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Gérald Darmanin accuse Karim Benzema d’être un proxy de l’islam.
Gérald Darmanin accuse Karim Benzema d’être un proxy de l’islam.
©JULIEN DE ROSA / AFP

Communication

Gérald Darmanin accuse Karim Benzema d’être un proxy de l’Islam. Le footballeur aurait des liens avec les Frères musulmans selon le ministre de l’Intérieur qui n’expose aucune preuve pour étayer ses accusations.

Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize est universitaire, juriste et historien. 

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Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Atlantico : Gérald Darmanin accuse Karim Benzema d’être un proxy de l’islam. Le footballeur aurait des liens avec les Frères musulmans selon le ministre de l’Intérieur qui n’expose aucune preuve pour étayer ses accusations. Qu’a-t-il cherché à faire ? Pourquoi cette déclaration approximative ? Quels bénéfices politiques peut-il retirer de ce moment ?

Arnaud Lachaize : Pour comprendre ce type de déclaration, il faut partir du bilan de M. Darmanin, après plus de trois ans au ministère de l’Intérieur. Ce bilan est médiocre, y compris en matière de sécurité des personnes. En 2022, les homicides (qui connaissaient une baisse structurelle sur plusieurs décennies) sont en forte croissance (+8%) avec 948 victimes ; les coups et blessures volontaires augmentent fortement (+15%) comme les violences sexuelles (+11%). Ainsi, les formes les plus barbares de l’insécurité explosent, celles qui répandent la peur et traumatisent le pays. 

Quant à l’immigration, c’est encore pire. En 2022, le nombre des premiers titres de séjour accordés a battu tous les records depuis au moins un demi-siècle : 316 000 (+11,8%). La demande d’asile bat elle aussi des records absolus avec 155 773 demandes (+28%). Clairement l’immigration irrégulière est hors de contrôle à en juger par l’explosion de l’aide médicale d’Etat (AME) passée de 200 000 bénéficiaires en 2009 à 400 000 en 2022 (coût d’environ 1 milliard €). Les reconduites à la frontière (expulsion de migrants en situation illégale) en dehors de l’espace Schengen, les seules qui comptent vraiment, sont dérisoires et s’effondrent par rapport à 2019 : 5 000 en 2022 contre 8 000 (3000 pendant les deux années covid19). La France n’applique quasiment plus les OQTF (ordres d’éloignements prononcés par les préfets) au nombre de 65 000 par an. 6,7% en 2022 contre 25% en 2006, et cette quasi paralysie de l’Etat explique nombre de crimes et délits commis sur le territoire. 

Enfin les émeutes des banlieues du 28 juin au 5 juillet ont cristallisé l’échec du ministre de l’Intérieur à combattre l’ensauvagement. Alors, les dirigeants au pouvoir au tenté de récupérer ces événements à leur compte en se targuant d’avoir « rétabli l’ordre ». Mais qui est dupe ?  5000 véhicules incendiés, 1000 bâtiments publics détruits, 800 policiers blessés, un milliard € partis en fumée. Franchement pas de quoi bomber le torse… 

Arnaud Benedetti : Gérald Darmanin parle à l’opinion. En cela il fait de la politique. Il est conscient, comme Emmanuel Macron au demeurant, qu’un tournant s’opère dans de larges couches de la société française. Ce qui se passe en Israël cristallise la montée en puissance d’une demande de fermeté, peut-être sans précédent depuis plusieurs décennies et réaffirme un besoin des principes qui font la Nation dans sa singularité et son universalité. 

