Les réseaux sociaux, nouvelle arme de guerre à laquelle nous ne sommes pas préparés<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Hamas avait largement diffusé sur les réseaux sociaux leurs massacres.
Le Hamas avait largement diffusé sur les réseaux sociaux leurs massacres.
©Lionel BONAVENTURE / AFP

Propagande

Le Hamas avait largement diffusé sur les réseaux sociaux leurs massacres.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : On a vu que le Hamas avait largement diffusé sur les réseaux sociaux leurs massacres. Comment analyser ça ?

Fabrice Epelboin : Ces vidéos ont un double usage, elles terrifient ceux qui s’identifient aux jeunes qui faisaient la fête le jour de l’attaque et enthousiasment ceux qui voudraient voir disparaître l’Etat d’Israël. Du point de vue de la communication, c’est redoutablement efficace pour le Hamas, d’autant plus efficace que les médias occidentaux n’en diffuseront qu’une version édulcorée et floutée et laisseront les réseaux sociaux s’en emparer, là où leur diffusion sera d’autant plus impactante qu’elle sera réalisée au sein de bulles de filtre idéologiquement homogènes.

La profusion d'images rend par ailleurs leur censure bien plus difficile du côté des réseaux sociaux, dont les centres de modération ne peuvent pas monter en charge du jour au lendemain et qui ne peuvent, de facto, qu’être dépassés. On peut cependant se demander si la censure est l’approche la plus intelligente qui soit - outre le fait qu’ici comme en Iran, elle n’est pas efficace, elle n’a pour l’instant comme effet que d’isoler une large partie de la population de la réalité des faits. Si Facebook et Twitter avaient été là en 1940, aurait-on censuré les images des fours crématoires pour “préserver la dignité des victimes” ou éviter que “la haine” envers les allemands ou les juifs ne déborde ? C’est bien possible, mais il revient aux historiens de donner un avis posé là-dessus, toujours est-il que c’est ce que cherche à faire Thierry Breton, il faut en être conscient.

Face à cela, l’Etat d’Israël semble décidé à délibérément exposer le monde aux images récupérées dans les GoPro des terroristes abattus lors des attaques du 7 octobre dans l’idée de rétablir une forme d’équilibre dans l’horreur face aux images venues de Gaza dans les jours qui ont suivi.

Nous sommes entrés dans une nouvelle ère des conflits armés, le drone en est sans doute le symbole le plus évident. Ici, c’est la GoPro qui est détournée de son usage récréatif pour en faire un outil au service de la propagande du Hamas, qui fait de ses combattants des journalistes embarqués, en quelque sorte. En occident, le filtre proposé par les médias, quel que soit le camp aux côtés duquel ils sont embarqués idéologiquement, ne reflète qu’une réalité édulcorée, ne montrant que de courts extraits qui sont loin de refléter la réalité des massacres qui se sont déroulés le 7 octobre. Faut-il pour autant montrer les images de femmes enceintes éviscérées et brûlées vives après avoir été violées afin que les populations occidentales réalisent ce à quoi fait face Israël ? La réponse est loin d’être simple.

Plus créatif encore dans l’horreur, les vidéos réalisées par le Hamas documentant viols et tortures puis publiés sur les comptes Facebook des victimes en utilisant les smartphones ou envoyés à leur familles par WhatsApp dépassent tout ce qu’on avait pu imaginer jusqu’ici en matière de terreur. Là encore, l’idée est de se passer du filtre des médias pour s’adresser directement à la population. On imagine aisément, pour peu qu’on ait une quelconque empathie envers les victimes, l’angoisse des familles dont l’un des leurs a été pris en otage, qui rafraîchissent à longueur de journée la page Facebook de leurs proches, la peur au ventre, à l’idée d’y découvrir le sort que le Hamas leur a réservé.

Les vidéos de promotion du Hamas, comme celle montrant la façon dont ils ont utilisé des canalisations d’eau pour en faire des roquettes, sont elles moins surprenantes, on avait par le passé déjà vu Daesh se livrer à de telles productions, qui de nos jours sont réalisables avec un iPhone et un ordinateur d’entrée de gamme. 

Quel est leur but ?

Le but est tout bonnement de terroriser leurs cibles et de provoquer l'enthousiasme chez leurs soutiens : les mêmes contenus peuvent en effet susciter l’horreur auprès d’une certaine partie de la population et en galvaniser une autre partie. Cela provoque une accélération du clivage en Occident.

Dans le monde musulman, cela galvanise la “rue arabe” [l’opinion publique] qui n’adhère pas du tout au plan de paix initié par les accords d’Abraham que Joe Biden a par ailleurs allègrement saboté. Le conflit israélo-palestinien est du coup à la fois une opportunité pour le monde arabe de montrer sa solidarité avec le sort réservé depuis des décénnies aux palestinens tout en montrant son opposition au pouvoirs en place. C’est une situation dangereuse pour ces derniers, qui ont traditionnellement utilisé de telles manifestations comme soupape de sécurité et comme exutoire à la colère des populations, du temps où cette opposition à Israël était partagée entre les autocrates au pouvoir et les peuples qu’ils oppressent dans leurs dictatures respectives. Mais en dehors des quelques outsiders des accords d’Abraham comme l’Algérie ou la Tunisie, ce n’est plus le cas désormais, et ces manifestations pourraient facilement se transformer en contestation des régimes en place.

