Liberté d’expression et démocratie : le discret amendement parlementaire qui devrait tous nous inquiéter <!-- --> | Atlantico.fr
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Une vue de l'Assemblée nationale.
Une vue de l'Assemblée nationale.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Lutte contre les dérives sectaires

L'article 4 du projet de loi du gouvernement pour lutter contre les dérives sectaires a été réintroduit par la Commission des lois de l'Assemblée nationale. En quoi cette décision représente-t-elle un recul sur la liberté d'expression ?

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Après un vote au Sénat, le projet de loi du gouvernement pour lutter contre les dérives sectaires est arrivé en commission à l'Assemblée nationale. Le but est de renforcer les sanctions possibles contre les fausses informations et les pseudo-thérapies alternatives. L'article 4 de ce projet de loi a été réintroduit par la commission des lois. Même si ce projet vise à lutter contre la désinformation en ligne, en quoi est-ce un recul sur les libertés, notamment sur la liberté d’expression ? En quoi ce projet de loi est véritablement toxique ?

Michel Maffesoli : Je fais la distinction depuis longtemps entre opinion publiée, ceux qui se considèrent comme les élites, qui ont le pouvoir de dire et de faire et l’opinion publique, le peuple. Les premiers sont les tenants du pouvoir, politiques, hauts fonctionnaires, journalistes et experts, dits scientifiques. Les autres, c’est Nous, c’est le peuple.

Sous couvert d’une protection des pauvres gens contre les charlatans qui les escroquent, il s’agit en fait d’empêcher toute parole et toute action de soin ou de conseil de vie qui contreviendrait à la doxa.

Cette volonté de contenir toute opinion ou action dissidente est représentative d’une évolution de notre société vers un modèle totalitariste qui s’il n’emprunte pas les atours des fascismes du siècle passé n’en est pas moins liberticide.

Cette réduction des connaissances scientifiques à l’Un s’inscrit dans la logique de la modernité (18e-20e siècles) : est vrai ce qui est rationnellement accessible et mesurable. C’est la logique bien décrite par Thomas Kühn qui montre comment au 19e siècle, la science a suivi la « via recta » de la raison en laissant sur le bord du chemin les « impedimenta » (bagages) que sont le sensible, le rêve, l’imaginaire. Je dirais également l’émotionnel, le sacré, l’imaginal.

Cette réduction rationaliste a eu une efficacité certaine : les progrès de la médecine des deux derniers siècles le montrent.

Mais poussée à son extrême, cette logique de réduction à l’Un a abouti aux catastrophes naturelles et humaines que l’on sait.

Les totalitarismes du 20e siècle et notamment les plus meurtriers, nazisme, stalinisme, maoïsme et Khmers rouges se sont tous construits sur l’érection d’une vérité unique en doxa obligatoire.

Partout se sont élevées des contestations de ce monopole de la Vérité d’Etat : l’Eglise catholique a tenté d’empêcher l’euthanasie des handicapés et malades mentaux en Allemagne, nombre de scientifiques soviétiques ont été envoyés au Goulag parce qu’ils s’opposaient au « Lissenkisme », la révolution culturelle chinoise a éliminé pour une large part les scientifiques et les lettrés du pays, sans parler des Khmers rouges qui tuaient même tous ceux qui portaient des lunettes, symbole du pouvoir intellectuel !

N'oublions pas non plus que ces régimes ont poursuivi toutes les communautés dites sectaires, les Témoins de Jéhovah en Allemagne comme les anthroposophes par exemple.

Mais force est de constater que nos médias officiels n’ont pas été capables de déceler ces formes de totalitarisme : ainsi quand René Viénet a publié le livre de Simon Leys Les habits neufs du président Mao, les médias officiels (déjà), le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur l’ont traité de « charlatan », l’ont accusé de n’avoir jamais mis les pieds en Chine etc. Je n’ai jamais lu aucune « excuse » de ces journaux pour cette « désinformation ». Guy Debord disait à juste raison en parlant du Monde, « Le journal de tous les pouvoirs ».

Aujourd’hui, nos élites verrouillent toute parole politique dissidente, en matière de géopolitique : dans les conflits Russo-ukrainien comme dans la guerre Israël-Palestine, il faut utiliser les mots du narratif officiel, sinon l’on est taxé d’être poutiniste ou antisémite. Mais elles veulent aussi imposer une doxa en matière de mode de vie, de santé, d’hygiène de vie, d’éducation, de loisir et de culture.

