« Le meilleur d’entre nous » : Alain Juppé était-il vraiment si apprécié que ça par Jacques Chirac en tant que Premier ministre ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean Garrigues publie « Élysée contre Matignon Le couple infernal De 1958 à nos jours » aux éditions Tallandier.
Jean Garrigues publie « Élysée contre Matignon Le couple infernal De 1958 à nos jours » aux éditions Tallandier.
©PATRICK KOVARIK / AFP

Elysée contre Matignon

Jean Garrigues publie « Élysée contre Matignon Le couple infernal De 1958 à nos jours » aux éditions Tallandier. Comment De Gaulle et Debré, Giscard d’Estaing et Chirac, Mitterrand et Balladur, Sarkozy et Fillon ou encore Macron et Philippe ont-ils cohabité ? Ce couple exécutif, unique au monde, engendre une infinité de configurations qui vont de la soumission à la collaboration amicale ou plus tumultueuse, jusqu’à la guerre de succession. Extrait 2/2.

Jean Garrigues

Jean Garrigues

Jean Garrigues est historien, spécialiste d'histoire politique.

Il est professeur d'histoire contemporaine à l' Université d'Orléans et à Sciences Po Paris.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Histoire du Parlement de 1789 à nos jours (Armand Colin, 2007), La France de la Ve République 1958-2008  (Armand Colin, 2008) et Les hommes providentiels : histoire d’une fascination française (Seuil, 2012). Son dernier livre, Le monde selon Clemenceau est paru en 2014 aux éditions Tallandier. 

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« C’est probablement le meilleur d’entre nous », s’est-il exclamé en septembre  1993, lors des Universités d’été du RPR, organisées à Strasbourg. Cette formule fameuse est restée dans l’histoire pour qualifier l’estime et même l’admiration qu’inspirait Alain Juppé à son mentor. Mais si l’on en croit le témoignage même de Jacques Chirac, la loyauté de son cadet, devenu sa « plume » lorsqu’il était Premier ministre en 1976, a été un facteur tout aussi décisif de son choix. « C’est un homme, écrit-il, avec lequel je me sens pleinement en confiance et en harmonie et dont j’ai éprouvé de longue date la fidélité. […] Son soutien ne m’a pas fait défaut dans les périodes difficiles où mon destin présidentiel paraissait dans l’impasse. » C’est d’ailleurs ce critère qui a paru décisif à Alain Juppé, celui de la « confiance », car l’un et l’autre connaissaient bien « leurs qualités et leurs défauts respectifs ».

Lors de la campagne présidentielle fratricide qui l’a opposé à son « ami de trente ans » Édouard Balladur, l’une des campagnes les plus violentes de notre histoire, le maire de Paris a pu compter sur les doigts d’une main ceux qui lui sont restés fidèles, quand la plupart des chefs de la droite et du centre avaient rejoint son adversaire. Alain Juppé a été l’un des rares à rester sourds aux sirènes du balladurisme triomphant, avec une poignée d’autres, tels Jean-Louis Debré ou Jacques Toubon. Il se souvient qu’en septembre  1994, lors des Universités d’été du RPR, il a même pris la main de son rival Philippe Séguin pour proclamer ensemble leur fidélité à Chirac, président du parti. Il rappelle que Nicolas Bazire, le directeur de cabinet de Balladur, l’a invité à un petit déjeuner en novembre 1994 pour le rallier à son champion, lui faisant même miroiter Matignon si ce dernier entrait à l’Élysée. Mais Alain Juppé est resté inébranlable : « Peut-être que je fais une bêtise mais je suis fidèle à Jacques Chirac et le resterai. »