En occident, cela a pour effet de polariser les opinions publiques et de pousser les camps qui s’opposent à la confrontation, et de renforcer les positions politiques des partis susceptibles de profiter de cela, soit dans le but d’accéder au pouvoir, comme c’est le cas pour l’extrême droite en France, soit dans celui d’initier une révolution contre un pouvoir qu’ils ont renoncé à conquérir par les urnes, ce qui semble bien être le cas de LFI.

Entre ces deux camps, le pouvoir vieillissant prônant la modération, le progressisme et l’universalisme ne trouve pas d’autre solution que la censure, quelque peu dépassé par des médias qui prennent parti pour un bord ou l’autre, en sacrifiant les faits au profit des fake news et en ne relayant que les informations ou les analyses susceptibles de servir le narratif qui sert le camp aux cotés duquel ils se sont engagé. 

Les médias dans lesquels prolifèrent les fake news depuis le début du conflit accusent les réseaux sociaux d’en faire autant, ce qui n’est pas faux, et la population qui dans certaines parties du monde, comme les USA ou la France, a perdu toute confiance envers ses médias, les rejette encore un peu plus en les accusant d’être le relais d’une propagande qui, si elle était si puissante que certains se l’imaginent, ne donnerait pas à voir une telle incohérence. 

Les pays utilisent également les réseaux sociaux comme une nouvelle arme de guerre ?

Historiquement ce qu’on appelle les “relations publiques” ou la “propagande” a été inventé par Edward Bernays au début du XXe siècle pour renverser l’opinion publique américaine et permettre au président Wilson, élu en 1916 sur un programme pacifiste et non interventionniste, d’engager les Etats-Unis dans la première guerre mondiale dès 1917.

Depuis, la propagande et les fake news qui vont avec sont devenues la norme en période de guerre, et tout le monde a encore en tête la fiole d'anthrax brandie par Colin Powell aux Nations Unis pour justifier de la guerre en Irak, et de son impact sur l’opinion publique américaine, convaincue que Saddam Hussein était derrière les attentats du 11 septembre. Les plus férus d’Histoire ont sans doute retenu l’attaque imaginaire du Golfe du Tonkin en 1964 lors de la guerre du Vietnam, et de tels exemples de fake news utilisées pour manipuler l’opinion publique afin de justifier tout et n’importe quoi ne manquent pas.

Mais cette propagande mise au point par Bernays il y a plus d’un siècle suppose que l’opinion publique soit en quelque sorte prisonnière de ce qu’il a lui-même théorisé comme le “système politico-médiatique”, or ce règne a pris fin avec l’arrivée des réseaux sociaux, qui ne sont ni plus ni moins qu’une désintermédiation entre les faits et le public, contournant ainsi les médias et court circuitant par là même le système politico-médiatique.

Les systèmes politico-médiatiques les plus fragiles ont été les premiers à s’effondrer lors du Printemps Arabe, laissant croire un temps aux démocraties occidentales que la liberté d’expression allait venir à bout des dictatures, avant de réaliser que cette même liberté d’expression constituaient une menace pour leurs propre système politico-médiatiques. C’est ainsi qu’on en est arrivé à proclamer que ces libertés étaient une menace pour la démocratie, ce qui revient à faire passer Bernays pour un démocrate.

Mais les gouvernances se sont en réalité vite adaptées, et dès les années 2010 ont imaginé de nouveaux moyens pour continuer à manipuler l’opinion publique à travers les réseaux sociaux. Des moyens qui furent un temps qualifiés de théories du complot jusqu’à ce que Vladimir Poutine ne les utilise pour interférer dans les présidentielles américaines de 2016, qui ont vu Donald Trump arriver au pouvoir. Depuis, des investigations telles que “Forbidden Stories” ont montré que de nombreux régimes, autoritaires comme démocratiques, avaient recours à de telles approches, qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine, des USA, d’Israël ou de la France.

Mais l’un ne remplace pas l’autre pour autant, et internet, au-delà des réseaux sociaux, a profondément bouleversé le rapport au savoir. Tout le monde peut, par exemple, prendre connaissance de l’attaque du Golfe du Tonkin en quelques minutes en utilisant Google, là où, au XXe siècle, cela demandait des recherches qui pouvait s’avérer longues et fastidieuses, ce qui enfonce encore un peu plus l’efficacité du système politico-médiatique théorisé par Bernays.

Le déplacement du champ de la propagande sur le terrain des médias sociaux a par ailleurs mondialisé le problème, et il est courant que les nations interfèrent dans l’opinion publique d’autre nations : ce qui était complexe, long et coûteux au siècle dernier devient instantané et à la portée d’un nombre considérable d’acteurs, étatiques comme privés. Les réseaux sociaux ont pour ainsi dire abaissé la barrière à l’entrée de la propagande, aujourd’hui à la portée d’acteurs disposant de très peu de moyens. 

C’est à cette problématique que doivent répondre désormais les régimes politiques qui en occident peinent à trouver des solutions qui ne mettent pas en péril un contrat social basé sur le sentiment des populations de vivre en démocratie.

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