Mais comment expliquer l’étrange mouvement qui pousse les « combattants de la liberté » anti pass à prendre si souvent parti pour des leaders autoritaires ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Manifestation pour protester contre le pass sanitaire. Paris, le 4 septembre 2021.
Manifestation pour protester contre le pass sanitaire. Paris, le 4 septembre 2021.
©THOMAS COEX / AFP

Incohérence

Alors qu'un véritable front pro-ukraine et anti-poutine émerge suite à la guerre en Ukraine, comment expliquer que quelques irréductibles "défenseurs de la liberté" anti pass sanitaire soutiennent un président russe qui pourtant la piétine ?

Benjamin Morel

Benjamin Morel

Benjamin Morel est maître de conférences en Droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas.

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Atlantico : Dans un relatif consensus sur la nécessité de soutenir les Ukrainiens, on trouve en France quelques voix discordantes, pro-poutine et anti-Otan. Fait étrange, on retrouve, des ardents anti-pass sanitaire/vaccinal.  Ceux, à droite comme à gauche, qui s’érigeaient en défenseurs de la liberté soutiennent ainsi plus ou moins frontalement un président russe qui la piétine. Comment expliquer cette dualité paradoxale ?

Benjamin Morel : C’est une question complexe qui ne m’apparaît pas devoir recevoir de réponse unique.

D’abord, il ne me semble pas qu’il faille aller chercher une cohérence idéologique à tout prix dans des prises de position somme toute souvent opportunistes. Camper une posture iconoclaste à l’heure du clash médiatique et des réseaux sociaux, c’est la garantie du succès. Il faut reconnaître qu’en la matière la Covid et, dans une moindre mesure pour l’instant, le conflit ukrainien sont fertiles. Cela ne veut pas dire que les acteurs politiques ou médiatiques ne construisent pas une cohérence ex-post pour justifier ces choix stratégiques. C’est pour eux une nécessité politique… et même personnelle. Chacun, nous mettons en récit nos petits opportunismes pour leur donner à nos propres yeux et à ceux du monde l’image d’un juste combat. Il n’y a rien de plus universel.

Ensuite, il y a pour beaucoup un phénomène de dépendance au sentier. Après avoir pris la Russie en modèle pendant des années, il devient difficile de justifier un revirement. Pour apparaître justement cohérent, il convient de creuser le même sillon. Il y a sur ce point une erreur conjoncturelle et une erreur structurelle. Conjoncturellement, pas grand monde n’aurait parié sur une invasion de l’Ukraine. On assiste médiatiquement au même phénomène que lors de la Covid. Tout le monde savait, une fois que l’évènement a eu lieu. En réalité, il y a encore une semaine les spécialistes de plateaux, mais aussi des chercheurs que j’ai pu croiser en marge d’évènements universitaires ne pensaient pas du tout ce scénario probable. Quand ils l’évoquaient, c’était à long terme. Cette action a surpris les pro-Poutine comme tout le monde. Structurellement, il y a toujours une volonté de calquer la vie politique russe sur la vie politique française. Beaucoup prennent ainsi Navalny comme figure principale de l’opposition à laquelle d’identifier… sauf qu’il ne pèse rien. L’opposition à Poutine, c’est le Parti communiste et le Parti libéral-démocrate de Russie qui, comme son nom ne l’indique pas, est un parti ultranationaliste qui ferait passer Poutine pour un agneau. De leur côté, les pro-Poutine ont vu dans ce dernier l’opposant aux dérives wokistes et à l’affaiblissement de l’autorité dans les démocraties occidentales. Or, Poutine, ce n’est pas d’abord ça. C’est aussi, tout en maintenant un principe électif qui ne fait pas tout à fait de la Russie une dictature, un musellement de la presse et une dérive fortement autocratique.

Enfin, les réseaux d’informations entre mouvements, gilets jaunes, antivax et prorusses se sont peu à peu confondus. C’est aussi, car les réseaux d’influence russes se sont montrés particulièrement habiles. Ils ont su créer des lieux de débats sur des sujets qui n’intéressaient pas d’abord la géopolitique et dans laquelle la Russie n’avait pas d’intérêt. Cela leur a assuré un public auprès duquel ils ont pu communiquer.


