Les mingongs, ce vilain petit secret de la croissance chinoise <!-- --> | Atlantico.fr
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Des travailleurs migrants regardant un film en plein air proposé par le gouvernement du district de Hanjiang à Yangzhou, en Chine, pour divertir les travailleurs qui sont découragés de voyager lors du Nouvel An lunaire en février 2021.
Des travailleurs migrants regardant un film en plein air proposé par le gouvernement du district de Hanjiang à Yangzhou, en Chine, pour divertir les travailleurs qui sont découragés de voyager lors du Nouvel An lunaire en février 2021.
©AFP / STR

Ouvriers

Beaucoup de livres et d’articles relatifs à la Chine ont été publiés mais la plupart mettent de côté une réalité qui est pourtant essentielle pour comprendre l’évolution de la Chine au cours des cinquante dernières années. Cette réalité c’est celle des mingongs. Antoine Brunet, co-auteur de « La visée hégémonique de la Chine » (L’harmatan, janvier 2011), explique ici ce dont il s’agit.

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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L’opération mingongs se poursuit depuis 1979.

Après la mort de Mao en 1976, le Parti Communiste Chinois (PCC) sous la nouvelle direction, celle de Deng Xiaoping, fit le constat que le Collectivisme (en place depuis 1949) paralysait l’économie. En 1979, il décida soudainement de renoncer au modèle économique Collectiviste pour passer au modèle économique Capitaliste (tout en conservant intact son régime politique Totalitaire).

Les unités de production qui étaient jusqu’alors dispersées dans toutes les provinces (de façon à maintenir des emplois là où se trouvaient les populations) furent alors brutalement fermées par le PCC.

Dans les provinces intérieures de la Chine, il en résulta brusquement un sous-emploi susceptible de devenir massif : aux ouvriers licenciés et réduits à un chômage sans indemnité, s’ajoutaient les travailleurs issus de l’agriculture qui ne pouvaient désormais plus venir s’embaucher dans les usines locales.

Dans le même temps, le PCC s’employait avec succès à ce que se développent rapidement dans les provinces côtières, des entreprises industrielles tournées à l‘exportation, ce qui y suscitait des besoins importants de recrutement.

Les deux déséquilibres symétriques auraient pu spontanément se neutraliser l’un l’autre. Il aurait suffi de laisser les chômeurs des provinces intérieures migrer vers les provinces côtières en toute légalité et avec leurs familles.

Ce ne fut pas le cas. Le PCC entreprit alors de prendre appui sur ce contexte particulier pour constituer délibérément une armée considérable d’ouvriers esclavagisés et pour la mettre à disposition des nouvelles entreprises manufacturières qui naissaient sur les zones côtières.

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Comment cela se passa-t-il ? Fort de son régime totalitaire, le Parti osa prendre une décision monstrueuse : malgré le sous-emploi massif dans les provinces intérieures, il maintint délibérément intacte une réglementation, héritée des empereurs et maintenue sous Mao : chaque Chinois doit vivre et travailler dans sa province de naissance ; pour migrer d’une province à l’autre, il doit préalablement obtenir un hukou, une autorisation de migration interne. Parallèlement, dans la coulisse, la Direction du Parti donnait la consigne que ces hukous ne soient accordés qu’au compte-goutte à ceux qui devaient migrer.

Résultat : inspirés par un instinct naturel de survie, les adultes des provinces intérieures, bien que démunis du précieux hukou, entreprirent quand même d’aller travailler dans les provinces côtières où les nouvelles usines manquaient de main d’œuvre. Un flux massif et récurrent de « migrants intérieurs illégaux » (ceux que l’on désigne comme les mingongs) se mit en place (et se renouvela) des provinces intérieures vers les provinces côtières.

Une fois arrivés sur place, les mingongs éprouvaient la vulnérabilité qui serait la leur : ils pouvaient à tout moment, au moindre faux pas, être renvoyés dans leur province natale pour y devenir des chômeurs sans indemnité ; ils se trouvèrent de ce fait obligés d’admettre des conditions de travail lamentables et plus encore des salaires horaires dérisoires.

A vrai dire, le PCC avait tout organisé par pour mettre durablement à disposition des entreprises, publiques ou privées, chinoises ou étrangères, une immense population d’ouvriers d’usine esclavagisés.

Le résultat : 291 millions de mingongs quasi-esclavagisés et surexploités.

Les mingongs, hommes et femmes adultes, ont des conditions de vie extrêmes : ils habitent des dortoirs proches des usines ; le plus souvent, les couples mariés se trouvent de facto séparés ; leurs enfants restent dans la province natale car le Parti interdit et empêche la scolarisation des enfants dans la province où les mingongs ont migré ; l’éducation des enfants revient ainsi à leurs grands-parents (qui sont eux-mêmes astreints à rester dans leur province natale).

