Loi immigration : et Gérald Darmanin fit basculer la vie politique française dans la bouffonnerie…<!-- --> | Atlantico.fr
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Après le Sénat, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin.
Après le Sénat, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin.
©Ludovic MARIN / AFP

À l’insu de son plein gré ?

Après le Sénat, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico :Après le Sénat, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin. Un texte adopté sans les voix du RN et sans 49.3. Le gouvernement limite la casse ? C'est la fin du feuilleton ?

Jean Petaux : Pour répondre à votre dernière question en premier : c’est la fin de cet épisode, ce n’est certainement pas la fin du feuilleton car, dans un système démocratique, par définition contradictoire tout est actif et réactif. Nombreux sont les rebondissements, les retournements consécutifs aux chambardements, petits ou grands, parfois petits devenus grands ou apparemment grands, sur le moment, devenus anecdotiques avec le recul du temps. Il faut d’ailleurs s’en réjouir. Dans les systèmes autoritaires où tout se joue dans les couloirs et les bureaux fermés et secrets du Kremlin à Moscou ou dans ceux du Zhongnanhai (le siège du gouvernement chinois qu’on appelle aussi la « Nouvelle Cité interdite »), le feuilleton comme vous dites (et il y en a bien un aussi) se joue à huis-clos.

La séquence qui s’est achevée au début de la nuit de mardi à mercredi par le vote de l’Assemblée nationale a donc marqué le terme de l’épisode parlementaire entamé avec l’adoption d’un premier texte par le Sénat en première lecture il y a une dizaine de jours. Conformément au mécanisme parlementaire, lorsqu’un texte est élaboré après la tenue d’une Commission mixte paritaire (qui est un dispositif d’une très grande banalité puisqu’il vise à aplanir les différences entre les versions des textes issus du vote des deux chambres), la version « harmonisée », retenons ce qualificatif qui, à défaut d’être juridique permet de comprendre la situation, repasse devant les sénateurs et les députés pour qu’ils se prononcent, séparément, sur sa teneur.

Vous rappelez, justement, que le texte a été adopté « sans les voix du RN » et sans avoir recouru au désormais très « célèbre » article 49.3. Dès le résultat connu du vote de l’Assemblée nationale, le ministre de l’Intérieur a posté, sur X, un message montrant sa grande satisfaction et se félicitant du fait qu’en « sortant » (fictivement) les voix des 88 députés du groupe RN des 349 voix « pour » obtenues par le texte issu de la CMP, on obtient 261 voix, autrement dit 75 voix de plus que le total des votes « contre » : 186. Le post de Gérald Darmanin était est de bonne guerre, mais, on l’a entendu très vite : il y a une autre manière de lire le résultat du vote des députés. Si le groupe RN (qui a voté unanimement) n’avait pas décidé de se prononcer pour le texte (après n’avoir cessé de le critiquer jusqu’à la prise de position publique de Marine Le Pen intervenue vers 17h hier), il y aurait eu une forte probabilité pour que, à l’identique de se qui s’est passé la semaine dernière pour la « motion de rejet », le RN mêle ses voix aux députés de la NUPES. Dans cette hypothèse le total des votes « contre »  aurait été de 186 + 88 = 274 voix. Celui des votes « pour » (amputé des votes RN « passés de l’autre côté ») aurait été de 261 voix. Il aurait donc manqué 14 voix pour que les « pour » l’emportent sur les « contre ». Rien que pour le groupe Renaissance (le parti du Président) on décompte dans le vote des 170 membres de ce groupe parlementaire, 20 contre, 17 abstentions et 2 refus de vote. Sur les 51 MODEM, on recense 15 abstentions et 5 voix contre. Seuls 2 députés sur les 30 du groupe « Horizon » (E. Philippe) ont, quant à eux, voté contre. La première ministre interrogée, ce matin sur l’antenne de France Inter, n’a sans doute pas tort quand elle dit sur le « vote du texte sans les voix du RN » que si ce parti n’avait pas appliqué la vieille technique du « baiser de la mort » (je soutiens un texte ou une décision pour, finalement, « tuer » son auteur), certains parlementaires parmi les 59 membres des 3 groupes qui composent la majorité parlementaire (relative) à l’Assemblée et qui se sont opposés ou abstenus lors du vote de cette nuit, ne l’auraient pas fait puisque, par évidence, ils n’auraient pas alors mêlé leur voix à ceux du RN.

