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Liberté, responsabilité, démocratie... : avec la Chine, les mots que nous échangeons sont souvent intraduisibles
©Reuters

Bonnes feuilles

Voici un portrait détonnant de la Chine, de son impressionnante montée en puissance, mais aussi d’un désastre écologique majeur, de fragilités sociales préoccupantes, d’une fuite en avant économique de plus en plus problématique, d’un nationalisme dangereusement attisé par un Parti qui l’utilise comme recette pour sa pérennité. Vivant et inspiré, sans langue de bois, ce livre fourmille de surprenantes histoires vraies. Il se lit comme un roman. (1/2, "La Chine conquérante : enquête sur une étrange superpuissance", de Jacques Gravereau, aux Editions Eyrolles).

Jacques Gravereau

Jacques Gravereau

Jacques Gravereau, fondateur et directeur de l'Institut HEC Eurasia, professeur à HEC, est l'un des grands experts européens des développements de l'Asie et de la mondialisation, auteur entre autres du Japon au XXe siècle et de L'Asie majeure.

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La convergence des modes de pensée entre la Chine et l’Occident n’est pas pour demain, même si nous pensons que la mondialisation est un vaste melting pot. J’enseigne depuis longtemps en Chine. Pas à des gamins, mais à des cadres chinois d’une quarantaine d’années, dirigeants brillants d’entreprises d’État ou privées qui ont souvent vu le monde.

Je leur parle de la mondialisation sous ses divers aspects. Tout se passe très bien, y compris sur des thèmes controversés, jusqu’au moment où j’aborde une question apparemment soft : celle de l’interculturel. Quand je leur explique comment ils fonctionnent dans leur tête et dans leurs rapports entre eux, tout le monde est d’accord, avec les amabilités d’usage réservées aux « amis de la Chine ». Mais quand je démarre l’exercice inverse, la question devient soudain hard. Non ! Les étrangers ne peuvent pas aborder les problèmes selon des critères différents des nôtres. Non ! Il est impossible de penser avec des référents mentaux autres que les nôtres, me disent-ils. Le débat prend un tour passionné, presque incandescent.

Le syndrome de l’Empire du Milieu resurgit brusquement. Le vocabulaire ou les concepts que nous employons en Occident sont redoutables car, très souvent, ils n’ont pas de correspondance avec les notions chinoises. Que veulent dire en chinois liberté, égalité, responsabilité, démocratie, justice, gouvernance ? En chinois, « liberté », c’est « ce qui a pour origine soi-même », c’est-à-dire le lieu où il n’y a pas de contrainte extérieure (État, police) pour vous ennuyer. Ce n’est vraiment pas le domaine chrétien du libre arbitre. Comment traduit-on « responsabilité », que nous manipulons à tout bout de champ dans les relations internationales ? Pour nous, c’est un fardeau à assumer, nous qui sommes devenus riches et puissants, pour amener les pays moins riches à se développer, pour assurer un ordre pacifique là où subsistent des guerres. Pour les Chinois, ce serait une sorte de complexe de culpabilité judéo-chrétien qui leur est étranger. Je suis devenu riche, et alors ? Voyez l’accueil des milliardaires chinois qui a été fait à Bill Gates et Warren Buffet, qui voulaient les attirer dans leur projet philanthropique.

Même la « compassion » ne signifie pas la même chose, lorsque nous voyons l’accueil qui est fait aux handicapés ou aux laissés-pour-compte en Europe, comparé au quasi-ostracisme que l’on rencontre dans à peu près tous les pays asiatiques. Quant à s’occuper des affaires des autres, y compris dans des situations internationales critiques, aucun pays communiste ne l’admet, et surtout pas la Chine, comme s’il existait un danger que la question revienne en boomerang. Toute velléité d’intervention extérieure est condamnée au nom de l’ingérence.

Les Chinois, membres permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, ont adopté une position neutre lorsqu’a été votée l’intervention internationale en Lybie en 2011, sous la pression des Français et des Britanniques, parce qu’ils étaient inquiets sur le sort des dizaines de milliers de travailleurs chinois présents en Lybie. Grâce à l’intervention armée, ils ont certes pu exfiltrer leurs ouvriers vers des cieux plus cléments, mais après l’extension du conflit, ils ont juré qu’on ne les y reprendrait plus. Lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, ils sont rentrés sous terre. Les politiques occidentales au Moyen-Orient sont systématiquement retoquées à l’ONU par la Russie et la Chine, et pas seulement parce que l’Iran est un fournisseur privilégié de gaz et de pétrole de la Chine et qu’en retour elle lui vend des armes, ou parce que la Chine a récemment acquis en Irak d’importantes concessions pétrolières. Les régimes autoritaires nous mettent mal à l’aise. Pas les Chinois. La Syrie de Bachar El Assad, la Somalie d’Omar El Bachir ou le Zimbabwe de Mugabe ne sont pas du tout infréquentables pour les Chinois.