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Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce dernier ne lui a jamais vraiment parlé de sa nomination. « C’était du non-dit, mais c’était presque une évidence », raconte l’ancien Premier ministre. Comme il l’écrit dans l’un de ses livres, il avait « une intime conviction » que ce serait lui. Charles Pasqua, qui l’a surnommé « l’asperge défraîchie8 », se disait au contraire persuadé que son rival Philippe Séguin obtiendrait Matignon. C’est pourtant « l’asperge défraîchie » qui a été nommée Premier ministre le 17 mai 1995, tandis que Charles Pasqua et Philippe Séguin étaient écartés de son gouvernement, présenté le lendemain. « Quand je suis arrivé à Matignon, je n’avais pas ma liste de ministres en tête », avouera-t-il. C’est donc au lendemain de l’élection présidentielle que lui et Jacques Chirac se sont retrouvés dans la résidence secondaire du ministre des Affaires étrangères, à La Celle-Saint-Cloud, afin de préparer la liste des heureux élus.

« J’ai eu à résister à l’inflation naturelle de Jacques Chirac », s’amuse Alain Juppé. Par ailleurs, le chef de l’État a mis un veto catégorique à tous ceux qui avaient soutenu Édouard Balladur pendant la campagne présidentielle, à l’exception de François Bayrou, « sauvé » par Alain Juppé et maintenu à l’Éducation nationale. De même ont-ils refusé de donner les Finances à Valéry Giscard d’Estaing, qui les réclamait, estimant qu’il était le seul à pouvoir gérer le passage à l’euro. L’ancien président de la République a alors fait pression sur Jacques Chirac afin d’obtenir les Affaires étrangères, mais Alain Juppé est resté de marbre : « Il vous fera de l’ombre, dit-il à l’hôte de l’Élysée. Il connaît personnellement plus de chefs d’État que vous et moi. » Il a fallu que Jacques Chirac se rende au domicile de « l’ex », rue de Bénouville, afin d’arrondir les angles de cet affront.

Quant à l’imprévisible Alain Madelin, qui avait rallié une partie des libéraux au président au cours de la campagne présidentielle et largement contribué à son programme, Alain Juppé a un peu renâclé avant de lui céder l’Économie et les Finances. Il n’a d’ailleurs pas tardé à s’en débarrasser, à la suite des déclarations intempestives du trublion Madelin, critiquant ouvertement à la radio le système de retraite des fonctionnaires, le 24 août 1995. « La veille de sa déclaration, j’avais réuni tous les poids lourds du gouvernement pour mettre au point la stratégie de septembre. On a parlé très librement et il était entendu que rien, de nos débats, ne devait filtrer à l’extérieur. Pas question de mettre le feu aux poudres. Ni de provoquer les syndicats de fonctionnaires. Quelle n’est pas ma stupéfaction quand, le lendemain, j’entends Madelin reprendre mot pour mot nos propos ! C’était un cas d’école de parole non tenue. D’irresponsabilité aussi. Quand j’ai vidé Madelin, je lui ai dit exactement ça : “Je ne peux pas garder dans mon gouvernement quelqu’un qui ne joue pas le jeu”. » Dès le 26 août 1995, après seulement trois mois et huit jours, exit le turbulent doctrinaire du néolibéralisme !

De la même manière, les fameuses « juppettes », ces douze femmes issues de la société civile, intégrées dans le gouvernement par la volonté du chef de l’État, vont elles aussi faire long feu. Le dessinateur Cabu ironise déjà dans Le  Canard enchaîné du 24  mai 1995, montrant Alain Juppé accablé en Jésus entouré par ces douze apôtres en jupe, avec cette légende : « La femme est-elle vraiment l’avenir de l’homme… et du Premier ministre ? » Et le fait est qu’à la suite du premier remaniement d’importance, le 7 novembre 1995, seules trois d’entre elles continueront à exercer leurs fonctions  : Anne-Marie Idrac, Margie Sudre et Corinne Lepage, tandis qu’une quatrième, Anne-Marie Couderc, connaîtra une promotion en passant de secrétaire d’État à  ministre déléguée pour l’Emploi. Ce renouvellement, dénoncé par certains comme machiste, est surtout destiné à relancer la machine gouvernementale qui s’est grippée dès les premières semaines d’Alain Juppé à Matignon.

