Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble : la guerre du loup<!-- --> | Atlantico.fr
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Un loup dans un parc animalier, le 29 juillet 2021, à Rhodes, dans le nord-est de la France.
Un loup dans un parc animalier, le 29 juillet 2021, à Rhodes, dans le nord-est de la France.
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Jouventin a publié « Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble » aux éditions HumenSciences. L'image du loup cruel et sanguinaire nourrit notre imaginaire depuis des millénaires. Écornant la fable effrayante, la science nous en livre un tout autre portrait. Le loup n'est pas un pillard solitaire, il vit en famille soudée, sous la tutelle d'un couple fidèle, il élève ses petits en communauté et pratique une chasse écologique. Extrait 2/2.

Pierre Jouventin

Pierre Jouventin

Pierre Jouventin a été, pendant quarante ans, directeur de recherche en éthologie des oiseaux et mammifères au CNRS et, pendant près de quinze ans, directeur d’un laboratoire CNRS d’écologie animale. Premier au monde à suivre un oiseau par satellite, il a découvert avec ses équipes des espèces nouvelles d’oiseaux et a obtenu la mise en réserve des îles Kerguelen. Il publie depuis sa retraite des ouvrages grand public.

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Le débat passionné sur le loup me fait penser à celui sur le nucléaire : les pour et les contre sont si convaincus et disposent de tant d’arguments pour défendre leurs points de vue antagonistes que la discussion en devient à peu près impossible. On peut alors parler d’une « guerre du loup ». À la sortie de son film Marche avec les loups, Jean- Michel Bertrand a reçu plusieurs menaces de mort, de même que Pierre Rigaux à la sortie de son livre Pas de fusils dans la nature… Comment convaincre un éleveur de moutons que le loup doit retrouver toute sa place dans la faune française, alors même qu’il en a été expulsé grâce aux primes attribuées par l’État aux chasseurs lors des siècles précédents ? Comment lui expliquer que la filière ovine était déjà en crise avant l’arrivée du prédateur ? Que le loup se trouve dans tous les pays frontaliers et traverse l’Europe du fait de ses énormes capacités de déplacement ? Écartelées entre les deux camps, les autorités sont le reflet de « la guerre du loup », car elles font mine de satisfaire les deux parties et elles cèdent en réalité aux plus dangereux électoralement, les éleveurs et leurs alliés les chasseurs. Le ministère de l’Agriculture les aide à se défendre contre les loups en les éradiquant quand celui de l’Écologie aurait bien aimé satisfaire les amoureux de la nature – et surtout l’Europe autrement plus protectionniste que la France – en les protégeant… Le hasard du calendrier a joué un mauvais tour à l’administration : la convention de Berne qui protège le loup a été adoptée par l’Europe en 1979, mais la France l’a ratifiée seulement en 1990. L’État a longtemps hésité car il se demandait pourquoi s’engager à protéger une espèce qui n’existait plus chez nous. Il s’est finalement décidé à l’appliquer, juste avant que le disparu réapparaisse en novembre 1992 : deux loups, qui avaient traversé les Alpes, ont été observés dans le parc national du Mercantour. Ces loups italiens, qui n’étaient plus persécutés, voyaient leur population fortement grossir depuis une dizaine d’années. Tandis que les naturalistes français attendaient impatiemment qu’ils traversent la frontière, les bureaucrates de la nature ont été totalement surpris, et les éleveurs encore plus. Les anti-loups ont bien accusé les pro-loups de les avoir introduits en douce, mais une analyse de l’ADN des poils et des crottes a confirmé qu’il s’agissait de la sous- espèce italienne.

