Le prix de l’obsession anti-occidentale de Vladimir Poutine pour la Russie<!-- --> | Atlantico.fr
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Françoise Thom publie « Poutine ou l’obsession de la puissance » chez Litos éditions.
Françoise Thom publie « Poutine ou l’obsession de la puissance » chez Litos éditions.
©Alexey DANICHEV / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

Françoise Thom publie « Poutine ou l’obsession de la puissance » chez Litos éditions. L'Occident s'est longtemps trompé sur Poutine. Le poutinisme est un phénomène inédit dans l'histoire, un régime nihiliste obsédé de puissance, qui s'adonne à la nuisance sans le moindre motif rationnel, sans le prétexte d'une idéologie articulée, au détriment même des intérêts de la Russie. Extrait 2/2.

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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La haine de l’Occident qui travaille la Russie a entraîné des choix funestes en politique intérieure avant de provoquer la catastrophe en politique extérieure. Après la première guerre contre la Tchétchénie, qui prend fin par l’accord de Khassaviourt, le 31 août 1996, le souci principal du centre fédéral est de discréditer les Tchétchènes aux yeux des Occidentaux accusés de les soutenir (la presse occidentale dénonçait à l’époque les violations des droits de l’homme commises par les forces russes en Tchétchénie). C’est pourquoi, à partir de l’année 1996, Berezovski va discrètement appuyer les islamistes radicaux contre les partisans de la construction d’un État national en Tchétchénie. Les éléments les plus modérés en Tchétchénie, comme le président Maskhadov, seront systématiquement éliminés au profit des chefs de guerre comme Basaïev, de plus en plus attirés dans l’orbite islamiste. Cette islamisation du conflit tchétchène va permettre à Vladimir Poutine de relancer la guerre en septembre 1999 contre la Tchétchénie avec l’approbation tacite des Occidentaux. La manière dont le Kremlin a arrêté son choix sur Akhmad Kadyrov pour stabiliser cette petite République du Caucase illustre ce que nous avons exposé plus haut sur le fonctionnement du système poutinien, ainsi que l’emprise idéologique des doctrines d’Alexandre Douguine. En 2001, celui-ci appelait de ses vœux une « alliance islamo-russe » et conseillait à Moscou de « coordonner la stratégie des courants de l’islam orientés vers le chiisme, le soufisme, le fondamentalisme de type traditionnel, continental et anti-occidental ».

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C’est vers une autorité criminelle tchétchène liée au KGB, Khoj Ahmed Nukhaev, que se tournent les services spéciaux russes pour trouver une issue au conflit. Nukhaev est un converti à l’eurasisme : « L’eurasisme signifie l’alliance de l’orthodoxie et de l’islam contre l’Occident », a-t-il déclaré en 2000. L’année suivante, Nukhaev va servir d’intermédiaire dans les négociations entre le Kremlin et Akhmad Kadyrov, le mufti de la République et un ancien chef indépendantiste tchétchène rallié au camp pro-russe, en partie par crainte de l’influence grandissante du wahhabisme. L’idée est d’apporter une solution « eurasienne » au conflit tchétchène : la Tchétchénie bénéficiera d’une autonomie culturelle et d’une souveraineté politique, mais sous l’égide de la « civilisation » russe, ce qui garantit à Moscou que la Tchétchénie serait son auxiliaire active dans la confrontation avec l’Occident prêchée par les eurasistes. La doctrine de Douguine va servir à coopter les nationalistes tchétchènes et à en faire des alliés à la fois contre les islamistes radicaux devenus dangereux dans le Caucase du Nord, et contre les Occidentaux. Akhmad Kadyrov sera élu président de la République de Tchétchénie en octobre 2003 et assassiné en mai 2004. Son fils Ramzan lui succède. Ainsi, le Kremlin confie le pouvoir en Tchétchénie au clan Kadyrov. En échange de sa réintégration dans la Fédération de Russie, la Tchétchénie obtient la liberté dans le domaine idéologique et une certaine latitude en politique étrangère.