Y a-t-il des raisons historiques à ce phénomène et à ce courant politique ?

Là encore, il ne faut pas trop idéologiser le débat. Sur tous ces thèmes, il me semble que la vraie fracture est d’abord celle d’un rapport à la raison. On peut débattre de la gestion de la crise Covid. Aurait-on dû faire le choix d’une plus grande ouverture, au risque de plus de morts ? C’est un choix politique qui a été fait, et il peut être contesté comme tel.

Ce n’est également pas la même chose de dire que Poutine a raison d’envahir l’Ukraine (ce qui reste une position somme toute très marginale) et que l’occident n’a, depuis les années 1990, pas vraiment fait la démarche d’intégrer la Russie à une réflexion globale sur la sécurité en Europe, nourrissant un sentiment obsidional qui a mené à ces évènements. C’était l’avis d’une grande partie des spécialistes avant la crise, et selon un sondage Harris paru aujourd’hui, c’est également perçu ainsi par une majorité des Français. Il faut condamner cette attaque sans nuance, mais tenter d’en discerner les ressorts avec finesses. C’est un vrai débat, que nous pouvons et devons avoir. Cela dit, il y a ensuite deux positions absurdes. La première est de dire que Poutine n’est pas responsable de cette guerre et que, pour X ou Y raison, il a eu raison d’envahir l’Ukraine. La seconde est de considérer qu’il suffit d’envoyer l’armée en Ukraine pour libérer le pays, et de faire le adhérer dans la foulée à l’OTAN et l’UE. L’envoi de soldats de l’OTAN sur le sol ukrainien ou l’adhésion de ce pays à l’une de ces organisations entraînerait comme le disait avant-hier Nicolas Sarkozy une guerre totale. L’occident se trouverait en guerre avec une Russie acculée, qui n’aurait d’autre choix que celui du pire. Il faut avoir perdu tout lien avec la réalité pour prôner une telle option. Au contraire de la crise COVID, on entend encore peu ces des irrationalités dans les médias… mais la guerre n’a même pas encore une semaine.

Pourquoi est-il si difficile de trouver des personnes qui tiennent une ligne de crête sachant critiquer les démocraties occidentales dans leurs failles sans tomber dans une forme d’admiration pour les régimes autoritaires ?

On a d’abord un souci de mauvaise compréhension du système russe que je l’ai déjà évoqué. Ensuite, il y a le besoin nécessaire de se chercher un modèle à l’étranger pour montrer qu’une alternative est possible. Or disons-le clairement, la Russie poutinienne ou le trumpisme font peu envie à des esprits censés. Historiquement, deux familles politiques ont pu incarner cette ligne de crête. Le gaullisme (le vrai… pas celui dont se revendiquent à la fois Zemmour, Pécresse, Macron et Jadot) et la première gauche républicaine. Ces deux familles n’ont pas su assurer leur héritage. Pour des raisons diverses liées à l’affaiblissement des structures partisanes, à une incapacité à passer le flambeau par les vieilles générations, la formation militante n’a pas eu lieu. La jeune génération de droite dure a été bien mieux formée dans des cercles plus issus d’une vision ultraconservatrice et autoritaire. La gauche, elle a biberonné ses militants à la déconstruction. Les deux ont produit des talents, entre il faut constater une sorte de néant intellectuel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est dans le champ laissé vide de la droite gaulliste et de la première gauche souverainiste qu’ont émergé beaucoup de théories fumeuses et de complotistes. Des choses sortent de terre toutefois. Je suis impressionné par les vingtenaires qui aujourd’hui veulent refonder ces familles politiques sur un logiciel renouvelé et appuyé sur une argumentation rationnelle. Ils se sont formés tout seuls et en attendant qu’ils émergent, nous risquons d’assister à ce face-à-face.

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