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Le monde orwellien, nous y sommes... mais ce qu’on perd en liberté vaut-il vraiment ce qu’on y gagne ?
©Reuters

1984-2014

Nouvelle révélation de Snowden : selon le New York Times, la NSA intercepte plusieurs millions de photos d'internautes par jour pour se constituer une base de données pour la reconnaissance faciale. La collecte de données n'a semble-t-il plus de limites.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Selon de nouvelles révélations du New York Times, sur la bases des données d'Edward Snowden, la NSA aurait collecté des millions de photos pour améliorer leur technologie de reconnaissance faciale. Y a-t-il des limites aux données collectées sur chacun de nous ?

Fabrice Epelboin : On peut parler de monde Orwellien dans la mesure où l’on trouve les éléments du célèbre roman 1984 : un Etat qui surveille les moindres faits et gestes de la population, qui s’immisce de plus en plus dans le domaine du privé, qui contrôle l’information par son emprise sur les média - les subventionner alors qu’ils sont en situation de faillite chronique depuis des lustres est une bonne solution - et où l’on a un appareil d’Etat qui impose un vocabulaire - qu’Orwell nomme Novlang et qu’on appelle, nous, “éléments de langage” ou “storytelling”.

Bien sûr que nous sommes dans un monde Orwellien. Tout le monde s’en rend bien compte, mais nous sommes encore loin d’être dans un monde en crise ouverte, ou tout du moins nous n’en sommes qu’aux prémisses, du coup, c’est comme la grenouille que l’on met dans une casserole d’eau froide et que l’on met sur le feu. Pour l’instant, tout va bien, pour l’instant, tout va bien, pour l’instant, tout va bien.

Le problème tient plus de la passivité des populations, particulièrement en France – d’où la métaphore de la grenouille -, que des Etats qui, sentant venir de toutes part la révolte des populations, n’ont pas vraiment d’autres options que de se préparer à une guerre froide entre les populations et les gouvernants. Nous avons connu durant l’essentiel de la seconde partie du XXe siècle un guerre froide entre deux blocs, nous entrons dans une période qui se caractérise par une guerre froide entre populations et gouvernants, les technologies de surveillance sont, de ce point de vue, le pendant contemporain de l’arme nucléaire du XXe siècle.

Il est intéressant de souligner ce déterminisme technologico-historique : sans cette technologie qu’est l’armement nucléaire, il n’y aurait pas eu cette situation que l’on a caractérisé par le terme “guerre froide”, et sans l’invention, il y a un peu moins de dix ans, du Deep Packet Inspection qui est au cœur de ces technologies de surveillance, nous ne serions jamais entrés dans cette période Orwellienne.

Toutes ces données n'empêchent pas les Merah, les Nemmouche, ou la disparition du vol MH370. Ce qu'on perd en liberté vaut-il vraiment ce qu'on y gagne ? Quelle est l'efficacité réelle de cette collecte généralisée des données ? A force de surveiller tout le monde et tout en permanence, que surveille-t-on vraiment ?

A en croire les récentes déclarations de Glenn Greenwald (lien ici), le journaliste qui est derrière les révélations d’Edward Snowden, la raison en est assez simple : la mise sous surveillance des populations, en France comme aux USA, ne vise pas du tout à lutter contre le terrorisme - qui au passage fait moins de morts occidentaux en un an que le tabac en vingt minutes, il faut aussi relativiser les menaces - mais elle vise des personnes qui n’ont pas le moindre rapport avec le terrorisme, comme des opposants politiques, des activistes, des journalistes, des ONG ou des universitaires. Aucune chance de déjouer le moindre attentat. Par contre, empêcher l’émergence d’une alternative politique, conserver les positions de pouvoir acquises et perturber des investigations journalistiques, voire judiciaires, là, oui. C’est très utile.

On y gagne en stabilité sociale, en empêchant tout changement majeur, tout trouble de l’ordre de la révolte ou de la révolution, et par extension on y gagne sans doute en terme économique, les révolutions sont rarement une bonne nouvelle d’un point de vue économique. On y perd en libertés diverses et variées, à commencer par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes - qu’il s’agisse du peuple français ou des peuples africains que la France surveille pour le compte de diverses dictatures, ou chez qui elle installe des systèmes de surveillance permettant à ces dictatures de museler leur opposition politique. C’est ce qui s’est passé avec la Lybie de Kadhafi et la Tunisie de Ben Ali - raté, pour le coup - mais ailleurs, ça marche plutôt bien. Au Maroc ou en Côte d’Ivoire, par exemple, ce sont des technologies françaises qui permettent de lutter contre l’opposition politique et de mettre la population sous surveillance. Là encore, on gagne en stabilité d’un point de vue géopolitique. C’est cynique et abject, mais il faut reconnaitre que le maintien ad vitam que ces technologies permettent d’offrir aux gouvernances en place est une véritable garantie de stabilité.