Dans un premier temps, le succès semble éclatant. Face aux progrès des idées djihadistes dans le Caucase, Ramzan Kadyrov propose un islam alternatif, un islam russe mettant l’accent sur les valeurs traditionnelles de la religion musulmane, uni à un patriotisme pro-russe grand teint. Il instaure certains aspects de la charia en Tchétchénie, organise un rassemblement monstre à Grozny contre les caricaturistes de Charlie Hebdo, en janvier 2015. Grâce aux largesses du Kremlin qui achète à prix d’or la paix dans cette région turbulente, Ramzan Kadyrov se positionne à la fois comme le protecteur des musulmans et le champion de la lutte contre le terrorisme islamiste. En réalité, malgré ses déclarations de dévotion à Poutine, Kadyrov est de plus en plus incontrôlable par le centre fédéral. Grozny est aujourd’hui plus indépendant de Moscou que ne l’étaient Prague ou Budapest à l’époque communiste. Les hommes de Kadyrov se livrent à des activités criminelles à Moscou en totale impunité : leur chef bénéficie de la protection du tout-puissant Viktor Zolotov. En 2011, Poutine déclare à la télévision tchétchène qu’il le considère « comme un fils ». L’enquête sur l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov, le 25 février 2015, met en cause un proche de Kadyrov. Le lendemain de l’arrestation de cinq Tchétchènes impliqués dans le meurtre, dont un ancien militaire lié à Kadyrov, Poutine a démonstrativement décerné l’Ordre de l’Honneur à son protégé tchétchène. De son côté, Kadyrov affirme que Dadaev, l’assassin présumé, est un « patriote russe » irréprochable. Le 23 avril, Kadyrov rend public l’ordre qu’il a donné à ses officiers « d’ouvrir le feu » sur les agents fédéraux venus enquêter en Tchétchénie.

La « verticale du pouvoir » ne fonctionne plus. Les janissaires personnels du dictateur sont en conflit ouvert avec les organes de sécurité d’État. Le parrain de Grozny n’hésite pas à prendre la défense des Tchétchènes arrêtés en Russie, voire à s’ériger en protecteur et porte-parole des musulmans de Russie. Il se sent le vent en poupe car la Russie a besoin de lui dans sa politique moyen-orientale. Kadyrov cultive ses relations avec l’Arabie saoudite, avec les monarchies du Golfe, avec le général afghan Abdul Rachid Doustoum. Il est indispensable au Kremlin qui veut à tout prix éviter de donner l’impression d’être l’otage de ses alliés shiites iraniens. Les hommes de Kadyrov sont déployés en Syrie, après avoir combattu les Ukrainiens aux côtés des séparatistes pro-russes. Kadyrov reprend et amplifie la rhétorique des médias du Kremlin, menaçant par exemple, en juillet 2017, de « sodomiser la terre entière » grâce à l’arme nucléaire russe.

Mais le « fantassin de Poutine » ne veut plus se contenter de son rôle de leader régional. Il ambitionne d’influencer la politique étrangère russe, au risque de mettre le Kremlin dans l’embarras, comme ce fut le cas lors des manifestations des 3 et 4 septembre 2017 en soutien aux musulmans de Birmanie. La Birmanie est un protectorat de la Chine. La Russie a signé avec elle un accord de coopération stratégique en 2016. Elle forme les militaires birmans et exporte des armements en Birmanie. En mars 2017, elle a mis son veto de concert avec la Chine à une résolution au Conseil de Sécurité de l’ONU dénonçant les atrocités commises par l’armée birmane. Cependant, Kadyrov a mis Poutine en demeure de condamner le gouvernement birman en organisant une manifestation non autorisée, encadrée par ses hommes, à Moscou, suivie d’une manifestation d’un million de personnes à Grozny. « Si la Russie soutient les Satans qui commettent des crimes, je suis contre la position russe parce que j’ai ma propre opinion. En fait, c’est Erdogan qui a la meilleure position, la plus ouverte. Nous le soutenons », a-t-il déclaré. Poutine s’est empressé d’affirmer qu’il ne voyait pas de « fronde » dans le comportement de son satrape et a condamné les excès en Birmanie. Kadyrov est aujourd’hui un des partisans les plus farouches, parmi les élites russes, de la politique de mobilisation hostile à l’Occident et les libéraux russes ont de bonnes raisons de s’inquiéter de son poids croissant dans la politique du Kremlin.

Tout le Caucase du Nord a été réislamisé sous le règne de Vladimir Poutine : la désinstitutionnalisation qu’il a encouragée en Russie favorise l’islam qui se propage en réseaux. Le centre fédéral donne la priorité à la docilité des autorités locales, se souciant peu de créer un État fonctionnel moderne. Au Daghestan, la pratique de l’excision des petites filles existe et a été défendue par un imam nord-caucasien renommé (décoré par Poutine) « afin de calmer les femmes et d’éviter la débauche sur terre ». Devant le scandale provoqué par ces déclarations, Vsevolod Tchapline, l’ancien porte-parole de l’Église orthodoxe russe, a volé au secours de l’imam, dénonçant les « glapissements féministes » et alléguant le droit des musulmans à se « conformer à leurs traditions ».

