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Les impensés de la réforme de la justice
©Thomas SAMSON / AFP

Grogne judiciaire

Ce mercredi 23 janvier, l'Assemblée nationale se prononcera sur le projet de loi controversé de réforme de la Justice de Nicole Belloubet, qui a pu être retouché au cours de ces derniers jours.

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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Guillaume Jeanson

Guillaume Jeanson

Maître Guillaume Jeanson est avocat au Barreau de Paris. 

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Atlantico : Comment mesurer les avancées de ce projet de loi ainsi que les risques qu'il comporte, dénoncés notamment par les avocats ? 

Olivia Dufour : Il y a tout d'abord le recul des libertés publiques et des droits de la défense. On va augmenter les pouvoirs des parquets et des procédures d'enquête, au détriment des droits de la défense. Il y a un déplacement très net des centres de gravité de la défense vers la fonction de poursuite. Le deuxième risque, c'est un risque d'éloignement de la justice vis-à-vis des justiciables, qui se traduit notamment par l'utilisation des procédures numériques pour régler les petits litiges. Jusqu'à présent, on pouvait aller voir un juge, désormais, on va diriger ces petits litiges vers des procédures sur internet. On y voit l'avantage de la modernité, le fait que la population vit sur son smartphone, mais c'est oublier la fracture numérique, qui touche 20 % du territoire. Même en ayant accès à internet, tout le monde n'est pas capable de faire le travail d'identifier le problème judiciaire auquel il est confronté pour remplir le bon formulaire en ligne. 

Le troisième risque est un risque de déshumanisation, précisément parce que l’on pense que le numérique va être la réponse à tout et notamment au problème de fond que vit la justice : son budget. Les avocats, les greffiers et les magistrats le crient sur tous les tons depuis des décennies, et lorsque l'on consulte les auteurs spécialisés, qui se sont penchés sur cette question, on se rend compte que cela fait deux siècles que la justice est dans cette situation. La justice se retrouve à l'os : elle n'en peut plus, les magistrats sont épuisés. On commence à lever le tabou sur le suicide dans la profession ; des suicides qui sont en grande partie dûs à des burn-outs. Les bâtiments non entretenus sont dans l'état que l'on connaît ; on a tous en mémoire ces images du TGI de Bobigny, de seaux dans les salles d'audience, pour recueillir l'eau de pluie qui traverse le toit. C’est le système tout entier qui est épuisé. Cette réforme a justement pour objectif d'injecter des crédits et de refondre les organisations. Mais ce que critiquent les membres de la profession, c’est que ces décisions ont été prises sans qu'ils ne soient consultés.

Guillaume Jeanson : Cette loi comporte tellement de modifications techniques qu’il serait ambitieux de prétendre ici être exhaustif. Ce que l’on peut dire de manière très générale est que cette réforme comporte quelques éléments intéressants qui devraient faciliter le travail des enquêteurs et fluidifier certaines phases de la procédure pénale. Ces différentes modifications éveillent toutefois beaucoup d’inquiétudes prévisibles de la part des avocats dont les instances se sentent traditionnellement investies d’une mission générale de défense des libertés publiques. Le conseil national des barreaux avait ainsi dès le printemps 2018 appelé à une forte mobilisation au travers de journées appelées « justice morte ». La première de ces journées, tenue le 11 avril 2018, a été suivie de plusieurs autres, notamment le 22 novembre 2018 et plus récemment encore le 15 janvier 2019. Chaque avocat parisien ayant même, pour l’occasion, reçu un courriel du Bâtonnier et du Vice-Batônnier l’appelant à se mobiliser et à accepter et organiser le renvoi de toutes les audiences ce jour-là. L’appel pour la journée du 22 janvier précisait ce à quoi le barreau entendait spécifiquement s’opposer dans ce texte. On y retrouvait des thématiques aussi diverses que la révision des pensions alimentaires par le directeur de la CAF ; la centralisation de la procédure d’injonction de payer ; la régression des droits de la défense et des victimes ; la dématérialisation de la procédure pénale, et plus particulièrement des notifications des droits au gardé à vue ; l’expérimentation élargie à 5 régions administratives, d’une nouvelle organisation de cours d’appel spécialisées ; la fusion du tribunal de grande instance et du tribunal d’instance en un seul tribunal judiciaire et l’expérimentation du tribunal criminel départemental… 