Nous nous trouvons devant le paradoxe d’une espèce strictement protégée par l’Europe et la France, mais pour laquelle les dérogations ministérielles et préfectorales sont si nombreuses chaque année que cette protection ne signifie plus grand-chose chez nous, à la différence par exemple de l’Allemagne. On prétend évaluer scientifiquement le quota annuel de prélèvements, alors que les pressions politiques sont déterminantes. On dit compter précisément les loups, alors que l’évaluation résulte de modélisations informatiques dont je connais bien les limites pour avoir fait de la dynamique des populations pendant toute ma carrière. Faut- il rappeler le bon mot de Winston Churchill : « Je ne fais confiance qu’aux statistiques que j’ai trafiquées moi- même ! » Médisance ? Résumons cette méthode complexe. Les agents de terrain récoltent des indices (empreintes, excréments, poils, empreintes de mâchoires sur les carcasses, etc.) qu’ils envoient à un laboratoire de génétique pour différencier les loups et les dénombrer. Ces agents lancent sur le terrain des hurlements d’appel : si les loups y répondent, la présence est confirmée, adultes et jeunes étant distingués. Les données récoltées à partir des différentes sources sont agrégées pour obtenir un indicateur de tendance démographique, l’effectif minimum retenu (EMR). Au laboratoire CNRS- CEFE de Montpellier, que je connais bien pour y avoir passé la dernière partie de ma carrière, l’équipe d’Olivier Gimenez calcule l’effectif probable par modélisation mathématique grâce à la méthode capture-marquage-recapture (CMR). Le « plan Loup » 2018-2023 utilise cette évaluation pour fixer un plafond d’abattage annuel de la population. Cependant, ce dénombrement est mis en doute par les anti- loups qui l’estiment minimisé et par les pro-loups qui ne fournissent plus leurs données de terrain depuis qu’elles sont utilisées pour tuer leurs protégés… Le comptage est sérieusement fait mais il est compliqué, discutable et, d’après l’Office français de la biodiversité (ONCFS- OFB), très coûteux. Aussi, pour 2021, une révision du protocole de dénombrement est prévue qui sera fondée sur la cartographie.

En voulant satisfaire les deux camps, l’administration se les est mis tous les deux à dos. Elle dédommage largement les éleveurs des dégâts supposés, tout en organisant l’abattage des loups. Un engrenage coûteux et stérile : il aurait été préférable, comme dans d’autres pays, de financer seulement les investissements matériels comme les clôtures ou les abris de bergers, et d’éviter de créer un supplément de revenu qui s’est avéré indispensable à certains pour boucler leur budget, et même lucratif pour d’autres. Cela a abouti à une situation ubuesque : des petits éleveurs menacés ne demandent même pas l’aide pour éviter la paperasse, tandis que des gros éleveurs très organisés ont mis en place une pompe à finances multipliant les subventions françaises et européennes, les aides à l’emploi et les salaires des bergers, les indemnisations cumulant le prix commercial des animaux et le stress occasionné aux brebis ! Alors qu’avant l’arrivée du loup, plusieurs milliers de moutons étaient attaqués chaque année par des milliers de chiens errants et rarement remboursés par les assurances, il n’y a quasiment plus depuis son arrivée que des attaques de loups qui, elles, sont largement indemnisées par l’État ! Les cadavres de moutons sont « contrôlés » par des techniciens qui doivent théoriquement vérifier qu’il s’agit bien d’attaques lupines, mais avec des consignes de laxisme depuis que des éleveurs ont envoyé plusieurs techniciens à l’hôpital quand le constat était négatif*… Ces rapports de force expliquent pourquoi les pouvoirs publics ne conditionnent pas le versement des dédommagements à des mesures responsables de protection des troupeaux comme il paraîtrait normal si les dés n’étaient pas pipés : l’État est faible et complaisant.