Dans une idéologie progressiste et scientiste, il s’agit d’empêcher tout comportement qui contreviendrait à la science officielle. Il s’agit bien plus que d’une attaque de la liberté d’expression. La stratégie de la peur, sous prétexte de protéger le peuple ignare va imposer des modes de vie favorisant toujours plus le productivisme, la course au progrès et un rationalisme morbide. Alors que durant toute la crise du Covid, les personnes qui critiquaient la gestion de la crise se sont vues censurées sur Facebook, Twitter, traitées de complotistes, de charlatans, d’obscurantistes, dans une démarche d’inversion accusatoire, nos élites au pouvoir tentent aujourd’hui d’empêcher toute contestation de leur visée totalitaire.

Le risque est grand de creuser encore plus la fracture entre le peuple méprisé et des élites peu savantes, mais de plus en plus péremptoires et corrompues. Ce qui ne peut qu’exacerber les soulèvements. (Cf. mes livres L’Ère des soulèvements et Le Temps des peurs publiés aux éditions du Cerf en 2021 et 2023).

Cet article est-il néfaste au débat scientifique ? Cet amendement ne va-t-il pas à l’encontre de la démarche scientifique (qui prône le doute et le questionnement) ?

Bien sûr, une telle stratégie d’étouffement de tout débat et de toute mise en cause de la « Science d’État » est néfaste pour la science, je dirais pour la connaissance.

Tout d’abord on confond science (une démarche qui objective les faits, les mesure et tente d’établir des liens de causalité entre eux) et scientisme, une attitude qui transforme la science en croyance, en vérité Une et indépassable. L’histoire nous montre bien comment la science n’a progressé qu’en remettant sans cesse en cause les vérités soit-disant démontrées et indépassables. Jean-Pierre Luminet, l’astrophysicien incontesté a montré comment Copernic, Galilée, Newton n’avaient avancé qu’en s’opposant à la science officielle. D’un point de vue philosophique, la progression de la connaissance ne se fait que grâce au débat, ce que les grands philosophes de l’université médiévale nommaient la disputatio. Disputatio que pouvaient suivre tous les étudiants et que les monarques se gardaient bien d’empêcher.

Même l’Eglise catholique a dû tolérer sur le temps long cette remise en cause ou cet approfondissement constant des vérités dogmatiques. Qui ne constituent pas une vérité une et définitive, mais qui doivent être mises en relations avec d’autres formulations, d’autres vérités. C’est cela le vrai relativisme, fondement de toute pensée libre.

En ce sens, une telle loi qui interdit cette « mise en relation » est néfaste au progrès scientifique, elle sape toute avancée de la connaissance. Elle transforme l’humanité en troupeau moutonnier, juste attaché à obtenir sa pitance journalière.

Cet article 4 représente-t-il un recul sur les libertés fondamentales et menace-t-il de bâillonner les pensées dissidentes et risque-t-il de nuire aux lanceurs d'alertes (sous peine d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende) ?

Je le redis, cet article de loi se situe dans la droite ligne d’une évolution du pouvoir vers toujours plus de totalitarisme. Ce que j’appelais le totalitarisme doux mettant le public au service du pouvoir par l’idéologie du service public, évolue vers un totalitarisme bien plus menaçant.

Il ne s’agit pas seulement de notre liberté d’expression politique, mais de l’ensemble de nos modes de vie que le pouvoir tente de modeler pour les conformer aux intérêts de la seule consommation et production.

Le libre choix des médecins, le consentement libre et éclairé, le droit au refus de suivre un protocole de soin, le droit à une information plurielle, la liberté de prescription (et donc la responsabilité de celle-ci) sans parler de l’accès à des formes de santé communautaire, voilà autant d’acquis d’une soit-disant démocratie sanitaire qui sont  jetés aux poubelles.

La mise en cause de la liberté d’enseignement, de la liberté des professeurs d’université d’exprimer des opinions contraires à la majorité participe de cette même avancée totalitaire.

Les réseaux sociaux participent certes à la division de la société en communautés d’échanges très clivées. Mais la seule manière de lutter contre ces clivages ce n’est pas d’imposer une Vérité Unique, mais de favoriser la mise en relation de toutes ces vérités et de toutes ces communautés.

Le peuple n’est pas imbécile et souvent le bon sens, le sens du bien commun prémunit contre les excès d’un scientisme pas toujours désintéressé. 

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