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Les événements de Hong Kong marqueront-ils un tournant dans la politique très pro-chinoise (et de moins en moins libérale) de l’Occident ?
©Manan VATSYAYANA / AFP

Une question de liberté

La fascination pour le régime autoritaire chinois et les intérêts économiques occidentaux en Chine rendent ce virage improbable.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Tian’Anmen et le pacte faustien du capitalisme occidental avec le parti communiste chinois

Il y a trente ans, l’Occident assistait à la répression de la place Tian’Anmen. On était en plein effondrement de l’Empire soviétique en Europe centrale. A l’époque, les médias parlèrent d’au moins plusieurs centaines de morts lors de la répression du 4 juin 1989. Aujourd’hui, nous savons qu’il faut compter en milliers. L’ambassadeur britannique à Pékin fit même parvenir un télégramme dans lequel il avançait le chiffre, donné par une source chinoise confidentielle, de 10 000 morts. Or ce fut le moment choisi par l’Occident pour amorcer une coopération économique de grande ampleur avec la Chine. Il faut même être plus précis: nous avons fait le choix, après Tian’Anmen, de faire de l’économie chinoise l’un des deux réacteurs de l’économie mondialisée, l’autre étant la production monétaire américaine apparemment sans limites. 
Depuis 1971, le dollar avait été coupé de toute référence à l’or, par le même Richard Nixon qui avait décidé de tendre la main à la Chine. Deux décennies plus tard, il était devenu évident que la production monétaire américaine, aussi indispensable fût-elle à la croissance de l’économie mondiale, pouvait à tout moment dégénérer en inflation massive - d’abord aux Etats-Unis. Il suffisait pour cela que les salariés américains se mettent à réclamer d’avoir leur part de la croissance du revenu des entreprises. Mais les dirigeants politiques et industriels américains ont progressivement mis au point le facteur de rééquilibrage: la Chine offrait une main d’oeuvre très abondante, docile, corvéable à merci - surtout quand il s’agissait des enfants conçus au-delà du quota d’un enfant par famille, estimés à plusieurs centaines de millions et dotés d’un statut de semi-légalité. Progressivement, tout au long des années 1990-2010, la Chine est devenu l’atelier industriel du monde occidental. En 2001, bien loin de l’indignation sur les événements de Tian’Anmen, la Chine était accueillie dans l’OMC. Son entrée effective était réalisée en 2008, au moment où le système financier mondial vacillait, dopé à l’injection permanente de nouveaux dollars, vacillait sur ses bases.  
Durant toutes ces années, nos médias, nos experts, nos responsables politiques, n’ont cessé de célébrer le décollage économique de la Chine, sa modernisation. Parmi toutes les évolutions, positives et apparemment inéluctables,  véhiculées par la mondialisation, l’accession de la Chine au statut de quasi-égal des Etats-Unis a été particulièrement mise en valeur. Au fond, l’Occident reproduisait le schéma de pensée des années 1970, quand Samuel Pisar expliquait que le commerce allait démocratiser l’Union Soviétique. A cette nuance de taille: la démocratisation de la Chine n’était pas une priorité; on acceptait qu’elle ne dépendît que des dirigeants chinois. Par une sorte de néo-colonialisme inavoué ou inconscient, on ne jugeait pas utile de réfléchir du point de vue des citoyens chinois. Malgré deux guerres mondiales menées pour l’universalisme des valeurs, nous sommes tombés en plein relativisme culturel: la Chine a sa propre voie vers la modernité, une modernité économique qui semble pouvoir se passer de la modernité politique. Il est tout à fait significatif que le grand président progressiste de ces dernières années, Barack Obama, ait décidé d’un « tournant asiatique » de la politique américaine. Loin de lui en vouloir, l’Union Européenne, emmenée par l’Allemagne, a aussi effectué son « tournant chinois »; après tout la Chine ne suivait-elle pas le même chemin que l’Allemagne de Bismarck: réaliser la modernisation économique sans modernisation politique? Et si un observateur faisait remarquer que cela s’est mal terminé dans le cas de l’Allemagne, on le traiterait d’esprit chagrin: nous vivons désormais dans un monde ouvert, progressiste avancé, où l’individu est théoriquement libre de s’enrichir. 

Plutôt Xi Jiping que Donald Trump?  