Ce texte ne contente donc pas les avocats. Contente-t-il davantage les forces de l’ordre ? On peut en douter. Si certaines mesures devraient soulager un peu les enquêteurs, on pense par exemple au dépôt de plainte en ligne, à l’assouplissement de la procédure de prolongation des gardes à vue à l'issue des premières vingt-quatre heures: l'accord du parquet devenant facultatif et l'usage de la visioconférence étant promu ; on pense à la simplification des habilitations des OPJ et à la décharge de certaines tâches, comme des dépistages d'alcoolémie ou de stupéfiants, qui pourront être effectués par de simples agents ; on pense encore en outre, à la forfaitisation par le truchement d’amendes délictuelles, de certaines infractions telles que la vente d'alcools aux mineurs ou d'usage de stupéfiants. Ce qui devrait alléger les procédures correspondantes. Cette loi allonge également les délais des enquêtes de flagrance et harmonise des techniques utilisées (telles que les écoutes téléphoniques, sonorisations, poses de balises, captations internet, géolocalisations) pour les délits passibles d'au moins trois ans de prison. Mais comme a pu le rapporter récemment Vincent Nouzille dans un long article paru dans le Figaro, nombre de responsables syndicaux estiment que ce ne sont là que des « petits pas », que cette loi « n'est pas à la hauteur des enjeux », qu’ils attendent toujours « le grand choc de simplification de la procédure pénale, qui n'est pas au rendez-vous »… 

Ce qui est piquant est que le gouvernement et que les députés de LREM ne semblent même pas chercher à s’en défendre. Nicole Belloubet, la ministre de la Justice, a ainsi reconnu « C'est vrai qu'il n'y a pas de « Grand Soir» de la réforme de la procédure pénale, mais nous allons nous atteler désormais à ce gros travail de réécriture du code, qui nécessitera plusieurs années.» De son côté, le rapporteur du texte à l’Assemblée Nationale, le député LREM Didier Paris, a exprimé sa compréhension du fait que « les policiers estiment cela insuffisant » et s’est retranché lui aussi derrière l’argument suivant lequel « ce projet de loi n'est qu'une première étape avant un travail de fond sur le code ». On peine cependant à comprendre exactement pourquoi LREM repousserait à plus tard la refonte du code de procédure pénale, alors qu’elle apporte enfin et après un parcours tumultueux la touche finale à ce qui était annoncée comme sa grande loi de réforme de la justice. 

D’autant plus que, pendant ce temps-là, la situation ne cesse d’empirer sur le terrain : Les services de la police judiciaire n’attirent plus depuis longtemps. Le nombre d’OPJ en région parisienne ne cesse de chuter. Il est passé de 3200 à 2700 en quatre ans. En mai 2018, le directeur de la sécurité à la Préfecture de police de Paris, Frédéric Dupuch, s'est ainsi plaint, lors de son audition devant les parlementaires, de n'avoir plus assez d'officiers pour effectuer ses 80.000 gardes à vue par an. Les sources policières de Vincent Nouzille en disent d’ailleurs également long sur l’état de délabrement des services de police locaux et sur ses conséquences en termes de traitement des enquêtes : « L'investigation est sinistrée, (...). Ne le répétez pas trop fort: nous passons à côté de délits importants. Nous mettons de côté la plupart des plaintes, sachant que nous ne pourrons pas les traiter. On ne s'occupe plus que des cas les plus graves. » 

Les quelques avancées de ce texte, qui - maladroit à bien des égards - manque cruellement d’ambition, permettront-elles vraiment d’endiguer cette situation gravissime ? Une fois encore, il est permis d’en douter.

La principale inquiétude concerne la fusion des tribunaux d'instance et de grande instance (TI et TGI). Ces craintes sont-elles justifiées ? 

