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Les racines de l’imposture décoloniale
©Thomas SAMSON / AFP

Bonnes feuilles

Pierre-André Taguieff publie "L'imposture décoloniale: Science imaginaire et pseudo-antiracisme" aux Editions de l’Observatoire. Selon l’auteur, des sectarismes menacent approches scientifiques et valeurs républicaines au nom du "décolonialisme". L’imprégnation décoloniale a fait surgir un nouvel espace de l’extrémisme politique. Extrait 1/2.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Nombreux sont aujourd’hui ceux qui, au nom de la lutte contre le racisme –  programme d’inspiration universaliste, se réclamant de la vérité et de la justice –, dénoncent la « haine en ligne » et partent à la chasse aux « discours de haine » ou aux « contenus haineux » sur les réseaux sociaux. C’est là l’activité principale des militants de l’antiracisme « mainstream » contemporain, qui s’inscrit dans le champ du « néoantiracisme », tel qu’il s’est constitué dans la période post-nazie. Ils se réclament tous de telle ou telle vision de l’universalisme, à dominante morale. Ils ont des raisons de s’engager dans ce combat – de bonnes, de douteuses ou de mauvaises raisons. Ils présupposent tous que la commune humanité des individus prime les identités communautaires –  définies par la race, l’ethnicité ou la culture  –, et que l’antiracisme doit récuser inconditionnellement les visions identitaires ou différentialistes, qui s’accompagnent souvent d’animosité haineuse à l’égard des « autres » – bestialisés, criminalisés ou diabolisés.

Ces néo-antiracistes universalistes, s’ils sont particulièrement vigilants face à la propagande antijuive ou à la xénophobie anti-immigrés, se montrent cependant pour la plupart aveugles devant le fait que la haine la plus répandue est désormais la haine de l’Occident – supposé colonialiste, raciste, impérialiste –, et plus particulièrement celle d’un type humain érigé en symbole de l’Occident maudit : « l’homme blanc », c’est-à-dire, effet de la propagande néoféministe, le « mâle blanc », « hétéronormé », « violent » et « raciste », incarnation par excellence de la « domination blanche ». Il y a là une seconde forme de néo-antiracisme, illustrée par les discours et les mobilisations de groupes qui se réclament d’un « antiracisme politique ». Or, cet antiracisme recourt à des catégories raciales pour se définir dans ses fondements comme dans ses objectifs. D’où le paradoxe d’un antiracisme racialiste, voire raciste, dès lors qu’il puise, non sans violence verbale, dans la thématique du racisme anti-Blancs. C’est pourquoi il serait plus adéquat de le caractériser comme un pseudo-antiracisme, et plus précisément, pour marquer la contradictio in adjecto, comme un antiracisme anti-Blancs.

L’emploi du qualificatif « blanc » permet de péjorer des phénomènes sociaux ou politiques extrêmement divers, dont témoignent les expressions sloganisées suivantes : « féminisme blanc », « antiracisme blanc », « gauche blanche », « République blanche », « hégémonie blanche », « pouvoir blanc », etc. La dénonciation litanique du « privilège blanc » est venue, ces dernières années, donner une formulation d’apparence savante à la haine des « Blancs », cette haine les visant non pas pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont censés être en raison de leur couleur de peau. C’est la définition même du racisme classique, ici retournée contre les « Blancs ». La « blancheur », marque raciale intrinsèquement négative, est ontologisée pour se transformer en « blanchité ». Elle est ainsi érigée en visage du Mal. La « noirceur » de la peau est corrélativement traitée comme un indice somatique de la victime innocente. L’imaginaire victimaire étant désormais hégémonique, la « noirceur » est perçue comme le visage du Bien. Le prétendu « racisme systémique », c’est-à-dire le racisme à sens unique, qui va toujours du « Blanc » au « Noir », devient dès lors l’attribut principal de la « société blanche ». La racialisation des rapports sociaux s’opère sous nos yeux, et ce, au nom de l’antiracisme. Mais il faut aussi tenir compte d’un autre foyer de corruption idéologique de la lutte antiraciste  : sa réduction à la « lutte contre l’islamophobie » par les milieux militants néo-gauchistes et islamistes, alliés dans leur grand combat contre le capitalisme mondialisé, l’impérialisme et le « sionisme » – fantasmé comme « sionisme mondial », représentation complotiste très répandue.

La cible diabolisée et criminalisée est ainsi construite sur une double base idéologique et rhétorique : d’abord, l’antiracisme classique postulant que le racisme est une invention occidentale et désignant les Blancs ou les individus d’origine européenne, et eux seuls, comme racistes ; ensuite, le néoféminisme misandre qui catégorise les mâles « hétéronormés », surtout s’ils sont « blancs », comme intrinsèquement violents et exploiteurs, donc comme un danger pour le genre humain. La misandrie tend ainsi à remplacer la misogynie. « Tous coupables, toutes victimes », tel est le slogan androphobe qui pourrait résumer cette nouvelle idéologie dominant. Le soupçon est généralisé et la misandrie racialisée : tout mâle est perçu comme un violeur potentiel, tout mâle blanc hétérosexuel comme un tueur potentiel de non-Blancs. Dans cette mythologie manichéenne en voie de formation, le « mâle blanc » est intrinsèquement « raciste » et dangereux. Il est le coupable désigné de toutes les discriminations et de toutes les violences, tandis que les « personnes de couleur » –  à commencer par les « Noirs » ou les « Afro-Américains » – ne peuvent qu’être ses victimes. Le postulat de l’innocence de la victime ne fonctionne qu’en faveur des non-Blancs.