On voit bien, et ce n’est pas une découverte, que, selon la célèbre formule, en politique comme ailleurs, mais surtout en politique, les chiffres sont des « êtres » fragiles qui, dès qu’on les « torture » un peu, avouent ce que l’on veut bien leur faire dire. Il est donc vain de conclure dans cette histoire. Chacun des adversaires du gouvernement, de Madame Panot, toujours aussi vindicative, véhémente et « robespierrienne », porte-voix de « Mélenchon-Saint-Just » à Monsieur Vallaud, toujours aussi donneur de leçon, sentencieux et oublieux de son histoire personnelle quand il était conseiller politique et secrétaire général adjoint de l’Elysée sous François Hollande, amnésiques, l’un et l’autre, du fait qu’ils ont, eux et leurs collègues de la NUPES, mêlé leurs voix, pas plus tard que la semaine dernière, à celles du RN, ce qui les autorise à donner des leçons cette semaine sans doute car ils savent ce que c’est, au fond de leur conscience, que la honte née d’une tel franchissement de la « ligne bleu-marine » (sic), chacun donc des opposant entonne donc sa petite musique et c’est tout à fait normal dans le jeu politique. Même chose du côté présidentiel : une première ministre et un ministre de l’Intérieur qui se détestent réciproquement, mal embarqués sur le même esquif, qui s’évertuent à écrire un récit favorable pour eux. Pourquoi voudrait-on que les choses changent au royaume de la politique ?... Seuls les naïfs (il en faut, c’est rafraichissant), les consommateurs et producteurs de moraline (il en faut aussi, hélas), les dames de vertu et les pères la pudeur (c’est comique parfois, énervant souvent) se plaindront d’un tel théâtre. Les autres, les réalistes, les observateurs et analystes, feront en sorte de ne pas se prendre pour des critiques de scénario et se limiteront, autant que faire se peut, à « expliquer » (au sens wébérien du mot « vertehen » : « comprendre ») la situation.

Décompter les voix d'un parti politique dans le vote d'un texte comme on l'a vu hier avec le Rassemblement National, c'est inédit dans l'histoire de la Ve République ?

Sous la Ve République je n’ai pas le souvenir que cela se soit déjà produit. Sous la IVe République, Pierre Mendès France lors de son discours d’investiture pour la Présidence du Conseil, le 18 juin 1954, « a fait le coup ». Comme il s’engageait à signer la paix en Indochine d’ici la fin du mois de juillet 1954 et que cet accord à Genève allait se faire avec les communistes du Viet Minh (Hô Chi Minh), PMF a indiqué qu’il ne comptabiliserait pas les 71 voix des parlementaires communistes dans le vote pour son investiture. Ce vote donna le résultat suivant : 419 voix pour sur 466 députés. En ne comptant pas les 71 communistes on obtient 348 voix et, dans ce cas-là, si on reporte ces 71 voix du côté des opposants, PMF demeure majoritaire : 348 contre 118.  

En réalité ce type de « déclaration de principe » se fait quand on court peu de risque et que l’on considère que l’on peut « se passer » de tel ou tel renfort en invoquant ainsi un argument « moral » ou de « principe politique ». Manière de s’offrir une sorte de brevet de vertu à travers un rejet bien calculé d’éventuels soutiens. Dans sa maladresse politique structurelle et coutumière, le président Macron dont la culture politique est réelle, a refait le « coup de Mendès » de 1954 avec moins de talent et un (peu) moins de réussite… Ou, plus exactement, une réussite moins formelle et incontestable.

Ce texte, est-ce un verrou politique qui saute ? Celui qui consistait à traiter d'extrême-droite tous ceux qui réclamaient plus de fermeté ? 