Olivia Dufour : Quand on parle de cette disparition, la ministre Nicole Belloubet répond "nous ne fermerons aucun lieu de justice, ça n'est qu'une fusion administrative". Evidemment, tout le monde accorde le crédit de la bonne foi à la ministre. Si les professionnels sont inquiets, ce n'est pas parce qu'ils ne la croient pas ou qu'ils pensent qu'elle ment. C'est parce qu'ils savent, en professionnels de terrain, ce qui va se passer. Cette fusion administrative sur le papier aura des traductions concrètes parce que ça va permettre aux chefs de cour et de tribunaux d'affecter un magistrat ici, de retirer un autre dans un tribunal où il y a moins d'activité, de gérer leurs effectifs. Mais les professionnels savent bien ce qu'il va y avoir au bout. Le tribunal d'instance de je ne sais quel ville, il a trois juges, et puis il en manque un dans la ville d'à côté, on retire un juge, et puis un autre encore dans la ville d'à côté, il n'y aura plus qu'un juge, et ensuite, comme la justice n'a pas d'argent, on va regarder le tribunal d'instance où il n'y a plus qu'un juge et se demander si c'est utile de payer l'eau, l'électricité, le bâtiment pour un juge. C'est ennuyeux que le tribunal d'instance disparaisse car on voit bien avec le mouvement des Gilets Jaunes qu'on a énormément besoin de proximité. C'est ce qu'ils disent sur les ronds-points "on s'est retrouvé, on s'est parlé". Or tous les juges d'instances racontent la même histoire, ils reçoivent des gens qui arrivent avec une grande pochette avec tous leurs papiers administratifs parce qu'ils viennent de recevoir une lettre d'huissier et ne comprennent pas ce qui leur arrive. Le juge va ouvrir la pochette, trier les factures de gaz, d'eau, d'électricité qui n'ont rien à y faire, mettre le bail de côté et essayer de comprendre ce qui ce passe et d'aider ce justiciable. Vous comprenez bien que si ce tribunal disparaît, alors que déjà on a désertifié nos centres villes en construisant des grandes surfaces à l'extérieur et que tout le monde se plaint de cela, si en plus on fait disparaitre un tribunal d'instance, ces gens-là n'iront pas sur Internet parce que sur un formulaire Internet on ne peut pas apporter son dossier avec toutes ses factures pour que quelqu'un nous explique le problème. Voilà pourquoi il y a une inquiétude réelle, parce qu'on va nécessairement perdre à terme un peu de cette proximité qui nous reste et dont on a tellement besoin.

Guillaume Jeanson : Il est vrai que c’est l’une des inquiétudes récurrentes des justiciables qui voient dans cet effort de rationalisation de l’organisation judiciaire un énième désengagement des services publics dans les zones les plus excentrées. La justice « rendue au nom du peuple français » doit évidemment lui rester accessible. Sans quoi, un fossé dangereux continuera de se creuser entre la justice et ce au nom de qui elle est rendue. 

Il est d’ailleurs assez invraisemblable qu’une telle mesure aussi emblématique ait pu être examinée en nouvelle lecture et adoptée à l’Assemblée Nationale il y a quelques jours par 15 voix contre 7 (et 1 abstention) seulement, dans un hémicycle aussi clairsemé. Lorsqu’il défendra sa réforme constitutionnelle, le Président pourrait bien n’avoir aucun mal à convaincre de la nécessité de réduire le nombre des parlementaires.

Quels sont les "manques" de ce projet de loi au regard des défis auxquels la Justice est aujourd'hui confrontée ? 

Olivia Dufour : Je vois deux manques. Le premier c'est un manque de réflexion. Le projet de loi, qui a été bouclé en quatre mois, l'a été sans aucune réflexion de fond sur des choses aussi importantes que le rôle du juge, des prisons, la place du numérique. Peut-on mettre du numérique partout alors qu'on a une fracture du numérique de 16% à 20% en France, des gens qui  n'ont pas accès à Internet ? On a fait l'économie de ces réflexions-là dans la précipitation. On a donc des réponses qui tombent de façon verticale, et quand les professionnels ont dit n'être pas d'accord avec quelque chose parce qu'ils pensaient que ça n'allait pas marcher, personne ne les a écouté, la chancellerie a un petit peu corrigé le texte et lorsqu'il est arrivé à l'Assemblée Nationale les députés ont tout effacé et remis le texte dans sa version initiale. A aucun moment on n'a utilisé la sagesse, l'intelligence et l'expérience des professionnels de terrain pour faire un texte vraiment opérationnel. Il a manqué la réflexion et ensuite, il est très possible qu'il y ait un manque de moyens, la justice est à l'os, elle a besoin d'une injection massive de crédits. On nous dit qu'on va mettre un milliard cinq ou un milliard six sur la table. Mais ce milliard six, sur cinq ans, va servir aussi à financer les prisons. Or on sait d'expérience, depuis vingt ans, que l'essentiel des crédits de la justice va aux prisons. Donc il y a un gros risque qu'on ne trouve toujours pas l'argent, dans cette énorme enveloppe, pour créer les postes de magistrats, de greffiers, de fonctionnaires de greffe, absolument indispensables. Qu'on ne trouve pas de quoi recruter des assistants de justice, de refaire les palais de justice à neuf, d'acheter des ordinateurs qui fonctionnent. Il y a un gros risque pour que ces effets d'annonces, malgré la bonne volonté de la ministre que personne ne remet en cause, restent des effets d'annonces.