Rien n’a été plus significatif que la réaction d’Angela Merkel à l’élection de Donald Trump, consistant à s’inquiéter pour les valeurs démocratiques et le libre-échange et à se tourner vers la Chine pour le maintien d’un « monde ouvert ». Effectivement, Donald Trump, soucieux de retisser un lien social dans un pays très malmené par la mondialisation, s’en est immédiatement pris aux asymétries de la relation économique sino-américaine, à commencer par le déficit commercial. A l’inverse, l’Allemagne d’Angela Merkel, obsédée par le maintien des critères de gestions de l’euro, a laissé la Chine investir massivement dans une Europe du Sud que Berlin ne veut pas voir bénéficier de transferts financiers internes à la zone euro. La relation à la Chine est devenue la pierre de touche de nos débats politiques occidentaux. Et il est particulièrement frappant que le camp progressiste, en Occident, s’accroche au partenariat inconditionnel avec Pékin à un moment où le régime chinois connaît un durcissement sans précédent. 
Le Parti Communiste Chinois, en effet, est inquiet pour son avenir. Plus les classes moyennes s’accroissent, plus la revendication de liberté politique va se faire entendre. Elle est d’autant plus probable que l’Occident étant fragilisé financièrement, il peut moins acheter de produits industriels chinois. Il va falloir développer le marché intérieur chinois. Mais on n’a jamais vu un marché national se développer sans exigence de participation des nouvelles élites économiques à la décision politique. C’est la raison pour laquelle le régime de Xi Jiping est le lieu d’un durcissement inouï, néo-maoïste. Une immense campagne de lutte anti-corruption a été lancée, qui est un moyen de se débarrasser des adversaires politiques de l’actuelle équipe dirigeante et, surtout, du nouveau Grand Timonier. Ce dernier a fait sauter la règle qui voulait qu’un président chinois, depuis Deng Xiao Ping, n’effectue pas plus de deux mandats de cinq ans. Xi Jiping est désormais président à vie. Progressivement le parti s’est donné les moyens de contrôler comme jamais la vie des citoyens: la révolution digitale permet de contrôler les individus dans les moindres détails; ils disposent désormais d’un « compte social » et, selon les données numériques collectées par les autorités les concernant, ils peuvent voir leur liberté de circulation se restreindre. 

L’état de droit menacé à Hong Kong

C’est dans ce contexte néo-totalitaire que surviennent les événements de Hong Kong. Apparemment, le prétexte de la loi d’extradition vers la Chine est banal: il s’agirait de pouvoir juger les individus là où ils ont commis un crime; or se réfugier à Hong Kong a été, pour des individus recherchés en Chine, un moyen d’échapper à la justice de la Chine communiste. Rien ne disait a priori qu’il puisse s’agir d’un moyen de pression de la République Populaire de Chine sur la Cité bénéficiant d’un statut spécifique dans le cadre de l’accord de 1984 entre la Chine et la Grande-Bretagne (« un pays, deux systèmes »). C’est bien comme cela, pourtant, que les citoyens de Hong Kong l’interprètent. Ils vivent à la marge d’un pays néo-totalitaire. Ils savent que chez eux ne se réfugient pas seulement des criminels de droit commun désireux de bénéficier de l’état de droit le plus solide d’Asie, mais aussi des persécutés politiques du régime chinois. Récemment, le Saint-Siège, sous l’impulsion peu inspirée du Pape François, a signé un accord avec la Chine populaire donnant à cette dernière une grande latitude dans les nominations d’évêques; c’est de Hong Kong que sont parties les critiques les plus sévères de l’accord diplomatique négocié à la va-vite par le Cardinal McCarrick (depuis lors rétrogradé à l’état laïc pour cause de scandale de moeurs); que se passerait-il le jour où des Chrétiens persécutés de Chine continental réfugiés à Hong Kong se verraient l’objet d’une demande d’extradition par Pékin?  Les observateurs occidentaux n’ont pas seulement été surpris par la mobilisation de plus d’un million de personne à deux reprises. Ils s’étonnent de voir que, malgré la suspension du projet de loi, la mobilisation se radicalise. Les manifestants veulent un retrait pur et simple du projet de loi. L’accord de 1984 entre Londres et Pékin prévoyait une période de transition de cinquante ans (1997-2047) avant la réintégration complète de Hong Kong à la Chine; on n’en est même pas à la moitié de cette période de transition et les citoyens de Hong Kong ont peur de voir leur état de droit purement et simplement aboli. Comment, de fait, ne pas se dire que Hong Kong est une épine dans le pied de Xi Jiping et qu’il avait espéré entamer en douceur les libertés politiques du territoire - ne s’attendant pas à une réaction aussi virulente? Lorsque Margaret Thatcher avait signé l’accord de restitution progressive de Hong Kong à la Chine, cette grande combattante de la liberté pouvait raisonnablement espérer qu’au moment où Hong KOng redeviendrait complètement chinoise, la Chine serait devenue une démocratie. c’était sans compter sur les choix faits par les successeurs de Margaret Thatcher qui, en sortant le libéralisme économique de son cadre national, ont amorcé la dérive autoritaire néolibérale, si confortable pour la Chine, puisqu’elle n’est plus sous pression politique de l’Occident pour se démocratiser. 

Berlin-Est 1953, Budapest 1956, Prague 1968, Gdansk 1980, Tian’Anmen 1989....et Hong Kong 2019? 

