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Libye : pendant que les négociations pour un nouveau gouvernement patinent, l’Etat islamique progresse
©Reuters

Chaos

A peine un gouvernement d'unité nationale était nommé par l'ONU en Lybie, qu'une partie de la population se rendait dans la rue. Si le chaos politique n'est pas nouveau, la montée récente de Daesh dans le pays inquiète.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : L'ONU a proposé jeudi soir un gouvernement d'unité nationale en Libye, le soir même le peuple était dans la rue. La tension politique a été importante dans le pays depuis la chute du général Kadhafi, pourquoi le peuple n’a t il pas reçu cette nomination comme une bonne nouvelle ?

Alain Rodier : Bernardino Leon, l’émissaire des Nations unies pour la Libye négociait depuis des mois avec différents protagonistes libyens la formation d’un gouvernement d’union nationale. Deux forces politiques s’opposent : le Congrès général national -CGN- de Tripoli élu en 2012 et la chambre des représentants élue en 2014. Elle aurait dû remplacer le CGN mais ce dernier a refusé de se démettre. En effet, emmené par des islamistes majoritairement liés aux Frères musulmans, le CGN conteste l’élection de 2014 qui n’a réuni que 18% des votants. Elle a d’ailleurs été invalidée par la Cour suprême mais la chambre de représentants et passé outre. En plus des dissensions politiques qui existent entre ces deux parlements et les gouvernements qui en sont issus, la dispute porte aussi sur la gestion des richesses pétrolières du pays. Pour compliquer l’équation, ces deux gouvernements ne contrôlent (et encore, c’est vite dit) que leurs régions d’implantation. Ailleurs, ce sont les tribus, les milices et les groupes terroristes qui font leur loi sur les territoires où ils ont élu domicile.

Il y avait urgence à prendre une décision puisqu’à la fin du mois d’octobre, le mandat du gouvernement siégeant à Beida désigné par la chambre des représentants et reconnu par la communauté internationale arrivait à expiration. Dans la nuit du 24 au 25 octobre, M. Leon a donc annoncé la proposition de la constitution d’un nouveau gouvernement avec comme Premier ministre Fayez el-Sarraj issu du gouvernement de Beida et trois vice-Premier ministres représentant chacun une région (Cyrénaïque, Tripolitaine et Fezzan). Il convient de préciser que cette proposition doit être ratifiée par les deux parlements (Tripoli et Tobrouk) pour être validée. Or, le CGN a émis les plus expresses réserves et les milices « Fajr Libya » (Aube de la Libye) qui le soutiennent ont poussé la population de la capitale dans la rue pour exprimer leur mécontentement. Il a été mis en avant que sur sept noms proposés, cinq sont originaires de Misrata, le berceau de la révolte contre Kadhafi … Il convient d’attendre pour savoir quelle tournure vont prendre les évènements.

Si ce gouvernement ne semble pas être la solution à la crise politique actuelle, existe-t-il des solutions plus pragmatiques ? L'ONU a-t-elle seulement les moyens d'améliorer la situation libyenne ?

Il n’existe pas de « solution » à court ou moyen terme. En effet, la Libye est aujourd’hui globalement éclatée en trois régions elles-mêmes parcellisées entre différentes factions :

  • la Cyrénaïque (surtout la côte) à l’est tenue par l’armée aux ordres du controversé général Khalifa Haftar (les milices Zintan alliées à l’armée tiennent aussi une petite partie du nord-ouest de la Tripolitaine le long de la frontière tunisienne) à l’exception d’importantes localités. A savoir que Derna est disputée par les groupes islamiques radicaux Ansar al-Charia et Daesh. A Benghazi, une confrontation entre trois parties perdure : le conseil des moudjahiddines qui regroupe des groupes fidèles à Al-Qaida « canal historique », Daesh et l’armée.
  • La Tripolitaine est globalement aux mains des milices Fajr Libya à l’exception du nord-ouest (c/f ci avant) mais la ville de Syrte a été entièrement conquise par Daesh en mai de cette année. En août, l’EI y a sévèrement réprimé le soulèvement d’une partie de la population.
  • La région de Misrata est de fait autonome et le djebel Nefousa au sud-ouest de Tripoli est aux mains des Amazigh (Berbères).Le Fezan au sud est lui éclaté en trois partie : à l’ouest les Touaregs, à l’est les Toubous et au centre les islamistes radicaux dont Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), le nouveau « Al-Qaida en Afrique de l’Ouest » (AQAO), anciennement mouvement al Mourabitoune du célèbre Mokhtar Belmokhtar et quelques éléments d’Ansar Dine et du Mujao. Si les islamistes radicaux semblent éviter les affrontements pour se préserver des havres sûrs, les Touaregs et les Toubous s’opposent régulièrement dans les régions d’Oubari, de Koufra et de Sebha.