Juppé, « droit dans ses bottes »

Son discours de politique générale, le 23 mai 1995, focalisé sur la « bataille pour l’emploi », n’a pas soulevé l’enthousiasme des foules. « Je crois n’avoir jamais eu autant de mal à écrire un discours que celui-là », reconnaît Alain Juppé. Il a demandé à ses principaux ministres de lui faire parvenir leur contribution, mais en faire la synthèse s’est avérée « un enfer ». Résultat : le texte, focalisé sur l’emploi, était « trop long », « pas assez personnel » et il n’a pas tardé à ennuyer l’auditoire. Les noms d’oiseaux fusent dans l’hémicycle, et Alain Juppé observe que dans les rangs de sa propre majorité « certains arboraient un sourire moqueur » et d’autres « soupiraient de lassitude ». La première mesure forte de son gouvernement, la reprise des essais nucléaires, annoncée le 13  juin 1995, suscite un véritable tollé à gauche, surtout chez les écologistes, et mécontente une grande partie de l’opinion. Par ailleurs, il a eu la désagréable surprise de découvrir l’état désastreux des finances publiques, ce que l’équipe Balladur avait soigneusement caché aux Français, et ce qui lui enlève d’emblée toute marge de manœuvre pour appliquer les mesures visant à résorber la « fracture sociale », comme l’avait promis le candidat Chirac. « Mon problème, c’est le décalage entre les promesses de Chirac et les réalités du pays », confie-t-il à une journaliste. Le Monde du 22  juin 1995 raconte d’ailleurs que le chef de l’État aurait piqué un coup de sang face au plan jugé trop « balladurien » de Juppé et « rappelé son Premier ministre au respect de ses engagements électoraux », exigeant notamment une hausse immédiate du Smic.

Alain Juppé rappelle néanmoins qu’il a mis en œuvre « en un temps record » le « contrat initiative emploi » qui était l’une des mesures phares du programme présidentiel de Jacques Chirac. Mais la remise en ordre des finances publiques s’imposant à son tempérament de gestionnaire rigoureux, il est contraint à augmenter l’impôt sur les sociétés, l’ISF, et même la TVA, autant de mesures très impopulaires. En outre, Alain Juppé est personnellement mis en cause par Le  Canard enchaîné du 28  juin 1995 à propos du montant du loyer de son domicile parisien et de celui de son fils. Le président organise alors la riposte médiatique lors d’une réunion à l’hôtel de ville de Paris avec le Premier ministre, Dominique de Villepin, secrétaire général de l’Élysée, et le communicant Jacques Pilhan. Ce dernier suggère à Alain Juppé de s’expliquer quatre jours plus tard au journal télévisé de TF1, où il lâche la formule fameuse : « Je reste droit dans mes bottes et je ferai mon travail. » Jacques Chirac le soutient dans cette pénible épreuve : « Pour lui, c’est le baptême du feu, confie-t-il à Franz-Olivier Giesbert. Il n’avait pas encore l’habitude des déchaînements médiatiques. […] Alain est très affecté, le pauvre. Sous des apparences un peu rogues, c’est un garçon très sensible, vous savez. Je lui téléphone souvent, sans raison, juste pour qu’il comprenne que je ne le laisserai pas tomber. Il faut que ces messieurs du Monde le sachent : ce ne sont pas eux qui font ou défont les Premiers ministres de la France. Jamais je ne leur donnerai Alain en pâture. »

C’est d’ailleurs Jacques Chirac lui-même qui annonce dans une interview au Point, en septembre 1995, le plan de réforme de l’assurance maladie préparé par Alain Juppé. Il l’a conçu en étroite concertation avec plusieurs partenaires sociaux, dont Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, et Jean-Pierre Davant, de la Mutualité française, une force de frappe surnommée « Vigi-Sécu ». André Bergeron, l’ancien patron de Force ouvrière, très apprécié par Jacques Chirac, déconseille cependant à Alain Juppé d’ajouter à son plan la réforme des régimes spéciaux de retraite qui est dans les tuyaux de Matignon. Pourtant, la veille de la présentation du projet devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre se rend à l’Élysée pour signaler qu’il maintient cette modification :

« Je vais rajouter quelque chose sur les régimes spéciaux de retraite, dit-il. On a beaucoup plus de bénéficiaires que de cotisants : ça coûte trop cher à l’État, notamment à la SNCF.