Et si des étrangers mettent un tant soit peu leur nez dans des questions chinoises, sur tous les sujets allant du Tibet aux droits de l’homme, en passant par les revendications chinoises en mer de Chine du Sud ou au nord de l’Inde, la réplique fuse dans la minute : c’est une « intolérable ingérence dans les affaires intérieures chinoises ». La Chine a très longuement négocié, pendant quatorze ans, son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce, laquelle l’a finalement acceptée en 2001. Elle a fêté avec fierté son entrée dans ce club prestigieux. Mais c’est un peu plus qu’un club : c’est un traité que l’on signe. L’OMC a pour philosophie constitutive le libre-échange, l’ouverture internationale des différents secteurs sans distorsions, la réciprocité transparente de l’accès aux appels d’offres publics et ainsi de suite. Lorsque, les années suivantes, l’on s’enquérait de la mise en conformité des règlements locaux avec les dispositions de l’OMC, les administrations chinoises brandissaient des centaines de pages de règlements nouveaux, dont la lecture (fastidieuse !) était censée satisfaire les partenaires de la Chine.

À la limite, comme pour les statistiques de tout poil, on vous demandait : vous en voulez combien, une brouette, un camion ? Mais quand des questions se sont faites plus incisives sur l’ouverture réelle constatée sur le terrain, les Chinois se sont bien souvent retranchés sur des arguments selon lesquels la loi chinoise était souveraine et qu’on ne pouvait l’enfreindre aussi facilement. Les explications de texte ont souvent été un dialogue de sourds. Combien de fois ai-je tenté d’expliquer à nos amis que le droit international plaçait sans discussion les traités au-dessus des lois nationales ? Nous en savons quelque chose avec l’Union européenne. Mais ce droit international ne convient pas à la Chine. Si l’on insiste, la discussion se terminera par la déclaration péremptoire sur « l’intolérable ingérence ». Un traité est un morceau de papier cosmétique. Dans les litiges sur les contrefaçons, par exemple, la Chine est signataire de toutes les conventions internationales (de Paris, de Madrid, etc.). Mais cette signature signifie-t-elle qu’on va l’appliquer concrètement ? Les notions que nous employons peuvent être surréalistes pour des non-Occidentaux. Nous avons du mal à le concevoir, à la fois pour des raisons d’ethnocentrisme et pour des raisons de puissance, cette puissance économique, scientifique et stratégique que l’Europe et son épigone américain ont bâtie au cours des quatre derniers siècles. L’ordre mondial après la seconde guerre mondiale a consacré la victoire des pays occidentaux, et singulièrement de l’Amérique.

Les grandes institutions internationales créées à l’époque l’ont été par un petit groupe de pays dans lequel la plupart des nations du monde n’étaient pas représentées. L’ONU, la Banque mondiale, le FMI, le BIT, excipent de valeurs d’État de droit, de droits de l’homme, d’ordre mondial démocratique, dans lesquels beaucoup ne se reconnaissent pas, même s’ils signent les chartes associées à l’ONU pour rejoindre le club – ce dont les États-Unis se dispensent d’ailleurs en partie. Prenons les « droits de l’homme », qui ont fait l’objet d’une grande charte onusienne, et que les États-Unis ont brandi avec une vigueur décuplée comme outil de leur diplomatie après leur victoire dans la guerre froide. Voici ce qu’en écrit Renaud de Spens : « Essayer de parler des droits de l’homme en Chine, c’est risquer de se faire détester à la fois par les durs du régime chinois et par les bien-pensants occidentaux. On ne trouve en effet pratiquement que deux lignes principales de discours dans le politiquement correct international : soit que la Chine est une dictature honteuse, réprimant la liberté d’expression, permettant le travail des enfants ou des prisonniers ; soit qu’il faut être indulgent et patient avec un gouvernement qui a sorti le pays de la pauvreté depuis trente ans, et qui accomplit lentement mais sûrement des progrès dans le domaine des droits de l’homme, dont la conception serait légèrement différente de la conception occidentale. […] Aucune de ces deux caricatures n’offre une vision approchant la réalité des droits de l’homme dans la Chine d’aujourd’hui. »