Au moment où je rédige ces lignes, des milliers de camions des forces de l’ordre, policières et paramilitaires, chinoises sont rassemblées à la porte de Hong Kong. Le président Trump, retrouvant instinctivement une attitude très reaganienne, a twitté « Je connais bien le président chinois Xi. C’est un grand leader respecté par son peuple.  Il sait rester humain dans une « activité très dure ». Je n’ai AUCUN doute que s’il voulait résoudre rapidement et humainement le problème de Hong Kong, il le puisse. Une rencontre personnelle? ». Les Chancelleries occidentales font savoir leur préoccupation. La Chine avertit contre les tentations d’ingérence. Comment ne pas avoir le sentiment d’être replongé dans les années 1980 lorsque l’on a vu ces foules chanter « Singing Halleluiah to the Lord » ou « Do You Hear the People Sing? », un extrait de la comédie musicale « Les Misérables ». Le Christ et Victor Hugo mobilisés pour la liberté, cela rappelle furieusement la Gdansk du syndicat Solidarité ou la révolution de velours à Prague. Remonte aussi le souvenir de Berlin 1953, Budapest 1956, Prague 1968....ou Tian’Anmen 1989. Mais nous sommes trente ans plus tard. Les manifestants de Hong Kong ont proclamé, tout au long du printemps 2019, leur parenté avec les Gilets Jaunes et les autorités de Hong Kong ont déployé une maestria dans la disqualification des manifestants encore plus évidente que celle du gouvernement français face aux mêmes Gilets Jaunes, à l’hiver 2018: ce ne sont pas des groupes anarchistes mais la pègre locale qui a été mobilisée pour s’en prendre aux manifestants, les pousser dans l’engrenage de la violence, ce qui n’a pas manqué de se passer. Des débordements ont eu lieu, des citoyens de la République populaire de Chine ont été molestés, offrant à Pékin le prétexte idéal pour une intervention. 
L’évolution des événements fait plutôt parier pour un mélange de pression et de rouerie diplomatique de la part de Pékin. La solution optimale pour le gouvernement chinois serait à la fois de ne pas intervenir - au grand soulagement des chancelleries occidentales - et de mettre en place un processus de concertation pour qu’une loi soit tout de même votée, même si le texte doit en être superficiellement réécrit. Cela permettrait à la Chine de continuer le « business as usual ». Une répression à la Tian’Anmen ferait trop de mal à la réputation de la Chine et la mettrait sur la défensive dans les négociations difficiles qu’elle mène avec le président Trump pour un nouvel accord commercial. 

Se détourner de la fascination chinoise, condition du retour à la prospérité de nos démocraties

Cependant, une sortie de crise négociée ne devrait pas dispenser l’Occident d’effectuer un tournant dans sa politique de relations avec la Chine. Avons-nous pris garde à la manière dont nous avons fragilisé notre démocratie dans le « pacte faustien » que nous avons passé avec Pékin après 1989? Le capitalisme peut-être la meilleure comme la pire des choses selon qu’il est couplé ou non au libéralisme politique. Or, faire alliance avec le régime post-maoïste - et aujourd’hui néo-maoïste - a non seulement permis au quantitative easing américain de se déployer sans freins mais cela a aussi conduit à affaiblir la démocratie en Occident. Que les démocrates américains puissent, encore aujourd’hui, passer leur temps à mettre en cause la légitimité de Donald Trump, a beaucoup à voir avec leur fréquentation assidue du régime chinois; que l’Union Européenne, Allemagne en tête, puisse développer un mépris tel de la démocratie que le moindre « non » majoritaire à un référendum sur la politique européenne soit immédiatement disqualifié par la bureaucratie bruxelloise et les gouvernements nationaux, est indéniablement le résultat d’une fascination pour le « bolchevisme consultatif » qui caractérise le même régime chinois, que le leader s’appelle Mao, Deng ou Xi. 
Tout se tient: en même temps que nous avons rétréci nos marchés intérieurs, la mondialisation poussant le pouvoir d’achat des classes moyennes à la baisse, nous avons aussi réduit nos libertés politiques. Nous voici donc à un tournant. Sommes-nous capables de voir dans les événements de Hong Kong l’incitation à un changement radical de la politique occidentale? Il s’agit de mettre fin à la parenthèse oligarchique prochinoise (mais que pouvait-on attendre d’autres des soixante-huitards arrivant au pouvoir?) qui a rongé de l’intérieur nos démocraties durant trente ans. Il s’agit de redécouvrir le secret de l’Occident: liberté économique et liberté politique sont inséparables si nous voulons avoir une chance que nos démocraties reviennent à la stabilité et prospèrent. Il est temps de mettre fin à notre fascination pour un régime qui a encore une très longue marche à entreprendre vers la liberté. 

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