– Attention, dit Chirac. C’est un terrain miné.

– Rassurez-vous. Je vais y aller en douceur. Sur dix ans.

– Ne chargez pas trop la barque. Réfléchissez bien », l’aurait averti le chef de l’État.

Malheureusement, si la « standing ovation » réservée par les députés à Juppé, le 15  novembre 1995, semble de bon augure pour la mise en œuvre du plan, la remise en cause des régimes spéciaux est une bombe sociale qui va lui exploser en pleine figure.

Dès le 18 novembre, Marc Blondel, le bouillant successeur d’André Bergeron à la tête de Force ouvrière, laisse éclater sa colère à la télévision  : « Chirac m’a menti par omission ! » De fait, son syndicat, principal gestionnaire de la caisse d’assurance maladie, est directement menacé par le projet d’Alain Juppé, que Blondel décrit comme un « technocrate né coiffé, insensible à la détresse des pauvres et des gens fragiles ». Des manifestations se préparent, avec comme slogan « Juppé du balai, Chirac au placard ». Il s’ensuit un des mouvements sociaux les plus forts de la Ve  République, mêlant un front syndical quasi unanime, à l’exception de la CFDT, à une révolte estudiantine et lycéenne comparable à celle de Mai 1968, et culminant le 7 décembre 1995 avec un million de manifestants. Au terme d’un affrontement de plus de quatre semaines, Alain Juppé parvient à sauver l’essentiel de sa réforme de la Sécurité sociale mais doit abandonner la suppression des régimes spéciaux de retraite qui lui tenait à cœur, et sa cote de popularité a chuté de 63 % en mai à 25 % au moment des fêtes. « Maintenant, lui lance triomphalement Marc Blondel après avoir signé l’accord conclu quelques heures avant Noël, vous pouvez faire apporter les cigares et l’armagnac. »

Devenu le Premier ministre le plus impopulaire de la Ve République avec Édith Cresson, il fait l’objet des critiques permanentes de l’opposition mais aussi des attaques plus feutrées mais tout aussi mordantes des balladuriens, qui lui reprochent de se retrancher dans son bunker de Matignon. L’inénarrable André Santini, jamais à court de bons mots, l’exécute d’une formule dont il a le secret : « Juppé, à force de descendre, il va finir par trouver du pétrole ! » Édouard Balladur reconnaît quant à lui que le « pauvre Juppé ne fait qu’essayer de tenir les promesses de Chirac. C’est un exercice difficile. Il a fait une campagne sociale-démocrate. Maintenant il en a les conséquences ». Quant à Philipe Séguin, élu président de l’Assemblée nationale, sa détestation de Juppé fait les délices de la presse satirique. Cabu par exemple dessine une boule de bowling à tête de Séguin roulant vers les ministres inquiets d’être pris pour des quilles. Guiraud le représente au perchoir surplombant Juppé qui parle à la tribune avec cette légende  : « J’me l’ferais bien à la coque ce crâne d’œuf ! »

« Le meilleur des Premiers ministres »

« Je sais ce que dit Chirac de moi, confiera Alain Juppé à Franz-Olivier Giesbert en novembre  1996. Que je suis trop susceptible et qu’il me manque quinze kilos. » Depuis quelques mois déjà, les prétendants à sa succession font le siège de l’Élysée, à commencer par Philippe Séguin et Nicolas Sarkozy, candidat des balladuriens. Mais ce dernier, reçu le 5 mai 1996 avec d’autres députés, et contraint d’attendre le président, quitte le palais, furieux, au bout d’une demi-heure. Cet incident est révélateur de la rancune que lui conserve Jacques Chirac. En revanche, ce dernier garde toute sa confiance à son Premier ministre, qu’il compare même à son propre mentor, Georges Pompidou. « Observez-les bien. Ce sont les mêmes. Avec les mêmes origines modestes et provinciales. Donc, le même besoin de revanche. La même force de caractère devant l’obstacle28. » Il lui sera toujours reconnaissant de sa « fidélité » qui « est toujours allée de pair avec une grande franchise à [son] égard, dénuée de toute complaisance ». Il saluera « ses points de vue sont toujours nets, directs, étayés, argumentés, quittent à se voir reprocher par d’autres, qui le connaissent mal, une certaine raideur ». Et Jacques Chirac souligne que leur relation, marquée par une « compréhension mutuelle qui ne s’est jamais démentie » a, « toujours ignoré le rapport de force », ce qui est un « fait assez rare en politique ».