Il ne faut surtout pas omettre que, sur l’ensemble de la Libye, le crime organisé joue les profiteurs de guerre en se livrant à de nombreux trafics dont ceux des armes, des véhicules, du pétrole, des êtres humains (l’affaire des migrants) et de la drogue. Les bandes criminelles commercent avec toutes les milices étant imperméables à leur orientation politique, religieuse ou tribale. Seul compte pour elles de faire de substantiels bénéfices. Si la situation de crise permanente profite à quelqu’un, c’est bien au crime organisé.

Nous assistons donc à une sorte de « somalisation » du pays à la différence qu’il n’y a pas de présence de forces étrangères comme l’AMISOM (African union mission in Somalia) pour supporter un gouvernement légalement reconnu. En l’état actuel des choses, aucun pays ne semble vouloir s’engager plus avant redoutant un nouvel Afghanistan. Un temps, l’Egypte a semblé vouloir intervenir en Cyrénaïque mais, confrontée à une menace intérieure sérieuse, elle se contente désormais de boucler sa frontière, autant que faire ce peut.


Outre la situation politique, l'EI semble se développer d'avantage dans le pays. Pourquoi l'organisme terroriste a-t-il choisi de se développer dans ce pays bien loin pourtant de la Syrie et de l'Irak ?

Depuis sa création en juin 2014, l’Etat Islamique tente surtout de faire venir dans son berceau syro-irakien des volontaires étrangers afin de renforcer ses unités et la population de son « Etat ». Uniquement s’ils ne peuvent pas effectuer ce périple (appelé la Hijra lorsque les volontaires quittent un pays non musulman), il leur est demandé de passer à l’action là où ils se trouvent.

Il y a trois exceptions : le Sinaï (la wilayat Sinaï), le Nigeria (wilayat de l’Ouest-africain) et la Libye (trois wilayats designées suivant les régions décrites plus avant). Et c’est dans ce pays que le plus grand nombre d’activistes de Daesh ont été réexpédiés pour soutenir les mouvements salafistes-djihadistes déjà à la manoeuvre. Ce sont majoritairement des Libyens qui menaient le djihad au Moyen-Orient depuis des années et qui bénéficient donc d’une expérience militaire conséquente.

Comment l'EI s'implante-t-il ? Comment recrute-t-il ?

Au départ, ce sont des radicaux islamistes déçus par l’évolution de la situation qui ont décidé de mener leur propre combat. Ils ont trouvé dans l’Etat Islamique (EI) une bannière sous laquelle se ranger. En effet, de groupuscules obscurs et inconnus à l’origine, ils sont passés dans la lumière médiatique grâce à cette « prestigieuse » affiliation surtout après les exactions qu’ils ont commises dont l’assassinat de 28 chrétiens égyptiens en avril de cette année. Il semble qu’une jonction ait été faite avec Boko Haram, quelques dizaines d’activistes de cette secte nigériane ayant rejoint Syrte pour combattre aux côtés des salafistes-djihadistes libyens. Par là, ils remercient Daesh de leur avoir apporté son soutien en la personne de quelques conseillers militaires et propagandistes qui avaient été dépêchés au Nigeria en 2014.

Plus globalement, on assiste à une lutte d’influence sur le continent Africain entre Daesh et Al-Qaida « canal historique ». L’impression est que les deux mouvements se « marquent à la culotte » comme en Syrie. Daesh est représenté par la wilayat Afrique de l’Ouest qui comprend Boko Haram, quelques groupuscules dissidents d’AQMI (l’ensemble étant compris dans la wilayat de l’Ouest-africain) et les soi-disant trois wilayats de Libye. Al-Qaida « canal historique » bénéficie de Ansar al-Charia en Libye, Ansar al-Charia en Tunisie, AQMI et AQAO au Sahel et des Shebabs en Somalie. Au milieu, le Mujao et Ansar Dine naviguent de l’une à l’autre obédience selon les circonstances.

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