On a beaucoup évoqué le poids de l’eurasisme dans l’évolution de la politique étrangère russe. Mais il y aurait aussi toute une étude à faire sur l’influence catastrophique de l’eurasisme et des doctrines de Douguine sur l’évolution de la politique intérieure de la Russie. En 2012, Maxim Chevtchenko, l’un des journalistes alors les plus proches du pouvoir, membre du Conseil présidentiel et de la Chambre civique, jugeait indispensable « une alliance stratégique de l’islam et de l’orthodoxie dans la guerre contre l’Occident », en soulignant qu’« il faut expliquer aux musulmans et aux orthodoxes qui est leur ennemi commun. Leur ennemi, c’est l’Occident libéral ». C’est là l’un des thèmes de la propagande officielle. En septembre 2016, la commission russo-iranienne pour le dialogue entre orthodoxie et islam, réunie à Moscou, prône le rejet de toute « imposition de normes laïques et de types de comportements à même de susciter l’abandon de la part des partisans de la morale traditionnelle ». Orthodoxes et musulmans ont mis l’accent sur la « communauté de valeurs sur le plan moral » que partagent Russie et Iran.

Car il ne s’agit pas seulement des musulmans. La même politique obscurantiste a été menée dans le reste de la Russie. Les illuminés de toute espèce ont accès au plus haut niveau de l’État et ont pignon sur rue. Olga Vassilieva, la ministre de l’Éducation nationale, est une parfaite représentante d’un courant à la mode, le « stalinisme orthodoxe ». Elle est reconnaissante à Staline d’avoir « réhabilité l’histoire russe » et fait appel à l’Église orthodoxe en 1943. Elle considère que la glasnost gorbatchévienne résulte d’un complot ourdi contre la Russie par Washington. Anton Vaino, le chef de l’administration présidentielle depuis août 2016, est partisan d’un appareil mystérieux, le « nooscope », un « réseau de scanners spatiaux » chargés de sonder la noosphère, à savoir la sphère de la pensée humaine. Dans un article publié en 2012, Vaino explique que cet instrument, mis au point en 2011 et conçu sur le modèle des poupées russes, a pour fonction « d’enregistrer les modifications dans la biosphère et l’activité humaine ». Il reproduit par sa structure « les géosphères, les couches concentriques de densité variée qui forment la terre ». Et c’est, selon Vaino, « le premier appareil permettant d’étudier la conscience collective de l’humanité ». Anna Kouznetsova, la déléguée à la Protection de l’enfance, croit à la « télégonie », une doctrine selon laquelle l’utérus de la femme se souvient de tous ses partenaires sexuels, les enfants pouvant hériter des traits de tous les amants précédents de leur mère. Vassili Dmitrienko, l’un des candidats aux législatives pour la région de Khabarovsk, assène cet argument à ses électeurs potentiels : « La différence fondamentale entre moi et les autres candidats consiste en ceci que je suis un spécialiste en matière de vidéocommunications télépathiques entre la vie terrestre et l’intelligence supérieure. » La députée Natalia Poklonskaïa affirme que le buste de Nicolas II érigé en Crimée verse des larmes, ce qu’elle explique par l’approche du centenaire de la révolution. On chuchote que le ministre de la Défense Choïgou a initié Vladimir Poutine aux pratiques chamaniques.

Les groupuscules orthodoxes fondamentalistes pullulent. À la fin des années 1990, une bruyante campagne est organisée par eux contre les codes-barres, accusés d’être sataniques. Le patriarcat de Moscou intervint pour rassurer les croyants, mais la campagne se poursuivit. La canonisation du tsar Nicolas II et de sa famille, en 2000, est l’indice de l’influence grandissante des ultra-orthodoxes. En 2012, l’affaire des Pussy Riots relance l’activisme orthodoxe. Une frange violente s’organise, dont les exploits vont du pogrom d’expositions jugées impies au tabassage d’ennemis de la religion. L’organisation Sainte Russie promet de déployer des « patrouilles orthodoxes » dans les rues. Son leader, Ivan Ostrakovski, estime que « la tolérance est l’hérésie judaïsante de nos jours ». Grossi par l’afflux des « volontaires » qui ont fait le coup de feu en Ukraine, le fondamentalisme orthodoxe est de plus en plus violent. Natalia Poklonskaïa, l’ancien procureur de Crimée, la passionaria du Krymnach (« la Crimée est à nous »), a organisé en 2016 une campagne contre le film Mathilda qu’elle considère comme une « provocation anti-russe et anti-religieuse », car le film évoque les amours de jeunesse du tsarévitch Nicolas, futur Nicolas II, pour la ballerine Kchesinskaïa. Or Nicolas II ayant été canonisé par l’Église orthodoxe, les fondamentalistes orthodoxes estiment qu’il est inconvenant de lui prêter une liaison avant son mariage. L’affaire Mathilda enflamme les esprits. Les activistes orthodoxes, dont une organisation mystérieuse, Sainte Russie État chrétien, créée en 2010 (une enquête journalistique révèle du reste que l’organisation ne compte que deux adhérents), menacent de poser des bombes dans les cinémas qui mettent le film à l’affiche. Alexandre Kalinine, le chef de « Sainte Russie », estime que la Russie orthodoxe doit ressembler à l’Iran : « Nous avons l’exemple de grands saints qui empalaient les blasphémateurs », précise-t-il en laissant entendre que les activistes orthodoxes étaient prêts à faire bien pire que d’incendier les cinémas et les voitures si Mathilda n’était pas interdite : « Celui qui empalera Ouchitel [le metteur en scène de Mathilda] aura raison dans son cœur. Il sera emprisonné pour cela mais sera heureux car il aura sauvé la Russie du blasphème. »