Les éleveurs ont manifesté devant les préfectures, demandé l’aide des élus et des syndicats agricoles, ameuté parents et amis pour les inciter à voter dans leur sens. Un rural ayant plus de poids électoral qu’un citadin, en particulier pour élire les sénateurs, ce débat prétendument scientifique est devenu un enjeu électoral : en juillet 2020, le gouvernement français sur proposition du Sénat a demandé, sans succès, à l’Europe de supprimer le statut d’espèce protégée dont bénéficie le loup au sein de la convention de Berne. Willy Schraen, président de la Fédération nationale de chasse, a publié en août 2020 un livre censé défendre l’ensemble de la ruralité. Conscient que les chasseurs sont de moins en moins nombreux (huit cent mille ?), de plus en plus âgés (un tiers a plus de 65 ans), et que la chasse n’intéresse plus les Français (82 % de nos concitoyens réclament le dimanche sans chasse, 80 % la suppression de la chasse à courre et 93 % souhaitent que l’animal sauvage soit aussi protégé que l’animal de compagnie)8 , il prétend représenter l’ensemble des ruraux, alors qu’il ne parle qu’au nom de sa fraction la plus rétrograde, celle qui empêche toute évolution sociale : rappelons que les trois quarts des ruraux demandent l’arrêt de la chasse le dimanche. De plus en plus de politiques se montrant sensibles au retournement en cours de l’opinion publique en faveur de la nature et des animaux et les élections approchant, le lobby de la chasse contre- attaque en cherchant à opposer les Français des campagnes à ceux des villes avec des phrases- chocs du type : « Nous sommes les premiers écologistes de France ! » ou encore « Nous pratiquons l’écologie de terrain, pas celle qui vend du rêve à des bobos en mal de Bambi ». Tout cela ressemble au lancement d’une campagne d’écolobashing.

Pour revenir à notre bouc émissaire, aucun gouvernement n’a pu résister à cette surenchère qui coûte chaque année à l’État 60 000 euros par animal d’après les anti- loups. Sont- ils au moins satisfaits ? Même pas. Il suffit de taper « coût d’un loup » sur un moteur de recherche pour voir apparaître une nuée de sites qui estiment scandaleux de dépenser tant d’argent pour si peu de prédateurs tués… Après avoir obtenu de Ségolène Royal, ministre de l’Écologie de François Hollande, la création d’une brigade de tueurs de loups – constituée d’« emplois d’avenir » (sic) – pour « réguler » la population lupine de 10 à 12 %, le taux de prélèvement a été porté à 17-19 % sous la présidence Macron. 51 loups ont été abattus en 2018, puis 98 en 2019. L’abattage de 121 loups a été autorisé en 2020, soit 21 % de la population. « À la fin du XVIIIe siècle, il y avait entre 10 000 et 20 000 loups en France… Une persécution systématique a fi ni par avoir raison de l’espèce dans les années 1930. Puis Canis lupus est revenu peu à peu sur le territoire jusqu’à atteindre l’effectif de 530 loups à l’issue de l’hiver 2018-2019. Par comparaison, il y a 1 500 à 2 000 loups en Espagne et 1 000 à 1 500 en Italie10. » On évaluait en 2020 la population française de loups entre 500 et 600 individus, alors que, selon certains historiens, ils étaient auparavant 15 000 pour 24 millions d’habitants, soit 135 fois plus que maintenant !

Faut- il les éliminer totalement ? Ce serait sans résultat puisque nous connaissons le cas particulier de la Norvège qui ne protège quasiment pas ses moutons et préfère l’abattage massif de ses loups dont le nombre pour le pays est limité à 50. Or ce pays subit autant de dommages que l’Italie, de même superficie mais où vivent 2 000 loups ! Si le loup était éradiqué, comment d’ailleurs l’éleveur serait- il dédommagé pour les attaques de chiens errants qui redeviendraient visibles ? Les gouvernements successifs se sont montrés prodigues. Willy Schraen a obtenu en 2018 du président Macron la réduction de moitié de la redevance cynégétique nationale, soit 200 euros par an, mis à la charge des contribuables pour payer un loisir. Autre faveur, les tirs dits « de défense » sont maintenant autorisés, même si le troupeau de moutons n’a jamais été attaqué. Enfin, tout « dérochement » (c’est-à- dire chute de moutons d’une falaise) est dorénavant attribué au grand prédateur. D’après la cour des Comptes, 15 % des brebis tuées le sont de façon certaine par le loup et, pour les 85 % restants, un dédommagement est octroyé au bénéfice du doute ! Bref, ces tirs sont plutôt destinés à calmer la colère des éleveurs qu’à régler le problème.

