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Les vraies raisons pour lesquelles Bruno Le Maire souhaite que Carrefour ne passe pas aux mains des Canadiens
©LOIC VENANCE / AFP

Atlantico Business

Selon Bruno Le Maire, Carrefour ne doit pas se laisser racheter par le groupe canadien, au nom de la sécurité alimentaire. Les milieux d’affaires sont offusqués de cette déclaration, qui ne donne aucune chance à l’opération, mais qui pourrait surtout ternir l’image de l’économie française à l’avenir. Sauf que derrière cette opposition, il y a d’autres raisons.

Aude Kersulec

Aude Kersulec

Aude Kersulec est diplômée de l' ESSEC, spécialiste de la banque et des questions monétaires. Elle est chroniqueuse économique sur BFMTV Business.

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Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Les dirigeants canadiens de Couche-tard peuvent être déçus. Ils ont à peine mis leur proposition sur la table que Bruno Le Maire leur a quasiment opposé une fin de non-recevoir. Un « non cordial, mais clair et définitif », comme répété vendredi matin. Les Canadiens sont déçus car ils n’ont pas eu le temps d’expliquer leur projet.

Une proposition d’achat à 16,2 milliards d’euros, qui aurait encore pu évoluer à la hausse, et dont les conditions, encore en négociations entre Couche-tard et Carrefour, ne comportent pas de restructuration ou de perte d’emplois. Le siège administratif, notamment, est supposé rester en France et on imagine mal les Canadiens changer le nom des magasins français et le rebaptiser du nom de Couche-tard…. Le groupe nord-américain se dit prêt à investir 3 milliards supplémentaires pour moderniser le groupe.

Mais, pour la France et au nom de la souveraineté en matière d’alimentation, il faudrait donc se passer d’une opération à plus de 16 milliards d’euros. Alors que les conditions de rachat auraient pu mentionner une présence minimale de produits français dans les rayons devenus canadiens, alors même, aussi, que le marché français fait déjà la part belle aux distributeurs étrangers (Lidl dont la part de marché ne cesse de grimper, Costco qui va ouvrir son deuxième magasin en France cette année, ne parlons pas d’Amazon…).

Chez Couche-tard, on réfute donc le terme de « cordialité » exprimée par le ministre français, quand leurs dirigeants n’ont même pas commencé à discuter avec les services de Bercy.

C’est un affront fait aux Canadiens, parce que la France, avec Alstom, achetait il y a quelques mois un acteur historique canadien, l’industriel Bombardier. Le ministre français de l’économie s’était, cette fois, réjoui de l’affaire et était même allé plaider la cause d’Alstom auprès de la Commission européenne pour que l’opération soit acceptée.

Il y a ensuite l’idée que le petit ne peut pas racheter le gros. Vu de France, en tout cas car Carrefour est loin d’être un géant par rapport à Couche-tard. Certes, Carrefour est dans le tiercé mondial de la distribution, troisième en termes de chiffre d’affaires, quand Couche-tard n’est que huitième. Mais le Canadien est bien plus profitable que Carrefour. Il enregistre ainsi un profit supérieur (2 milliards de bénéfices contre 1,3 pour le Français) et a une capitalisation boursière au moins deux fois plus importante. La capitalisation boursière, ça ne fait peut-être pas tout, mais c’est ce qui lui permet de réaliser des acquisitions d’envergure : à la fin de l’année dernière à l’encontre d’un groupe asiatique - Convenance Retail Asia (CRÂ) – et aujourd’hui avec Carrefour. La valeur boursière permet de créer de la monnaie à bon compte.

Cette déclaration hâtive est aussi un affront fait à l’actionnariat privé de Carrefour, qui est depuis sa création dans les années 60, une entreprise privée. Ce serait donc aux actionnaires privés, aux organes de décision de l’entreprise, de s’exprimer sur la question. Les actionnaires ont de quoi grogné, car la proposition faite était plutôt alléchante, avec une prime de 30% sur le prix de l’action Carrefour, ce qui est dans la fourchette haute des opérations d’acquisitions. Les actionnaires auraient pu ainsi vendre à bon prix dans un climat de crise. Les deux principaux actionnaires, Groupe Arnault – la holding du milliardaire français et la famille Moulin, propriétaire des Galeries Lafayette – qui subit la crise sanitaire de plein fouet – sont sans doute intéressés pour céder leur part. Surtout que les grands magasins parisiens doivent supporter leur navire amiral que les touristes chinois ne fréquentent plus.