Evidemment, il y a des exceptions. La Tunisie de Ben Ali a réussi à se révolter malgré une surveillance étroite de la population - mais la population en question était particulièrement au fait de ces technologies et de la façon d’y faire face. En France aussi, il pourrait y avoir des effets de bords, si par exemple Marine Le Pen arrivait au pouvoir et décidait de se servir de ces technologies pour tout autre chose. Ca pourrait être drôle, à condition d’aimer l’humour noir. En tout cas, ce serait une solution radicale pour, une fois ce mauvais moment passé, prohiber définitivement ces technologies au nom d’un idéal démocratique. Mais ce n’est pas pour tout de suite.

Qui est vraiment ciblé par la collecte des données ? Pourquoi et comment sont exploitées ces données ?

Tout le monde. Tout le monde est ciblé, mais quand il s’agit de resserrer la surveillance et de regarder de près certains individus, sont ciblés ceux qui sont en mesure de déstabiliser la société, et plus particulièrement l’Etat. Ce n’est pas du tout le cas du terrorisme aujourd’hui, et un journaliste de Mediapart correspond bien plus à cette définition. Si vous êtes en mesure de par vos activités, de mettre en danger ceux qui contrôlent ces technologies - en France l’exécutif, depuis le vote de la loi de programmation militaire en décembre dernier - alors vous êtes susceptible d’être surveillé de près.

En soit, cela n’a rien de nouveau, et l’affaire des écoutes de l’Elysée sous Mitterrand relevait déjà de cette approche. Ce qui a changé c’est la capacité des technologies non seulement à collecter des quantités phénoménales de données privées, notre capacité à nous de les produire, souvent à notre insu, et surtout - et c’est là quelque chose que la plupart des gens ne réalisent pas - la capacité des technologies à faire sens de cette masse immense de données. J’ai d’ailleurs un cours qui monte comme cela marche, je le recommande à ceux qui ont des doutes (suivre ici)

A collecter trop de données ne risque-t-on pas de passer à côté de celles qui ont réel intérêt pour la sécurité et la protection des citoyens ?

Non, tout d’abord parce que la collecte massive de données sur l’ensemble des populations n’a pas remplacé la surveillance ciblée d’individus par les services de renseignement qui existait auparavant, mais aussi parce qu’on peut détecter d’éventuelles menaces à travers l’analyse de masses énormes de données. Ensuite, il faut bien faire la différence entre un objectif loufoque tel que la protection des citoyens, qui n’est pas vraiment la mission donnée à la surveillance globale - les prochaines révélations de Snowden vous en diront plus - et la protection des intérêts de l’Etat, et plus particulièrement des intérêts de ceux qui nous gouvernent, lesquels intérêts n’ont souvent pas le moindre rapport avec la protection des citoyens.

La ‘protection des citoyens’ pourrait presque être qualifiée d’argument marketing, dans le sens où il est pensé pour ‘vendre’ ces technologies à la population et les faire accepter, et ce n’est pas nouveau. La première tentative destinée à faire accepter la surveillance électronique de masse à la population était la ‘protection des artistes’, ce n’est ni plus ni moins que Hadopi, le premier système de surveillance globale installé en France (officiellement, tout du moins). Au cœur du projet initial d‘Hadopi, on retrouvait le Deep Packet Inspection, prôné par le Pr Riguidel (lien ici). Heureusement, le secrétaire général de la Hadopi, Eric Walter, a rapidement réalisé le risque démocratique que constituait cette technologie et l’a mis à l’écart. Cela n’a pas empêché cette technologie d’être installée sur les réseaux Français, mais il convient de saluer cela car c’était la chose à faire à l’époque. Cela explique aussi pourquoi le pouvoir socialiste actuel cherche à se débarrasser d’Hadopi pour en faire quelque chose de bien plus efficace en terme de contrôle social de l’information et des populations.

Pourrait-on procéder autrement pour mettre cette collecte de données au service de la sécurité et de la protection des citoyens ? Comment ?

En encadrant de façon stricte les services de renseignement et en rendant leur activité transparente ? On voit rapidement le paradoxe que cela engendre. Non, il faut se rendre à l’évidence, de la même façon que l’invention de la bombe nuclaire a donné naissance à la guerre froide, l’invention des technologies de surveillance de masse à donné naissance à une nouvelle ère de l’histoire, qui n’est en rien démocratique. Pour certains pays, cela pourrait n’être qu’un court moment de leur histoire, pour d’autre, cela risque de durer un bon moment.

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