Sans doute a-t-il l’intuition de cette nécessité qui ne cesse de s’amplifier dans toutes les études lorsque l’on confronte l’opinion à l’enjeu migratoire. On est passé clairement à autre chose, même si les contraintes qui pèsent sur la décision publique restent fortes : la bien-pensance d’un côté mais dont l’acceptabilité ne cesse de s’effilocher, le juridisme de l’autre dont les obstacles qu’il pose au politique dans sa fonction protectrice de la société est de plus en plus critiqué. Pour nombre de nos compatriotes, l’Etat de droit se détache du réel. Il est hors-sol, comme habité par des principes qui en protégeant les nécessaires libertés individuelles en viendraient à défendre y compris ceux qui mettent en danger la première de nos libertés collectives, le droit à la sécurité dont il faut rappeler qu’elle constitue la mission fondatrice de l’Etat. Qu’est-ce qu’un État de droit qui en vient à restreindre le droit matrice de toute société à se protéger contre toutes les prédations qui les menacent ? Un État de droit qui ne pense plus la société qu’à partir de l’abstraction se retourne tout à la fois contre l’Etat, la société et le droit de la société de se protéger via l’Etat. 

C’est cette trame-là qu’il faut considérer quand on analyse la communication politique du ministre de l’Intérieur. Ce dernier opère au prisme d’une opinion qui s’inquiète de ce qui à ses yeux constitue un état de droit dysfonctionnel. En bon animal politique, vraisemblablement le meilleur de son camp, Gérald Darmanin a l’intuition de cette atmosphère générale. D’où sa déclaration aussi sur la CEDH dont il considère non sans raison qu’elle ne saurait nous entraver dans notre politique de lutte contre l’islamisme et ses différents surgeons idéologiques. 

Concurrencé par Gabriel Attal sur le terrain de la laïcité et des valeurs républicaines, Gérald Darmanin se sent-il en danger ? Certains l’accusent de sur-réagir, d’être en roue-libre. Quelle est votre analyse ? 

Arnaud Benedetti : Le sujet Benzema si le ministre s’en saisit c’est parce que Benzema est totémique de ce qui ne marche pas en France. Voilà un individu né en France, formé en France, Français par la naissance, qui a réussi pour une part grâce à l’apport de la France et dont le comportement provocateur est vécu par de larges segments de nos compatriotes comme une insulte permanente au sentiment d’appartenance nationale. On chercherait en vain un déterminant social au séparatisme culturel dont se prévaut un footballeur qui est un exemple pour de nombreux jeunes partageant les mêmes origines. Le problème n’est pas tant que le ministre le vise dans ses propos que la forme de son argumentation. Soit il a des preuves de ce qu’il avance, des liens objectifs entre le sportif et le " frérisme" et il en apporte la démonstration, soit il n’en a qu’un pressentiment et alors la suspicion ne suffit pas à fonder une argumentation. Il eut été plus opportun pour le ministre d’en rester à une désapprobation de principe des prises de position de Karim Benzema que de s’essayer à ériger ce dernier comme un porte-parole quasi organique du " frérisme", même si le doute est permis. Benzema est sur la ligne de crête de la taqîya. Il est quelque part une sorte de " tiers de confiance " plus ou moins assumé de l’islamisme certes, mais le ministre en laissant entendre qu’il disposait d’éléments objectifs pour étayer ce lien prend le risque de ne pas pouvoir en apporter la démonstration. L’atmosphère comme l’intuition n’ont pas de valeurs juridiques. C’est d’ailleurs dans ce brouillard que peut opérer la force corrosive de l’islamisme, qui comme toute idéologie perverse profite de l’honnêteté des démocraties. Pour autant le ministre contre le mainstream qui s’offusque de ses propos fait le choix d’une opinion qui majoritairement somme toute réprouve le comportement de cette « star» du football. C’est un choix sans conséquence sur le fond, quand bien même le tribunal médiatique de l’immédiat y verrait une maladresse, voire une faute. La "sortie" du ministre témoigne surtout du tournant politique de la société française et de la victoire culturelle des lanceurs d’alerte qui depuis des décennies, contre la plupart des élites politiques, économiques, intellectuelles, médiatiques ont mis en garde contre les conséquences des politiques migratoires non-régulées. 