L’activisme orthodoxe fondamentaliste ressemble à son pendant islamiste. Ainsi, début septembre 2017, à Ekaterinburg, un illuminé orthodoxe a foncé sur un cinéma avec un camion chargé de bonbonnes de gaz. Avant son acte, il a posté sur internet un appel recommandant aux orthodoxes d’éviter les documents électroniques, car accepter ceux-ci revenait à se détourner du Christ. Les commentateurs russes soulignent à juste titre l’exacte symétrie entre Poklonskaïa et Kadyrov. L’ascension de ces extrémismes est le résultat inévitable des choix de la politique poutinienne. Le pouvoir a tout intérêt à encourager ces accès de psychose qui détournent l’attention de la population des problèmes réels de la Russie et permettent à Poutine de poser au « modéré », y compris aux yeux du public occidental.

La Russie étant un pays multiethnique à forte immigration musulmane, les dirigeants du Kremlin auraient dû réfléchir à une politique d’intégration autour d’un programme positif : promotion des jeunes par l’instruction publique, enseignement de qualité, ascenseur social, etc. La neutralité de l’État en matière religieuse était une priorité. Mais par haine de l’Europe et de la civilisation européenne, les autorités russes se sont repliées sur le cléricalisme et la promotion des « valeurs traditionnelles », en réalité sur les tendances les plus obscurantistes et irrationnelles existant dans les peuples de la fédération russe. Cette politique risque de transformer la Russie en un véritable baril de poudre. Au moment des manifestations organisées par Ramzan Kadyrov contre la politique de la Birmanie, les réseaux sociaux des musulmans de Russie charrient des appels à la vengeance contre les bouddhistes de Russie, à commencer par les Kalmouks. Ainsi la Russie, État multinational, court le danger d’être déchirée par des conflits extérieurs auxquels elle s’est mêlée par volonté de puissance, par ambition de créer un monde « post-occidental », c’est-à-dire un monde chaotique où le plus disposé à employer la force gagne. Or il est impossible de pratiquer une stratégie du chaos à l’extérieur sans finir par en subir les retombées à l’intérieur. L’héritage le plus durable et le plus funeste du poutinisme risque d’être celui-là.

Le régime de Poutine a construit sa popularité en se démarquant des années Eltsine avec leur cortège de fléaux. Or, les Russes assistent désormais à un retour de désagréments qui semblaient définitivement révolus durant les années 2000. De 2014 à 2016, d’après les calculs de l’économiste Andreï Illarionov, la consommation a chuté plus brutalement que durant les années 1990. L’endettement des régions est préoccupant. Les retards de salaires se multiplient. De 2010 à 2017, le nombre d’étudiants est passé de 7 millions à 4,4 millions. Le responsable de la région de Sverdlovsk pour la Santé publique se félicite d’une hausse de la mortalité de 17%, en 2017, parmi les seniors du quatrième âge, une « bonne chose » selon lui. En 2017, le taux de natalité a baissé de 11-12% par rapport à 2016. En outre, la politique ultracentralisatrice de Moscou est en train de déstabiliser la Fédération de Russie. Ainsi, le Tatarstan est en effervescence comme au début des années 1990, après la décision de Poutine de dispenser les enfants russophones de la République d’apprendre le tatare.

Extrait du livre de Françoise Thom, « Poutine ou l’obsession de la puissance », publié chez Litos éditions

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