Guillaume Jeanson : Ces manques sont nombreux. Là aussi, difficile d’être exhaustif. Je choisirai donc par souci de clarté deux axes principaux. Le premier est le droit des victimes. Le droit d’appel en cas de relaxe et d’acquittement a fait l’objet d’un amendement courageux déposé par le sénateur LR Henri Leroy, mais il n’a pas hélas été voté. Ont en revanche bien été votés au Sénat divers autres amendements intéressants, mais qui ont cependant été, comme pour la presque totalité des améliorations apportés par les sénateurs, retoqués ensuite par les députés. Au point que la discipline de vote du parti majoritaire LREM en serait devenu légendaire. 

Au nombre de ces amendements, l’un aurait par exemple pu permettre d’étendre le droit d’information de la victime sur le statut carcéral de son agresseur. Un tel dispositif aurait ainsi pu offrir de moderniser et d’étendre les modes d’information de la victime (à laquelle se reprend hélas parfois de manière dramatique son agresseur une fois sorti de prison, comme l’actualité récente a pu l’illustrer tristement). La France aurait alors pu s’équiper d’un système (centre d’appel dédié ou portail d’accès internet) qui se pratique déjà depuis un quart de siècle à l’étranger. Mais, au nom « du respect de la vie privée » de l’agresseur et pour soi-disant « libérer la victime de ses propres obsessions », un amendement honteux de suppression a cependant été adopté. Cette mesure n’entrera donc pas en vigueur et les victimes resteront donc soumise au bon vouloir des juges d’application des peines en la matière, dont la pratique n’est pas du tout unifiée sur le territoire. On est en effet loin ici de l’idéal égalitaire qui irriguait le droit pénal moderne promu par les révolutionnaires. 

Mais puisqu’on parle des victimes, impossible de rester silencieux sur un autre fiasco qui aura marqué l’un des derniers reculs -heureux- du gouvernement sur cette loi. Pour mémoire, actuellement, si le parquet ne donne pas suite dans un délai de trois mois à une plainte simple déposée par une victime, celle-ci peut saisir un juge d’instruction au moyen d’une plainte avec constitution de partie civile. Or, le projet de loi faisait passer ce délai incompressible à six mois. La justification officielle était de « laisser aux enquêteurs le temps de terminer les éventuelles investigations engagées » avant que le procureur décide de classer une affaire ou d’engager des poursuites. Cet allongement considérable des délais marquait surtout un recul du droit des victimes. Un recul critiqué vertement, et à raison, par de nombreux praticiens. Devant l’ampleur de la mobilisation, un compromis a finalement été trouvé : on maintiendrait le délai actuel de trois mois, mais on permettrait au procureur de demander au juge d’instruction un délai supplémentaire de trois mois afin de pouvoir finaliser une enquête engagée. Le recul est moindre mais il demeure réel néanmoins pour les victimes. Reste à attendre maintenant pour voir si la pratique fera de cette nouvelle faculté une formalité systématique ou si, au contraire, les procureurs s’honoreront à refuser d’en abuser et si les juges d’instruction (qui verront d’ailleurs leur charge ainsi engorgée inutilement), s’honoreront à ne les autoriser uniquement lorsqu’elles seront réellement nécessaires. 

Le second axe est l’exécution des peines : il n’y a rien sur les crédits de réduction de peine automatiques pourtant décrié par bon nombre de citoyens. Rien sur la suppression des crédits de réduction de peine supplémentaires et sur les règles de libération conditionnelles des détenus terroristes. Les enjeux sont là aussi considérables et la déception est à leur hauteur. 

On peut ajouter pour terminer qu’il est annoncé par le pouvoir que d’autres domaines du droit seront retouchés autrement. (Faut-il s’en inquiéter ?). Ainsi en sera-t-il de l’épineuse thématique de la justice des mineurs qui devraient faire l’objet d’une réforme prochaine par voie d’ordonnances. A suivre donc.

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