Arnaud Lachaize : Alors évidemment, avec un bilan aussi médiocre, M. Darmanin, dont nul n’ignore les ambitions, tente de compenser aux yeux de l’opinion par une surenchère de communication comme si les mots avaient le pouvoir d’effacer les réalités. Les accusations sans preuve lancées contre Benzema en sont le dernier exemple. M. Darmanin a tout appris du macronisme : provoquer pour accaparer l’attention sur soi et la détourner de la réalité. Cette logique est celle du coup de menton : entretenir, par la posture, l’illusion de la fermeté.  Cela devient une spécialité chez lui. Le 9 septembre 2020, il fallait « stopper l’ensauvagement… affirmer l’autorité de l’Etat et ne rien laisser passer ». Le 12 février 2021, il trouvait « Mme le Pen un peu branlante, un peu molle » par le plus grand des paradoxes, lui qui n’a de cesse de brandir l’épouvantail « extrême droite » ! Le 2 novembre 2022, il voulait « être gentil avec les gentils et méchant avec les méchants » sur un mode puérilisant qui en dit long sur sa vision du peuple… A chaque fois, il atteint ses objectifs : déclencher un tollé, faire parler de lui à n’importe quel prix. 

En effet, avec Gabriel Attal, il a trouvé un maître dans ce domaine. En cinglant l’abaya à la rentrée de 2023, le nouveau ministre de l’Education nationale, en orfèvre de la macronie, a réussi un coup flambant et progressé de 8 points dans les sondages. Darmanin a de quoi s’inquiéter de cette concurrence dans l’art tout macronien de la fanfaronnade qui détourne les regards des échecs et de la souffrance quotidienne des Français. C’est pourquoi M. Darmanin a tenté de surenchérir avec l’opération Benzema, dans la logique du bouc émissaire facile jeté en pâture au pays, qui n’a rien à envier à l’extrême droite qu’il dénonce à la pelle, mais avec un succès nettement moindre que celui de M. Attal, tant la ficelle est, cette fois-ci, grossière…  

Gérald Darmanin est-il davantage dans la tactique politique que dans la stratégie ? 

Arnaud Lachaize : En termes d’action concrète au service de la sécurité des Français ou de maîtrise de l’immigration son bilan est quasiment inexistant. Il ne peut se targuer d’aucune réforme importante en matière de sécurité qui soit emblématique pour l’opinion. Même Manuel Valls avait tenté de faire bouger les lignes en créant les zones de sécurité prioritaires dans les quartiers les plus difficiles. Darmanin donne le sentiment de se désintéresser du fond des sujets qui sont de sa responsabilité pour se focaliser sur la course à l’image personnelle. Comme d’Emmanuel Macron, il privilégie le « coup d’éclat permanent » sur le travail de long terme et l’intérêt général. 

D’autre part, il se place, envers le président, dans une logique d’allégeance totale. On se souvient des propos stupéfiants qu’il avait tenus le 6 février 2022 : « Il n’y a pas un Français qui pense qu’il n’a pas été un bon président ». C’est une autre facette du personnage :  le choix de la courtisanerie pour parvenir à ses fins. D’ailleurs, M. Macron lui rend bien ses hommages quand il déclare le « soutenir totalement » malgré ses mensonges – il n’y a pas d’autres mots – du stade de France le 28 mai 2023, quand le ministre de l’Intérieur avait accusé à tort « 40 000 supporters anglais » d’être responsables des graves violences ayant perturbé le déroulement de la finale de la ligue des champions de football.  Quels que soient les échecs et les fautes, M. Darmanin est intouchable car aimé du président… Là aussi, avec Gabriel Attal, la course est lancée pour le statut de favori du prince. Tout cela ne donne pas une image très digne de la politique française… 

