Mais d’où vient ce déficit du sentiment national en France ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La France souffre d'un manque de patriotisme.
La France souffre d'un manque de patriotisme.
©Reuters

Rapport du Sénat

Le Sénat a reçu le mercredi 8 juillet un rapport parlementaire qui avance plusieurs solutions pour pallier le déficit de sentiment d'appartenance à notre nation au sein des écoles. Aujourd'hui, la France ne fait plus figure d'exemple et voici pourquoi.

Laurent Avezou

Laurent Avezou

Laurent Avezou est historien, professeur en classes préparatoires, auteur de Raconter la France : histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2e éd. 2013, et de 100 questions sur les mythes de l’histoire de France, Paris, La Boétie, 2013.

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Ce mercredi 08 juillet 2015, la commission des affaires culturelles du Sénat s'est vu remettre un rapport sur la perte des valeurs républicaines à l'école. Le rapport pointe du doigt des attitudes comme le refus d'une minute de silence à la suite des attentats de Charlie Hebdo, des incitations à la haine ou l'apologie du terrorisme…

Atlantico : Comment expliquer la perte du sentiment d'appartenance nationale ? S'agit-il d'une forme de dégoût de soi, ou d'une repentance de la part des Français ?

Laurent Avezou : C’est le miroir inversé de l’exception française. Pendant longtemps, celle-ci s’est manifestée sur le mode de l’exemplarité. La France était ce pays qui avait fait rayonner son modèle culturel sur l’Europe du siècle des Lumières, qui avait donné, après 1789, le goût de la liberté et de l’égalité, qui avait dispensé la mission civilisatrice de l’Occident sur les autres continents, au temps de la colonisation… Aujourd’hui, et notamment avec les progrès des études historiques, nous savons que ce type de discours cocardier n’est plus soutenable. Et puis, après la défaite de 1940, le régime de Vichy instauré sur les ruines d’une vieille démocratie parlementaire, une décolonisation ratée et l’effacement du nationalisme, malgré l’embellie gaullienne, c’est comme si les Français s’étaient réveillés avec la gueule de bois de leur beau rêve tricolore et pailleté. Mais ce vieil orgueil qui en fait l’un des peuples jugés les plus arrogants par le reste du monde a encore pris le dessus. Et, après avoir été les premiers sur le mode positif, c’est comme s’ils se voulaient désormais les premiers sur le mode autocritique : « Oui, nous avons péché par complexe de supériorité. Mais regardez comme nous nous rachetons bien par notre prise de distance vis-à-vis du patriotisme béat. Désormais, on ne nous la fait plus ! Comme la France révolutionnaire a été belliqueuse ! Que de crimes a commis la France coloniale ! Comme la France de Vichy s’est montrée veule envers l’occupant ! ». Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, que ces affirmations sont fausses. Mais elles ne reflètent l’intégralité du passé, qui est fait de sédimentations et de glissements tectoniques autrement plus subtils. Et je crois que cette focalisation sur les zones d’ombre de l’histoire de France continue à refléter ce goût très français de se sentir.

D'autres ressorts sont à prendre en compte pour expliquer ce phénomène. Quelle est la part liée à l'intégration - parfois difficile - de populations qui arrivent avec leur propre bagage culturel ou chez les enfants français (de 2ème ou 3ème génération) de ces populations ? 

Le fait que des petits Français soient contraints d’apprendre l’histoire de France, alors que leurs ancêtres ont vécu au Maghreb, en Afrique subsaharienne ou aux Antilles, est considéré comme une absurdité. Mais cette incompatibilité culturelle supposée n’est pas plus grande qu’entre des Français dits de souche et les Gaulois d’il y a deux mille ans, et cela n’empêche pas les premiers d’être sommés de s’intéresser aux seconds. En fait, c’est un problème de civilisation bien plus large que celui des appartenances communautaires. Avec la soif de consommation et la montée en flèche de l’individualisme, le rapport à la collectivité est complètement faussé. D’une manière ou d’une autre, il faut que le collectif me parle de moi. Et non seulement ce moi est unique, mais je suis le seul habilité à bien en parler. Cette affirmation du nombrilisme culturel va en effet de pair avec une défiance envers le discours des experts – ces pseudo-experts qui ne savent pas prévoir les crises économiques, ni nous en sortir, ou qui prétendent parler d’un passé qu’ils n’ont pas vécu. Alors que moi, je crois le ressentir du fond de mon être, car il m’a été transmis par mes ancêtres (quand bien même cette transmission est complètement fictive, voire, justement, parce qu’elle est fictive, ce qui permet aux enfants d’immigrés de la deuxième ou de la troisième génération de passer outre la renonciation aux racines qu’ils reprochent à la première génération). Et comment beaucoup ne seraient-ils pas encouragés dans cette voie, puisqu’ils voient l’autocritique nationale si médiatisée?

L'extrême droite s'approprie plusieurs figures historiques du patrimoine français et clame la trahison des élites politiques. Cependant, celles-ci peuvent-elles vraiment intervenir et mettre fin à ce sentiment de non appartenance nationale ? Comment ?

Le danger de cette repentance narcissique que j’ai tenté de décrire plus haut, c’est qu’elle laisse le champ libre aux discours extrêmes, ceux qui prétendent redonner du sens national à ce qu’une mise à distance critique excessive a vidé de son sens (pour ne pas dire de son sang). Et puisque l’extrême droite n’existe que par sa recherche effrénée de boucs émissaires, elle pointe du doigt la trahison des politiques qui, par pure démagogie électoraliste, flatteraient les nouveaux barbares issus de l’immigration. Laissons à leurs gesticulations ces défenseurs autoproclamés du nationalisme en berne. Mais je ne crois pas que les gouvernants puissent avoir la moindre incidence structurelle sur un phénomène de civilisation qui touche à la psychologie des masses comme à celle des individus.

Dans quelle mesure peut-on comparer le mal français à celui du peuple américain, de moins en moins fier de l'être ? Peut-on parler de "mal occidental", ou d'autres cultures seraient-elles également touchées ?

Je serais évidemment tenté de penser que la jeune nation américaine suit un cheminement culturel analogue à celui de la vieille Europe dont elle est issue, avec un décalage chronologique dû à sa moindre longévité. Après le temps de l’affirmation nationale positive, voire tapageuse, est venue l’ère du soupçon, disons à partir de la guerre du Vietnam, et maintenant vient celle de la désaffection et du repli sur soi (sous des formes aussi variées que de l’autre côté de l’Atlantique : de la mauvaise conscience au nombrilisme hyper-patriote). Mais cette interprétation a le défaut d’être déterministe, donc simpliste. Constatons en tout cas que ce mal n’est pas une fatalité: la Chine, qui a connu son cortège de monstruosités au cours du siècle écoulé, donne ainsi le visage d’une société qui se résigne, si on peut dire, à aller de l’avant, et où les vivants veulent bien garder le contact avec les morts, mais sans se laisser étouffer par eux.

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