Les résultats des campagnes d’abattage, pourtant évalués scientifiquement en Amérique du Nord, sont édifiants. Primo : les opérations de tirs systématiques ont fait éclater et essaimer les meutes. Secundo : les loups rescapés des tirs deviennent matures et prolifiques, n’étant plus castrés psychologiquement par les dominants abattus qui étaient seuls à se reproduire dans la meute. Tertio : ne connaissant pas les techniques de chasse sur les animaux sauvages que leur montraient les dominants et ne chassant plus en équipe, les survivants se rabattent sur les animaux domestiques. Quarto : quand ils sont persécutés, les loups compensent automatiquement en atteignant la maturité sexuelle plus tôt et en faisant plus de petits ! Bref, c’est le contraire de ce qui était attendu qui se produit, puisque les tirs peuvent créer de nouvelles meutes, augmenter la natalité des prédateurs et la prédation sur les troupeaux ! Ainsi, depuis le début des abattages en France, les attaques sur les moutons au lieu de diminuer n’ont fait que s’accroître au fil des années.

En février 2019, en réponse aux questionnements du ministre en charge de l’Écologie, les scientifiques de l’Office français de la biodiversité et du Muséum national d’histoire naturelle ont été sans appel et concluaient : « L’efficacité de l’outil (tirs dérogatoires) pour atteindre l’objectif (limiter les dommages) sous- entendrait qu’il existe une relation de cause à effet immédiate entre le nombre de tirs et le volume des dégâts. Cette hypothèse est infirmée par les données qui montrent que le volume national des dommages n’est pas proportionnel au nombre de tirs. » En décembre de la même année, le Conseil national de protection de la nature (CNPN – instance officielle d’expertise scientifique et technique auprès de l’État) ne mâchait pas ses mots dans ses conclusions : « Ce type de pratique n’a aucune base scientifique et à ce jour n’a apporté aucune réelle amélioration, ni en termes d’acceptation sociale du loup, ni d’une meilleure protection des troupeaux ; elle a pour objectif principal d’acheter la paix sociale… le versement des indemnisations n’est absolument pas corrélé à la pertinence et à l’efficacité des mesures de protection. L’étude réelle de vulnérabilité n’a jamais été faite. La seule réponse apportée a été celle de l’indemnisation et des tirs. »

Chez nous, la proie domestique favorite du loup est le mouton, mais quels sont les dommages quand on compare les pays ? D’après l’écologue suisse Jean- Marc Landry, « la France détient probablement le record avec sept fois plus de dégâts pour un nombre de loups seize fois moins élevé ». Le bilan de notre gestion est si catastrophique qu’il met en évidence du laxisme et des abus : « Il faut se rendre à l’évidence : le tableau dressé en France est unique au monde. Il n’existe nulle part ailleurs de tels dégâts liés à la présence du loup. » Gestion défaillante de l’État et des éleveurs ? Mode d’élevage plus exposé qu’ailleurs ? Effet d’aubaine ? D’après le même chercheur, 20 % des éleveurs ovins « concentrent à eux seuls 60 % des dommages ». Il y a manifestement une exception française, puisque, à l’opposé, chez nos voisins comme l’Italie ou l’Espagne, des éleveurs expérimentés cohabitent sans grande difficulté avec le loup depuis toujours et sans que la collectivité paie la facture : or, la population lupine est trois fois plus importante que la nôtre en Italie, quatre fois en Espagne et six fois en Roumanie… En s’inspirant de ces pays, l’État français pourrait mettre en œuvre une gestion pragmatique et soucieuse des deniers publics, mais il préfère acheter une relative et coûteuse paix sociale, les éleveurs et chasseurs étant autrement plus agressifs que les protecteurs des animaux. La question du loup en France a fait fi de la science et des enjeux écologiques pour devenir politique, au sens électoraliste du terme.

Extrait du livre de Pierre Jouventin, « Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble », publié aux éditions HumenSciences

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