C’est ainsi que les « violences policières », dénoncées régulièrement au cours de manifestations qui, organisées par des mouvances gauchistes et des associations ethno-raciales, dégénèrent souvent en émeutes, sont imputées mécaniquement à des policiers racistes blancs au service d’un « racisme d’État » qui ne serait que l’expression politique d’un racisme sociétal qualifié de « systémique ». Qu’il y ait des policiers racistes, nul ne le nie : il y a des racistes dans tous les secteurs de la société. Et nul ne nie le fait qu’il y ait des bavures policières. Mais postuler que « la police est raciste » relève de la généralisation abusive. Il y a bien sûr aussi des crimes racistes, qu’on est en droit de qualifier comme tels après enquête et qu’il faut condamner fermement. C’est le cas du meurtre de l’Africain-Américain George Floyd par un policier blanc raciste, Derek Chauvin, le 25 mai 2020 à Minneapolis. Mais il y a aussi des morts accidentelles de « personnes de couleur », qui sont présentées abusivement comme des meurtres prémédités imputés aux forces de police puis dénoncés comme des « crimes racistes » par des groupes militants extrémistes, relayés et légitimés par de « belles âmes » issues du show-biz, avides de « bonnes causes » pouvant servir leurs carrières respectives. Que les « crimes racistes » dénoncés soient réels ou fictifs, ils sont interprétés abusivement par des minorités actives comme des preuves de l’existence d’un racisme anti-Noirs –  souvent dit « postcolonial » – censé imprégner la société civile tout entière ainsi que les institutions. L’indignation qu’ils suscitent donne lieu à des manifestations qui, pour les entrepreneurs de chaos, sont une occasion rêvée de donner libre cours à leurs pulsions destructives, et, pour les politiciens cyniques, constituent un flux d’émotions collectives à exploiter électoralement. Aux États-Unis, c’est ainsi que la guerre civile raciale est régulièrement relancée. La dénonciation hyperbolique du racisme chasse toute autre préoccupation : « Racism is the real pandemic!!! », lisait-on sur des pancartes tenues par des militants du mouvement « Black Lives Matter » (BLM  : « Les vies des Noirs comptent ») qui manifestaient début juin 2020 après le meurtre de George Floyd.

Il est à noter que ces « victimes du racisme » sont souvent des délinquants, ce qui explique qu’ils aient eu affaire avec les forces de police. Ces délinquants n’en sont pas moins érigés en martyrs et font l’objet d’un culte. Leurs images fonctionnent comme des icônes politico-médiatiques, leurs noms symbolisent les minorités supposées discriminées et opprimées. La magie de la transfiguration militante fait oublier la triste réalité : George Floyd a été plusieurs fois condamné pour trafic de drogue ou vol à main armée, et Adama Traoré, lui-même petit trafiquant, a été incarcéré entre fin 2015 et début 2016. On compte 17  procédures engagées contre lui entre 2007 et 2016 pour vols, trafic de stupéfiants et viol sur son codétenu. Pourtant, ces personnages sont érigés en héros de la « communauté noire ». On leur rend pieusement hommage, comme par cette fresque réalisée à la mi-juin 2020 par un collectif d’artistes locaux à Stains (Seine-Saint-Denis), dans laquelle, au-dessus des visages de Floyd et de Traoré, est inscrit ce slogan : « Contre le racisme et les violences policières ». Or, l’exemplarité de leurs itinéraires respectifs est pour le moins discutable. C’est pourquoi la jeune conservatrice afro-américaine Candace Owens a déclaré que Floyd n’était « pas un héros » pour les Afro-Américains et qu’elle refusait de « voir en lui un martyr », déplorant que ce soit « devenu une mode ces cinq ou six dernières années » de « transformer d’un jour à l’autre les criminels en héros ».

En France, la tentation est grande, pour les groupes contestataires radicaux, qu’ils soient ethno-identitaires (dits « communautaristes ») ou d’extrême gauche –  qui se disent « antiracistes » ou « Antifa » –, d’importer les conflits raciaux étatsuniens et d’imiter les modes de protestation des minorités supposées « racisées ». En témoigne notamment l’affaire Adama Traoré, qui, depuis la fin juillet  2016, ne cesse de rebondir, sur la double base militante de l’antiracisme et de la « lutte contre les violences policières », qui a elle-même donné lieu à des violences, notamment antipolicières, au cours de certaines manifestations qui ont dégénéré en émeutes. Des rassemblements militants ont eu lieu sous la banderole « Black Lives Matter France », à l’imitation du mouvement militant afro-américain créé en 2013 aux États-Unis pour dénoncer les violences policières dont les Afro-Américains sont les victimes et qui a pour objectif déclaré de lutter contre le « racisme systémique », autre notion confuse importée sans examen critique. Or, ceux qui y recourent présupposent qu’il existe une discrimination et une oppression faisant partie du système social tout entier.

Extrait du livre de Pierre-André Taguieff, "L'imposture décoloniale : Science imaginaire et pseudo-antiracisme", publié aux Editions de l’Observatoire

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