« Quand vous hésitez sur ce qu’il faut faire, pas de problème  : appliquez ce que j’ai dit », lance-t-il au Premier ministre, qui répond : « OK. Je suis là pour ça ». Il reconnaît néanmoins que « Juppé peut parfois manquer de souplesse et de rondeur dans l’exercice du pouvoir », rappelant qu’il lui a maintes fois conseillé de se montrer plus avenant, de « prendre son temps quand il serre les mains et de regarder les gens dans les yeux ». Il le rabroue même si l’on en croit ce témoignage à propos d’un conseil où Juppé, qui avait tancé un ministre dont le programme lui semblait « flou », s’est fait réprimander en ces termes par Jacques Chirac  : « C’est votre gouvernement qui est nul. » Mais il le défend toujours, comme en septembre  1996, lorsque, à l’occasion des Journées parlementaires du RPR organisées au  Havre, Alain Juppé est chahuté par ses troupes. Le député de Loire-Atlantique Étienne Garnier se distingue en déclarant qu’il est « un Premier ministre irréparable » et que « seul demeure en France un personnage politique : le chef de l’État ». Jacques Chirac appelle alors le président du groupe parlementaire Michel Péricard pour lui dire son « indignation », et ce coup de gueule présidentiel est relaté dans la presse. Alain Juppé lui demande alors l’autorisation d’engager la responsabilité de son gouvernement devant l’Assemblée nationale et de solliciter un vote de confiance du Sénat, ce qui est fait aussitôt. Il propose même sa démission au chef de l’État : « Mon impopularité est telle qu’elle finit par rejaillir sur vous. Je crois que le temps est venu de changer de Premier ministre. » Mais la réponse du président est sans ambiguïté : « Ce n’est pas ma conception des choses. Pour moi, l’idéal est que le Premier ministre accompagne le président de la République tout au long de son mandat, du moins le plus longtemps possible. »

Et à une journaliste qui lui fait part des critiques contre Alain Juppé, il répond : « Personne à sa place n’aurait fait mieux. »

Il soutient son Premier ministre avec une affection quasi paternelle, allant même jusqu’à appeler les parents de son protégé pour leur dire qu’il ne mange pas assez, qu’il est « vraiment trop maigre », l’invitant dans les meilleures brasseries parisiennes pour le remplumer un peu. Par l’intermédiaire de Jacques Pilhan, il suggère à Alain Juppé d’écrire un livre pour fendre l’armure et se rapprocher des Français. C’est chose faite avec la complicité de l’écrivain Denis Tillinac, fervent chiraquien, et le livre d’une centaine de pages, intitulé Entre nous, publié en décembre  1996, va séduire plus de 200 000 lecteurs. Soucieux de ménager Alain Juppé, qui se surmène, le chef de l’État demande à son directeur de cabinet Maurice Gourdault-Montagne de ne pas trop remplir l’agenda de Matignon36. Il faut rappeler à ce propos les liens particulièrement étroits qui unissent le cabinet du chef de l’État et celui du Premier ministre, puisque le nouveau secrétaire général de l’Élysée Dominique de Villepin, le secrétaire général adjoint Jean-Pierre Denis, le directeur de cabinet du président Bertrand Landrieu ainsi que Jean-David Levitte, son conseiller diplomatique, sont tous d’anciens collaborateurs d’Alain Juppé. On voit d’ailleurs se multiplier les petits déjeuners à quatre plus ou moins informels, entre le président, son secrétaire général, le Premier ministre et son directeur de cabinet, et c’est bien souvent là que se prennent les décisions importantes.