Arnaud Benedetti : Attal/Darmanin, même combat, si j’ose dire. Pourquoi ? Parce que leur défi n’est pas tant de se positionner l’un par rapport à l’autre dans l’après-Macron qui a déjà débuté, mais parce que leur problème est d’attester de leur crédibilité dans la guerre que nous livre le séparatisme islamiste. Tous deux ont été, l’un sur sa droite, l’autre sur sa gauche, "centrifugés" par un macronisme dont la genèse a consisté à nier cette épreuve. Je n’aurai pas la cruauté de rappeler le diagnostic tout à fait irénique que faisait Emmanuel Macron sur la société multiculturelle lors de sa campagne de 2017… mais le macronisme s’est construit sur une volonté d’ajournement de notre modèle politique et culturel par attraction pour le globalisme anglo-saxon. Les coups de la réalité ont fracassé cette vue de l’esprit. Comment lorsqu’on est comptable d’une telle conception se réapproprier un combat que l’on n’a pas voulu voir et mener ? Le risque est que cette question leur soit renvoyée de manière latente par l’opinion. Là où Darmanin opère c’est évidemment dans une zone de transgression de plus en plus dense au regard de la majorité dont une partie reste ancrée dans une sous-évaluation du problème migratoire. Ceux-là mêmes qui notamment pour des raisons tant économiques qu’idéologiques prônent la régularisation pour les métiers en tensions. Gérald Darmanin triangule toujours plus sur la droite en espérant en occuper toujours plus le spectre idéologique dans son ensemble, à défaut d’en couvrir tout l’espace partisan. Il a par ailleurs un défi : celui de l’adoption du projet de loi immigration qui peut s’avérer être une sorte de « quitte ou double » pour le gouvernement si jamais les LR étaient tentés de voter contre et de déposer une motion de censure. Force est de constater qu’à proportion que nous avançons vers le point d’entrée en débat au parlement de ce texte, le ministre de l’intérieur fait sienne les mesures préconisées par les sénateurs LR comme entre autres le durcissement du regroupement familial, des conditions d’acquisition de la nationalité ou la transformation de l’Aide médicale d’Etat en aide médicale d’urgence. Il se dit même prêt à discuter de l’article relatif concernant les métiers en tension. Darmanin a compris que la question migratoire est devenue "la porte étroite" par laquelle aux yeux des français l’on devient ou non un homme d’Etat. Son seul problème est qu’une majorité de français comme le montrait un récent sondage n’est pas convaincue ni par la politique de l’exécutif en matière d’immigration, ni par le projet de loi à venir … 

Cette déclaration sur Benzema, est-ce qu’elle peut lui être préjudiciable dans le cadre de ses ambitions présidentielles ?

Arnaud Benedetti : Cela sera oublié, évidemment, et en outre Benzema est bien plus répulsif aux yeux de larges segments de la société française qu’il n’est un symbole positif. Pour Gérald Darmanin, comme pour la plupart des personnalités de droite de Edouard Philippe jusqu’aux LR qui ont eu à gouverner, l’enjeu est d’échapper au grand droit d’inventaire qu’une large partie de l’électorat de droite peut être tentée d’opérer à l’occasion des prochaines élections. Il se pourrait qu’il n’y ait plus d’après, après le macronisme, pour tous ceux se réclamant des forces de gouvernement passées et présentes… C’est bien là le sujet.

Arnaud Lachaize : La déclaration sur Benzema fait partie d’un mode de fonctionnement qui dure depuis plus de trois ans. Evidemment, il ne faut jurer de rien tant l’actualité politique est mouvante et imprévisible. Mais il faut bien voir que l’élection présidentielle se joue sur une relation de séduction entre un candidat et le peuple beaucoup plus que sur la qualité d’un projet. Une sorte de charme qui tient au regard, au visage, à la voix doit opérer (même si les présidents sont surtout élus par défaut – pour éviter un autre). Franchement on ne peut pas dire que ce charme, ou lien de confiance minimum soit à l’œuvre entre les Français et M. Darmanin. Et puis, certains faits demeurent enfouis dans l’inconscient collectif des peuples, même si nul n’en parle plus. La carrière de M. Darmanin est née d’un spectaculaire retournement de veste. Le 25 janvier 2017, avant la chute de François Fillon, il cognait comme un sourd sur le candidat « bobopuliste, Macron caméléon, Macron le paradoxe, Macron le "démagogue" avant de le rallier opportunément, et, aujourd’hui, de battre tous les records d’obséquiosité. Qui a trahi trahira. Les responsables politiques ont trop tendance à prendre les Français pour des écervelés qui oublient tout, indéfiniment malléables et manipulables. C’est faux. Et M. Darmanin incarne à sa manière la tentation du mépris qui caractérise la politique actuelle. 

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