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Lynchage d'un jeune Rom : la France est-elle en voie de barbarisation ?
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A la dérive

Un adolescent rom était entre la vie et la mort lundi 16 juin au soir après avoir été agressé par une douzaine de personnes qui le soupçonnaient de cambriolage à Pierrefitte-sur-Seine, dans une cité sensible de Seine-Saint-Denis.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Un jeune Rom de 16 ans a été séquestré et roué de coups par "une douzaine de personnes" au visage masqué. Cet événement doit-il être considéré comme un événement isolé ou est-il la marque d'une société globalement à la dérive au sein de laquelle on n'hésite pas à recourir à des méthodes barbares pour se faire justice ? La France est-elle devenue un pays où on lynche les délinquants ?

Michel Maffesoli : Je parlerai de personnes appartenant à une communauté Rom, plutôt que de “Roms”. Ceci pour me préserver de toute accusation de discrimination, mais surtout parce que je pense que l’appartenance communautaire affichée des personnes d’une communauté Rom peut expliquer pour une part ce fait divers barbare.

Evacuons d’abord la première explication qui résiderait plus dans la psychologie individuelle et sociale des agresseurs ; on sait, le psychiatre Philippe Jeammet l’a bien montré, comment peuvent se construire dès l’enfance des psychopathologies qui s’expriment à l’âge adolescent par une extrême violence.

Mais je considérerai plutôt le phénomène du point de vue sociologique que psychiatrique.

Je l’ai dit et répété depuis longtemps, le modèle républicain d’intégration d’individus égaux et désaffiliés de tout lien communautaire est saturé et fait place à un retour de l’idéal communautaire. (Le Temps des tribus, 1988)

Il me semble que les communautés Roms constituent pour notre doxa républicaine un modèle communautaire qui est largement dénié. Déni, mais aussi envie par rapport à ces communautés. D’autant qu’elles représentent aussi l’imaginaire du nomadisme, la figure archétypale de toute structuration sociétale.

Les communautés Roms ont représenté tout au long de l’époque moderne une forme de socialité communautaire et nomade qui était rejetée dans toute l’Europe au profit d’une organisation sociétaire étatique : les individus liés entre eux par le biais de l’Etat au moyen du contrat social et désaffiliés de tout lien communautaire).

Actuellement, on assiste à un “besoin de lien communautaire” ou tribal dans toute la société. Ces tribus ne sont pas composées uniquement de personnes semblables par l’origine ethnique, géographique ou sociale, mais également par les affinités culturelles, les passions artistiques, sportives, les regroupements territoriaux etc.

Notre société n’admet pas ces liens, elle tente de les nier, elle continue à prôner l’intégration individuelle et la construction sociale basée sur le contrat social entre individus égaux, voire semblables.

Cet idéal ne correspond ni aux communautés Rom, ni sans doute au groupe d’agresseurs. Et cette agression traduit bien une recherche d’affirmation tribale : je m’identifie à ma tribu en m’opposant à d’autres tribus.

Très clairement, je vois dans ce fait divers une conséquence directe du refus politique de prendre en compte la recherche de solidarités communautaires : d’une part l’intégration individuelle des personnes appartenant à une communauté Rom ne réussit pas et il faudrait développer une approche communautaire, fixer des règles à la communauté au lieu d’attendre éternellement que les personnes qui s’y identifient la quittent pour devenir “de bons petits Français moyens, propriétaires de leur pavillon et soucieux de leur plan d’épargne”. D’autre part, il faudrait admettre qu’au niveau local existent des petites tribus à qui il faut offrir des moyens d’expression de leur appartenance communautaire autres que le baston.

Cet événement s’est déroulé à Pierrefitte-sur-Seine, une cité difficile de la Seine Saint Denis. Ce n'est pas la première fois que des Roms font l'objet de réactions d'exaspération de la part de population mais un tel degré de violence aurait-il pu se manifester n’importe où sur le territoire français ?

Encore une fois, la question du degré de violence relève d’une compétence psychiatrique que je ne possède pas. Elle interroge très directement la question de l’étayage des compétences parentales et de l’enracinement offert à des parents désaffiliés eux – mêmes pour l’accompagnement de leurs enfants. Il faut se référer là dessus aux travaux de Maurice Berger par exemple qui montre bien lui aussi comment la violence extrême à l’adolescence peut naître d’une ingestion de violence vécue ou vue dans la petite enfance.