Là encore, gardons-nous peut-être de « monter aux extrêmes » des commentaires. Les verrous politiques ont ceci en commun avec le sort des bouchons de champagne dans la période qui s’ouvre et qui fera du bien à tout le monde, celle des fêtes de fin d’année, c’est de « sauter » très facilement. Il existe un groupe parlementaire de 88 députés RN à l’Assemblée. Marine Le Pen a recueilli, sur son nom, sur son programme et aussi par opposition à Emmanuel Macron, 13.288.686 voix (chiffres site internet du ministère de l’Intérieur) soit 41,45% des suffrages exprimés ce qui correspond à 27,26 % des Françaises et des Français inscrits sur les listes électorales (Emmanuel Macron, réélu : 58,55 % des SE et 38,50% des inscrits). Soit « on » décide d’interdire le RN et ne pas considérer comme de « vrais » députés les 88 parlementaires élus en juin 2022 et de passer par « pertes et profits » le plus de 13 millions d’électeurs qui ont voté pour celle qui était alors présidente du RN, soit « on » considère qu’ils font partie du « jeu démocratique ». Que la présence de cette formation politique, à ce niveau électoral, pose problème dans la traditionnelle bipolarisation politique qui a est la configuration très largement dominante de la vie politique française depuis 1958 c’est une évidence. La question du traitement qui doit être réservé au RN est une question qui se pose aux stratèges des partis politiques. Elle n’est pas, de mon point de vue, une question à laquelle les analystes de la vie politique sont fondés à répondre.

Les écologistes ont déjà annoncé que si le texte porté par le gouvernement et âprement négocié avec les députés LR était voté, ils saisiraient le Conseil constitutionnel. Que va-t-il se passer ?

Les écologistes, les insoumis, les socialistes sont parfaitement en droit (dès lors qu’ils rassembleront plus de 60 députés et sénateurs) de saisir le Conseil constitutionnel. C’est une opportunité qui a été offerte aux parlementaires par une réforme constitutionnelle voulue par le Président Giscard d’Estaing après son élection en 1974 et qui s’est appliquée pour la première fois contre la loi dite « Veil » autorisant l’IVG en France et adoptée à l’Assemblée (par une majorité « composite » mêlant la majorité parlementaire de la droite et du centre et l’opposition de gauche) en novembre 1974.

De toute manière le Président de la République, comme l’a indiqué la Première ministre ce matin, va saisir lui-même le Conseil constitutionnel sur ce texte. Ce n’est pas une première pour le coup, il l’a déjà fait pour des textes antérieurement adoptés.

Pour autant, et, là encore à ma connaissance, il s’agit par contre ici d’une « première » dans cette séquence politique originale, c’est la première fois qu’un ministre en exercice (Gérald Darmanin), à la tribune du Sénat, hier dans son adresse aux sénateurs avant leur vote, à 19h25, a dit, sans aucune précaution de langage : « De toute façon il y a plusieurs articles dans ce texte que le Conseil constitutionnel ne va pas manquer d’abolir ». Comprenez : « votez comme vous voulez, y compris les articles de circonstance si cela vous fait plaisir politiquement, le CC se chargera de remettre de l’ordre juridique dans tout cela ». Jusqu’à maintenant ce genre d’argument demeurait à « l’arrière-cuisine » ou « à la cuisine » de la vie parlementaire et gouvernementale. Il faut croire que, désormais, maintenant que les bouffons, les serveurs et les cantinières sont rentrés dans le grande salle à manger on peut tout dire. Transparence oblige… Amusant ou désolant, selon les goûts.

Cette loi immigration, est-ce de la tambouille politique ou un réel changement d'ère ?

D’une certaine manière ma comparaison qui précède pourrait aller dans le sens d’un rapprochement avec « L’Aile ou la Cuisse » de Zidi et non pas avec « Le Président » de Verneuil. Je précise que j’ai une égale affection pour ces deux excellents films populaires… Mais, là aussi, il convient de remettre les choses à leur place. La loi Darmanin adoptée définitivement hier soir, est la « énième » loi sur l’immigration votée au Parlement depuis 30 ans. Elles ont toutes échoué par rapport à leurs objectifs. Elles n’ont donc rien réglé. Il n’y a aucune raison que ce texte déroge au sort de ses prédécesseurs. Il n’y a pas de changement d’ère ici. Tout juste un petit changement d’air (musical et d’atmosphère politique – en particulier si certains ministres démissionnent à cause de ce texte, ce qui, avec une certaine ampleur, ne s’est produit que le 15 mai et le 21 octobre 1962 avec le départ des ministres MRP du gouvernement Pompidou -). Comme l’a fort bien dit le grand William Shakespeare en 1600 : « Much Adoe About Nothing»  (« Beaucoup de bruit pour rien »).

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