrisme ait pris une nouvelle ampleur depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du FN. C’est en effet au début de l’année 2011 qu’on a vu des syndicats comme FO ou la CGT sanctionner certains de leurs syndiqués qui avaient décidé de se présenter à des élections sous l’étiquette FN. Ces réactions énergiques ont visiblement agacé Marine Le Pen puisque, à l’époque, celle-ci a aussitôt annoncé la création d’une association, le Cercle national de défense des travailleurs syndiqués, dont le but était précisément de lutter contre les discriminations dont seraient victimes ses militants.

Cette réponse n’a pas eu beaucoup d’impacts, mais elle laisse entendre qu’il y a, dans les coulisses, des luttes importantes concernant l’avenir des syndicats. Ces luttes sont d’autant plus vives que les syndicats ne sont pas dans une très bonne santé, ce qui les rend poreux envers ces stratégies d’entrisme ou de retournement. Il est aussi possible que certains syndicalistes commencent à douter. Par exemple, si on revient aux sanctions prononcées en 2011, le secrétaire général de la CGT de l’époque, Bernard Thibaut, avait déclaré que la préférence nationale était incompatible avec les valeurs de la confédération. Or, quand on sait que la mouvance communiste a longtemps incarné la défense des travailleurs français, on comprend que cela puisse semer un certain trouble.

Que sait-on de la progression du vote FN chez les syndicalistes ?

Il est difficile de répondre car les sondages se prêtent mal à des analyses aussi fines ; les marges d’erreur sont importantes lorsqu’on étudie des sous-groupes. De plus, je reste prudent sur la progression du FN car comparer la présidentielle de 2012 avec les européennes de 2014 ne veut pas dire grand-chose, les enjeux des deux scrutins étant très différents. En tout cas, si le FN évolue, il n’y a pas de raisons qu’il évolue différemment chez les syndicalistes que chez les autres.

Cela dit, un sondage IFOP réalisé le 25 mai dernier montre que les salariés proches d’un syndicat votent moins pour le FN que les autres salariés. C’est un point important : cela signifie que le milieu syndical constitue plutôt un terrain protecteur.Les réseaux de militants, avec tout ce que cela implique en termes de sociabilité, découragent donc plus facilement les gens de voter pour l’extrême-droite.

Néanmoins, la situation est très variable selon les syndicats. La CGT et la CFDT s’en tirent plutôt bien, mais pas d’autres syndicats comme FO. Même chez les syndicats de gauche radicale, on observe une certaine pénétration du vote FN, ce qui est logique puisqu’il s’agit de milieux populaires où l’implantation du FN est forte.

Quoiqu’il en soit, la situation du syndicalisme mériterait un débat. La réforme de la représentativité lancée en 2008 par Nicolas Sarkozy reposait certainement sur de bonnes raisons, mais elle avait le défaut de partir du principe que les syndicats posent problème. Or, il ne faut pas oublier que ceux-ci jouent un rôle très important dans la régulation des conflits. C’est même pour cela qu’ils ont été créés puisque la loi de 1884 visait justement à intégrer les milieux révolutionnaires dans le jeu de la démocratie sociale. Aujourd'hui, les syndicats sont vus comme des gêneurs par la droite et la gauche n’a plus beaucoup de liens avec eux. Du point de vue de l’encadrement et de la représentation des catégories modestes, cet affaiblissement est problématique.

Par quel processus en est-on arrivé au positionnement actuel du FN, surtout lorsque l'on sait que Jean-Marie Le Pen était à l'origine un libéral ?

Il faut tenir compte de trois grands facteurs. Le premier est le renouvellement générationnel du Front national, dont il faut rappeler qu’il a été créé en 1972, ce qui est suffisamment vieux pour que les fondateurs commencent à être remplacés par des gens qui n’ont pas vécu les mêmes choses. Le deuxième facteur est la crise économique de 2007-2008. Jusqu’à présent, cette crise n’a pas eu de conséquences politiques visibles, ni explosion sociale, ni effondrement des partis de gouvernements, sans doute parce que l’Etat-providence a permis d’amortir les effets de la crise. Malgré tout, la crise est là et provoque un travail de sape qui vient accentuer les tensions préexistantes, notamment la défiance envers les élites politiques. En outre, la crise provoque des demandes nouvelles, en particulier un besoin de protection. Or, jusqu’à présent, les partis de gouvernement s’avèrent incapables de répondre à ces demandes. Le cas de l’industrie est particulièrement éloquent : les différentes crises qui ont frappé ce secteur au cours des dernières années ont mis en lumière une dramatique impuissance des pouvoirs publics, pris dans les contraintes budgétaires et européennes.

Le troisième facteur est renforcé par la crise économique mais il est en partie autonome : il concerne l’évolution culturelle de la société française. L’immigration de masse des années 1960-70 produit des effets inattendus. Jusqu’à présent, l’immigration était dénoncée par des milieux plutôt traditionnalistes. Désormais, les milieux progressistes sont confrontés à de nouvelles demandes de la part des minorités culturelles, demandes qui invitent à reconsidérer certaines valeurs telles que la laïcité ou l’égalité hommes-femmes. Cette situation crée ce que certains ont appelé une insécurité culturelle, et cette insécurité devient elle-même le point de rassemblement d’électeurs venant d’horizon très différents, voire opposés. Face à cette insécurité, les partis de gouvernement donnent le sentiment de manquer de fermeté. Quel discours tiennent-ils par exemple sur la laïcité, au-delà des grandes proclamations de principe ? Les récents atermoiements sur l’accompagnement scolaire des mères voilées le montrent bien : comme en 1989 lors de la première affaire du voile, le gouvernement botte en touche et préfère s’en remettre à un avis du Conseil d’Etat, avis lui-même très confus.

Bref, les élites donnent l’impression d’avoir déserté, au moins dans le discours, les deux enjeux importants aux yeux d’une bonne partie des électeurs, à savoir la protection économique et la protection culturelle. Sachant que la nature a horreur du vide, il fallait s’attendre à ce que le FN s’efforce d’occuper un espace devenu vacant.

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