La question sur laquelle je peux m’exprimer est celle de “l’exaspération à l’égard des personnes appartenant à des communautés Roms”. Il est clair qu’ils représentent un imaginaire de la délinquance : voleurs de poules hier, trafiquants de distributeurs de cartes bleus ou experts dans le vol à la tire aujpourd’hui. On leur reproche sans doute beaucoup plus qu’ils ne font. Quoiqu’il en soit, la question est bien celle de l’inadaptation de nos moyens judiciaires, policiers, éducatifs, scolaires pour lutter contre cette délinquance et la forme d’exclusion qu’elle engendre. D’autres pays expérimentent depuis longtemps et avec succès à l’égard de communautés de type spécifiques des formes de scolarisation, d’intervention sociale, d’intervention sanitaire communautaires. En France, nous ne pensons qu’on peut intégrer qu’en obligeant les individus à renier leur appartenance d’origine et les liens de solidarité qui existent entre eux. Dès lors, ces camps de communautés Roms deviennent des lieux sans foi ni loi, sans autorité reconnue et sans régulation. Les femmes et les enfants sont pour part forcés à mendier et voler. Ils sont doublement niés, comme Français qu’ils n’arrivent pas à devenir de par l’inadaptation des institutions publiques à leur mode de vie et comme “Roms” de par la non reconnaissance de leur mode de vie.

Apprendre aux communautés à vivre entre elles implique de reconnaître qu’il y a un phénomène communautaire et qu’il peut être aussi bénéfique aux personnes.

Existe-t-il un particularisme lié à la violence inter-communautaires dans ces zones sensibles ? Peut-on parler d'un aveuglement sur ce sujet ? Que nous coûte-t-il collectivement  ?

Oui, il y a sans doute une exacerbation de la violence intercommunautaires dans les zones dites sensibles. Le phénomène communautaire est général, mais certaines communautés, celles des personnes qui ont des biens et des mots, qui ont le pouvoir de dire et de faire adoptent des modes de conflits intercommunautaires plus soft ou plus indirects. Les clans universitaires que je connais bien pratiquent aussi une forme de lynchage de ceux qui n’ont pas l’odeur de la meute, mais c’est un lynchage médiatique ou qui se traduit par le silence ou par l’oukase mis sur certaines oeuvres ou sur certaines personnes.

Je pense que dans les quartiers dits sensibles, les personnes sont pour beaucoup “exilées” : de leur pays, de leur ville, de leur quartier d’origine, bref de ce qui faisait que le territoire de leur enfance faisait lien. Dès lors, au lieu de combattre les regroupements tribaux des jeunes qui se font d’ailleurs sur des tas d’autres critères qu’ethniques, (sportifs, religieux, musicaux ou simplement géographiques) il faudrait les reconnaître et les étayer pour qu’il s’y développe de l’entraide et éventuellement des affrontements rituels plutôt que réellement sanglants.

Education défaillante à tous les niveaux, démission de la force publique et des instances judiciaires, bons sentiments : qui sont les responsables de telles dérives ?

Rien ne sert de dénier le besoin de lien communautaire, rien ne sert de dénier la composante violente de tout animal humain. En revanche, il faut chercher à homéopathiser cette violence, à la ritualiser. Les Grecs ont inventé les Jeux Olympiques pour faire des trèves pendant les guerres que se livraient les villes. Au Moyen-Âge les tournois avaient le même rôle de catharsis de la violence et de construction d’un lien organique. Les violences contre les biens (émeutes urbaines, incendies de voitures) jouent un rôle de ce type et sont en tout cas préférables à l’agression humaine.  Je renvoie ici à mon livre “ Essais sur la violence banale et fondatrice” ( CNRS Éditions, 2014)

Comment réagir pour éviter que ce type d'événements ne se généralise, au niveau local et national ? Quelle doit être la réponse de la force publique ?

Oui, il faut éviter que ce type d’évènement ne se généralise. En prenant les mesures d’accompagnement et de travail communautaire avec les parents dans la petite enfance. La fabrique d’adolescents violents se fait dans les foyers très déstructurés, avec des parents très isolés, avec une expression de violence qui n’a pas le frein du contrôle social des pairs.

Et en inventant collectivement des modes de régulation des conflits intertribaux qui contiennent l’expression de violences assassines.

En revanche, il est clair que ni la prévention ni la répression telles que les pratiquent actuellement les services de police, de justice, les services sociaux, c’est-à-dire une intervention purement centrée sur les individus et leur rééducation ne connaîtront de résultats à la mesure du phénomène. Nous sommes entrés dans une période de grande turbulence, la fin d’une époque et de la pertinence des mots et des institutions qui régulaient le vivre ensemble est évidente. Il nous faudra donc affronter des épisodes de violence irrépressible, intertribales notamment, à nous de faire le bon diagnostic pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles. Non pas en stigmatisant les communautés, mais en les accompagnant dans leur recherche d’une expression publique.

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