En 2019, quarante ans après la décision prise par Deng Xiaoping, le PCC reconnaissait un chiffre de 291 millions de mingongs, hommes et femmes, tous en âge de travailler, soit 29% d’une population totale en âge de travailler de 984 millions de personnes.

Les mingongs sont presque tous des ouvriers et des ouvrières qui travaillent en usine et réciproquement, les ouvriers et ouvrières d’usines sont presque tous des mingongs. Il y a pratiquement coïncidence entre la population des mingongs et celle des ouvriers d’usine.

Le pouvoir de négociation des mingongs est inexistant. L’activité syndicale et la grève leur sont absolument prohibées et sont durement réprimées. La principale manifestation collective qu’en dépit de ce contexte, les mingongs ont osé organiser a eu lieu en 2011. Quel fut donc alors leur mode d’action ? Le seul mode d’action qu’ils avaient alors jugé accessible à eux, consistait à occuper les locaux de l’usine en grève et à tirer au sort périodiquement celui des grévistes qui se suiciderait en se jetant du sommet de l’usine, espérant que la répétition de tels gestes héroïques leur permettrait d’obtenir quelque satisfaction. C’est dire à la fois la surexploitation et le paupérisme qu’ils ressentaient pour en arriver là et le sentiment d’impuissance qu’ils éprouvaient à faire face.

En 2005, c’est le staff d’une grande multinationale manufacturière qui m‘avait alerté sur le niveau dérisoire des rémunérations ouvrières en Chine : il m’avait alors expliqué que le coût salarial ouvrier horaire exprimé en dollar calculé méthodiquement dans leurs usines en Chine était 80 fois inférieur à celui dans leurs mêmes usines aux Etats-Unis. A cette époque le cours du yuan en dollar était maintenu sous-évalué par le PCC : son cours était environ 4 fois inférieur à celui qu’il aurait dû être. Même si cette sous-évaluation du yuan contre dollar (et euro) dans un rapport de 1 à 4 était considérable, elle était absolument insuffisante à expliquer le rapport de 1 à 80 entre les coûts salariaux ouvriers horaires en dollar entre Chine et Etats-Unis. La seule explication disponible, celle qui s’imposait à l’esprit, c’était que le coût salarial ouvrier horaire en yuan était absolument dérisoire.

Si en dépit d’une rémunération horaire très faible, les familles mingongs parviennent à maintenir leur revenu autour du seuil de pauvreté, c’est uniquement parce que les deux adultes travaillent et qu’ils pratiquent une durée du travail exceptionnellement élevée (on cite souvent une durée moyenne du travail autour de 80 heures par semaine assortie d’une seule semaine de congés annuels).

Les mingongs sont à la base de la stratégie conquérante du PCC.

Cette opération mingongs n’est pas du tout une erreur du PCC. Elle s’articule au contraire parfaitement avec la stratégie géopolitique qu’il a bâtiepour obtenir l’hégémonie mondiale qu’il recherche(ce qu’il désigne comme « le China Dream » et qui, en réalité, désigne le projet impérialiste du PCC ).

Pour ravir aux Etats-Unis leur leadership, le PCC s’assigne de leur ravir les diverses supériorités partielles dont ils ont longtemps disposé. Pékin avait de longue date la supériorité démographique. Depuis que la Chine peut combiner son Opération mingongs avec l’accés à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), elle a successivement ravi aux Etats Unis leur supériorité industrielle (la part dans la production industrielle mondiale ressortait à 28,7% pour la Chine contre 16,8% pour les Etats-Unis (Chiffres ONU 2020)), leur supériorité commerciale (un excédent commercial cumulé de 5.864 milliards de dollars entre 2000 et 2021), leur supériorité économique (Chine : premier rang mondial depuis 2015 pour le PIB en parité de pouvoir d’achat) et leur supériorité financière (la Chine, de très loin, est le premier pays créancier net au monde)… Et Pékin s’emploie à « transformer l’essai » en visant à atteindre aussi la supériorité technologique, la supériorité diplomatique, la supériorité dans les institutions internationales, la supériorité territoriale, la supériorité dans le spatial et dans les armements…jusqu’à obtenir la suprématie mondiale.

Tous ces succès, que le PCC conquiert au détriment du reste du monde, reposent sur une base essentielle, celle de lasur-compétitivité salariale ouvrière de la Chine. Et cette sur-compétitivité même, on l’aura compris, renvoie aux mingongs et à la surexploitation que le PCC leur fait délibérément subir.

On mesure pourquoi ce dossier mingongs est essentiel et pourquoi il devrait être pris davantage en compte dans les analyses géopolitiques.

Antoine Brunet

Economiste et Géopolitologue

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