« Les ambitions inavouées » de Thomas Gomart : une analyse en profondeur des ambitions stratégiques de neuf grandes puissances

L’auteur décrit les ambitions stratégiques inavouées de neuf grandes puissances et leur évolution afin d’éclairer les marges de manœuvre dont dispose la France pour la définition de sa propre stratégie. Ces puissances sont regroupées en trois catégories, la terre (Russie, Chine, Allemagne), pays à la forte assise continentale, la mer (Etats-Unis, Royaume Uni, Inde), pays exerçant leur influence sur de vastes espaces maritimes, et le ciel (Turquie, Arabie Saoudite, Iran), pays où la religion joue un rôle prédominant.

Chaque chapitre relatif à un pays se conclut par la synthèse de ses trois à cinq priorités stratégiques et ses enseignements pour la France. Ces priorités sont différentes mais ont souvent un substrat commun avec l’énergie, la sécurité et le militaire, la technologie, le territorial ou le développement économique.

L’épilogue est intitulé « La France à l’heure des choix ». Le livre a été achevé à la fin 2022. De ce fait, il prend en compte pleinement le changement de l’environnement international et ses conséquences géopolitiques après la tentative d’invasion de l’Ukraine par la Russie.

L’analyse est très fouillée par un auteur dont la stratégie et la géopolitique sont une des spécialités. Thomas Gomart dispose d’une large culture historique. Il a derrière lui plus de vingt ans de contacts internationaux hors de France qui lui permettent de relier les analyses théoriques avec l’expérience pratique, échappant à l’académisme, péché mignon d’une partie des élites intellectuelles françaises.

La structure de l’ouvrage avec ses conclusions opérationnelles à la fin de chaque chapitre le rend facilement utilisable au plus haut niveau des décideurs politiques et de leurs proches conseillers.

L’angle d’analyse du point de vue des neuf puissances permet d’échapper au nombrilisme classique franco centré, très présent dans la classe politique française, davantage tournée vers le ressassement des débats du passé que vers les défis de l’avenir.

En un mot c’est un essai pénétrant dont on espère qu’il va contribuer à rendre les débats français plus créatifs, plus réalistes et moins convenus.

La bibliographie est impressionnante. L’index des noms propres est bienvenu.

Il y a nécessairement une part d’arbitraire dans le choix des neuf puissances. Toutefois l’absence de l’Afrique (Afrique du Sud, Nigéria ou Kenya), de l’Amérique Latine (Brésil) et de l’Extrême Orient non chinois (Japon, Corée ou Indonésie) est difficile à justifier.

On s’explique mal l’absence de quelques livres essentiels dans la bibliographie comme Le Choc des Civilisations de Samuel Huntington ou certains des livres de fond d'Henry Kissinger écrits après la fin de sa carrière politique. Samuel Huntington avait dès 1996 prévu les tensions potentielles générées par les différences culturelles et civilisationnelles. S’il avait été largement critiqué à l’époque, notamment en Europe, sa clairvoyance à contre-courant mérite d’être saluée aujourd’hui.

Le livre ressemble davantage au rapport efficace d’un brillant haut fonctionnaire aux plus hautes autorités de l’Etat qu’à un essai. C’est une ambivalence pas nécessairement critiquable. C’est même probablement une qualité aux regards des objectifs affichés du livre : aider la France à réévaluer et repenser sa stratégie.

A cet effet les maîtres à penser de l’auteur sont Arnold Toynbee pour l’importance des religions et le Général Beaufre adepte de la stratégie comme une méthode de pensée et non une doctrine. Cette approche pragmatique de l’observation des faits est à l’opposé de l’appétence traditionnelle française pour les idéologies.

« Il est temps pour la France de rompre avec son nombrilisme stratégique, observé de longue date, plus marqué qu’ailleurs, qui s’avère très préjudiciable à la compréhension des chocs que nous allons subir. » page 284

« Or, le croisement des dynamiques stratégique, politique, énergétique et économique annonce des ajustements brutaux auxquels il faut se préparer. » page 287

« C’est bien la politique énergétique de la France qui devrait être le point de départ d’une véritable grande stratégie. » page 289

« Sur le plan économique beaucoup d’investisseurs considèrent que la France ne sera plus dans les dix premières économies mondiales à l’horizon 2030. » page 293

« En réalité, la priorité devrait être la préparation aux chocs que nous n’allons pas manquer de subir plutôt que la recherche hypothétique d’une position de surplomb. » page 294

Thomas Gomart est directeur depuis 2015 de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) où il a effectué l’essentiel de sa carrière. Juridiquement une fondation, l’IFRI est un think tank très réputé en matière de relations internationales. Fondé par Thierry de Montbrial en 1979, qui en assure encore la présidence, l’IFRI est considéré comme un des tous meilleurs think tank mondiaux, juste derrière la Brookings Institution américain.

A l’origine spécialiste des relations franco-soviétiques, Thomas Gomart a obtenu en 2003 le prix Jean-Baptiste Duroselle pour sa thèse de doctorat d’Etat sur les relations franco-soviétiques de 1958 à 1964. Depuis cette époque il est devenu un spécialiste reconnu de la géopolitique. Il a notamment publié récemment deux autres livres géopolitiques remarqués chez Tallandier : en 2019, L’Affolement du monde : 10 enjeux géopolitiques, et en 2021, Guerres invisibles : nos prochains défis géopolitiques.