Pour redresser la situation, Jacques Chirac le rancunier refuse obstinément la stratégie de rapprochement avec les balladuriens que lui suggère Alain Juppé. Tous deux se rallient à la solution entreprise par Dominique de Villepin et son adjoint Jean-Pierre Denis, consistant à dissoudre l’Assemblée afin d’obtenir une majorité plus solide pour la suite du septennat. On ne sait pas réellement dans quelles conditions Alain Juppé s’est résolu à accepter ce risque de la dissolution, qui ne faisait pas partie de son projet initial. L’idée était dans l’air depuis la crise de l’automne 1995, lorsque François Bayrou et Charles Millon l’avaient mise sur la table. Il semble que ce soit Maurice Gourdault-Montagne, lui-même convaincu par Dominique de Villepin, qui ait poussé le Premier ministre dans cette direction. Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur, confirmait la probabilité d’une victoire, « de justesse ». Si l’on en croit les Mémoires de Jacques Chirac, le locataire de Matignon est venu lui en parler en janvier  1997, et il y était décidé. Mais le récit fait par Alain Juppé est quelque peu différent. Il aurait plutôt proposé à Jacques Chirac un « électrochoc » politique en faisant entrer dans le gouvernement les balladuriens François Léotard et surtout Nicolas Sarkozy à l’Économie, et se serait attiré cette réponse du président : « Oui, c’est une bonne idée. Mais ne vaudrait-il pas mieux dissoudre ? »

D’abord réticent, le chef de l’État semble finalement s’être laissé convaincre par son entourage. Mais Alain Juppé annonce que, même en cas de victoire, il ne restera pas à Matignon. Déboussolée, démotivée, la majorité sortante offre « le spectacle et de la confusion ». De retour d’un voyage en Chine, le 18 mai 1997, Jacques Chirac ironise : « J’ai réussi à vendre des Airbus aux Chinois, maintenant je vais essayer de refourguer Juppé aux Français. Et ça, c’est plus difficile ! » Sa fille et conseillère Claude Chirac l’avoue devant des journalistes  : « Il n’y en a qu’un qui peut nous faire perdre  : c’est Juppé » Au soir du premier tour, le 25  mai 1997, il s’exclame : « Ce n’est pas un revers, c’est un désastre. C’est la cata. Tous les salopards vont s’y mettre. Ils ont eu ce qu’ils voulaient. » De son côté, Alain Juppé réunit à Matignon les chefs de la majorité, mais, littéralement assommé, il n’arrive pas à articuler trois phrases de suite. Puis il se rend à l’Élysée, où Jacques Chirac lui dit, la mort dans l’âme : « Il faut tirer les conséquences du résultat. Il n’y a pas d’autres solutions. »

Il informe Alain Juppé que toutes les figures de la majorité l’ont appelé pour réclamer sa tête, Giscard en premier, puis Raymond Barre et les autres. Quant à Philippe Séguin, qui a tout fait pour torpiller sa campagne, il lâche aux journalistes  : « On ne conduit pas une campagne avec, à sa tête, un épouvantail. » Le lendemain, 26 mai 1997, le président et son Premier ministre rédigent à quatre mains la lettre de démission, puis Alain Juppé va la lire vers 17 h 30 devant le comité de pilotage de la majorité, dans un silence de mort. Au second tour, le 1er juin, la gauche l’emporte avec 312 députés contre 251. Le lendemain, Jacques Chirac appelle à Matignon le socialiste Lionel Jospin, pour une troisième cohabitation. Il se dira « toujours convaincu » qu’Alain Juppé fut « le meilleur des Premiers ministres ».

Extrait du livre de Jean Garrigues, «  Élysée contre Matignon Le couple infernal De 1958 à nos jours », publié aux éditions Tallandier

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