Alors, qu’en France, on est encore en train de se demander qui est Couche-tard et s’il est à la hauteur de Carrefour, on découvre que le capitalisme vu par l’exécutif français est à sens unique. C’est un grand oui quand ce sont les entreprises françaises qui sont à la manœuvre, et non, au nom de la souveraineté, quand la fierté française est en jeu. En plus, on redécouvre que l’Etat s’implique partout et décide de tout et tout le temps. Le conseil d’administration de Carrefour n’a même pas eu le temps de donner son avis.

Avec cette réponse par la négative, Bruno Le Maire ne ferme pas seulement la porte à une opération, il peut porter atteint, à terme, à l’économie française et à sa reprise.

La réaction des milieux d’affaires était très attendue mais il faut reconnaître qu‘elle n’a fait l’objet d’aucun commentaire officiel et simulant. Les patrons s’interrogent, mais le temps pour eux n’est pas venu de gêner l’action du ministre à un moment aussi compliqué pour l’économie. D’autant qu'en défendant cette position, Bruno Le Maire envoie des signaux qui ne déplaisent pas forcément aux chefs d’entreprise. Personne n’interdit à un ministre d’être intelligent ou pragmatique.

1er point, Bruno Le Maire fait de la politique, c’est son métier. Il sait trop bien qu’une des grandes faiblesses de l’économie française au cours de cette crise aura été la trop grande dépendance des productions étrangères. Ça a été flagrant dans le secteur pharmaceutique . Or, il sait aussi qu‘une des grandes forces de ce pays est la puissance de son industrie agroalimentaire. Cette puissance dépend de l‘ampleur des productions agricoles et en aval, de la puissance des circuits de distribution et notamment de Carrefour et de Leclerc. Si on veut conserver cette indépendance en matière agricole et alimentaire, pas question d’abandonner un des maillons de la chaine de valeur.

2ème point, la France n’a pas tant de fleurons industriels qu’elle puisse se permettre de les céder à l’étranger. Bernard Arnault, un des actionnaires de Carrefour qui aurait pu avoir intérêt à réaliser une opération financière, s’est bien gardé de se manifester. On pourrait penser que la déclaration du ministre lui rende service vis à vis du groupe LVMH et de ses autres actionnaires qui raisonnent trop souvent à court terme. Tout puissant qu’il soit, Bernard Arnault est porteur de la marque France, c’est ce qu’il vend. Il ne peut pas s’offrir le risque qu’on vienne lui reprocher de trahir la marque France en lâchant un des trois groupes de distribution les plus puissants du monde.

3e point. Au-delà des egos et de la nécessité politique de protéger les identités nationales, il s’agit peut-être aussi de protéger l‘avenir et l’avenir de la distribution sera digital ou ne sera pas. Le premier confinement a sidéré les Français et leur a montré à quel point nous n’étions pas adaptés au changement. Les grands groupes de distribution, Leclerc et Carrefour, ont été incapables de mettre en place très rapidement une stratégie de remplacement en développant le e-Commerce. Ils ont frôlé la catastrophe et laissé la part belle à Amazon. Heureusement, ils ont tout appris depuis ce premier confinement. Et chez Leclerc comme chez Carrefour, on a développé le e-commerce et l’organisation des livraisons à la vitesse grand V. On a mis en place des marketplaces qui préfigurent ce que sera la distribution de demain. En bref, la crise du Covid a permis à la grande distribution de préparer l’émergence d’un Amazon à la française. Et cet Amazon tricolore ne pourra se faire qu’entre les deux groupes.

Le moment n’était pas venu d’abandonner toute possibilité de constituer ce groupe en laissant filer Carrefour. Le management de Carrefour et les actionnaires le savaient. Bruno Le Maire n’a rien fait d’autre que dire tout haut ce que les milieux d’affaires souhaitent tout bas. Quand en plus, ça correspond à l‘air du temps c’est-à-dire à la demande politique de protéger ses actifs nationaux, pourquoi se priver d’être pragmatique ? En période de crise surtout, on ne peut pas reprocher à un ministre d’être intelligent et surtout pas au ministre chargé de l’économie.

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