Et il poursuit : « Si l’on interroge les Occidentaux qui effectuent leur premier séjour en Chine, la quasi-totalité d’entre eux expriment leur étonnement : […] pas d’oppression à tous les coins de rue, une présence policière discrète, un franc-parler des autochtones qui n’ont pas l’air effrayés de dire du mal du Parti ou des autorités, et même une certaine douceur de vivre… […] On vit mieux en Chine que dans les pays du tiers-monde, on est plus libre en Chine que dans les monarchies pétrolières, on risque moins sa vie en critiquant le régime en Chine qu’en Russie, on est moins harcelé en tant que femme ou que minorité qu’en Inde ou dans les pays musulmans. Et pourtant, la clique au pouvoir n’est pas très sympathique, préférant l’arbitraire au droit, confisquant consciencieusement postes et richesses, et envoyant sans aucune vergogne sa progéniture à l’étranger au mépris de son discours nationaliste. » Les mots que nous échangeons sont souvent intraduisibles. Non pas que le dictionnaire ne vous donne pas un mot correspondant, mais c’est une toute autre affaire pour le concept que recouvre ce mot dans une autre culture, qu’il s’agisse d’une tradition culturelle très ancienne ou d’une construction moderne pervertie. Lors de son discours-testament de novembre 2012, le président Hu Jintao, on s’en souvient, insistait sur les dangers mortels pour le Parti que constituait, à ses yeux, la corruption systémique et avait prononcé 69 fois le mot « démocratie ».

Le terme peut évidemment prêter à confusion si on le comprend selon des critères occidentaux libéraux et churchilliens. Le Parti communiste utilise constamment le mot « démocratie ». Lors des réunions périodiques du PCC, les membres pratiquent la critique et, bien pire, l’autocritique en public. Dans la terminologie du Parti, cela s’appelle une « réunion de vie démocratique ». Le Parti communiste, disait Lénine, est fondé sur le « centralisme démocratique ». Rien à voir avec notre conception de la démocratie parlementaire. Et même si la Chine évoque périodiquement la nécessité d’arriver un jour à une forme de démocratie représentative, nous savons que cela représente encore un souhait pieux. Les Chinois eux-mêmes s’amusent à détourner malicieusement le sens des mots consacrés. À la grande époque, les membres du Parti s’appelaient « camarade » (tongzhi). Dans la langue familière d’aujourd’hui, quand on dit tongzhi, c’est pour évoquer un homosexuel. Peut-on faire fi de ce que nous appelons « l’État de droit », avec son corpus de lois censées s’imposer équitablement à tous, avec sa vertueuse transparence ?

Mais comment donc traduit-on « équitable » ou « transparent » en chinois ? Le dictionnaire vous donnera certes un mot, mais pas du tout opérationnel. Vaste sujet qui ne sera pas tranché par le prosélytisme ambiant sur les valeurs occidentales de « bonne gouvernance ». Nous vivons dans un monde de « droits » : droits de propriété, droit aux avantages acquis, droit au logement, droits à ceci et à cela, déclaration des droits de l’homme et du citoyen des pères fondateurs de la Révolution française. En Chine, il y a une loi qui énonce les règles publiques, mais la loi et le droit sont deux choses différentes. En Chine, on vit encore largement dans un monde de devoirs, vis-à-vis des ancêtres, de l’État, du maître. Lorsque l’on fait de savantes études sur les valeurs les plus communément partagées en Occident ou en Asie, que ce soit par des enquêtes de sociologues, ou plus prosaïquement d’agences de publicité (ces experts de l’âme du consommateur), on aboutit à des typologies très différentes. Les valeurs le plus souvent citées en Occident par toutes les catégories sont la liberté individuelle, la liberté d’expression, et les droits de l’individu.

Les valeurs le plus souvent citées en Asie sont, dans la sphère collective : le respect pour l’autorité et les seniors, l’importance de la communauté et de la famille, l’harmonie dans les relations humaines, l’ordre dans la société. Et dans la sphère individuelle, les Asiatiques privilégient le travail, la discipline, l’attention à l’éducation et à l’épargne. Et ce n’est pas propre au niveau économique de développement : on retrouve ces différences générales aussi bien en Chine qu’au Japon, en Corée, au Vietnam, dans toutes sociétés confucéennes sinisées. Le véritable défi de la mondialisation n’est pas celui des modes de vie matériels, vestimentaires ou culinaires. C’est la capacité de se changer soi-même en fonction de normes extérieures. Une nouvelle « Internationale » en somme. Le poids spécifique de la Chine et de son gros milliard d’habitants, son ouverture encore très récente, sa fascination face à sa propre culture – avec ou sans ferments nationalistes – ne vont pas contribuer à la transformer de sitôt. Si des idéalistes imaginent qu’il y aura fatalement une convergence des systèmes et des modes de pensée entre la Chine et l’Occident, ils vont devoir, au mieux, attendre un certain temps.

Extrait de "La Chine conquérante : enquête sur une étrange superpuissance", publié aux éditions Eyrolles.

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