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Le libéralisme et le populisme sont-ils vraiment aussi incompatibles que le croit Patrick Buisson ?
©SEBASTIEN BOZON / AFP

analyse

A force de personnaliser la question de l’avenir de la droite, positivement ou négativement, Patrick Buisson prendrait le risque de se voir marginalisé dans la reconstruction d’une machine à gagner les prochaines élections. Il a d'ailleurs décrété que la droite ne pourra pas gagner en 2022.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Dans un entretien à L’Opinion, Patrick Buisson, l’ancien stratège de Nicolas Sarkozy affirme qu’il n’existe aucune convergence possible entre libéralisme et populisme là où il en existerait une entre conservatisme et populisme. Les offres politiques incarnées par les Donald Trump, Boris Johnson, Viktor Orban et autres Andrej Babis en République tchèque ne démentent-elles pas le constat de M. Buisson ? 

Edouard Husson : Patrick Buisson est un homme intelligent et cultivé. Mais j’avoue ne pas comprendre ce qu’il appelle « libéralisme ». Je ne comprends pas la phrase de son entretien où il déclare:  « On ne peut pas prôner le libre marché et combattre la PMA et la GPA ». La phrase comporte un pléonasme: par définition, le marché est libre: c’est une réalité, d’ailleurs bien antérieure au capitalisme, où il y a des acheteurs et des vendeurs qui sont libres de leurs transactions - selon des règles, bien entendu, garanties par une autorité externe, qu’elle soit politique, judiciaire ou autre. L’épicerie fine du coin de la rue est déjà un marché. Peut-être est-ce un problème que l’on emploie le même mot pour les marchés financiers mais la réalité de base est toujours la même, celle de l’offre et de la demande. On pourrait aussi constater l’universalité du « commerce »: on en arrivera toujours au même constat, à savoir que l’homme vit d’échanges. Ce qui ne veut pas dire que tout de l’homme soit objet d’échanges. La société est faite de rapports marchands mais aussi de rapports gratuits, d’éthique, de culture. Il y a des marchés que la morale réprouve, comme la prostitution. Il y en a d’autres que le progrès des moeurs a banni, comme l’esclavage. Non seulement on peut mais on doit être pour le marché et contre la PMA et la GPA, si l’on aime vraiment la liberté. La PMA repose sur des techniques complexes, qui ont pour inconvénient de produire puis détruire des masses d’embryons - sauf celui qui est implanté dans l’utérus; on ne voit pas au nom de quoi tel embryon est choisi plus que tel autre - le médecin se prendrait-il pour Dieu?  Ajoutons que cette technique n’est accessible qu’à des individus qui en ont les moyens et, plus la PMA sera élargie, plus on verra se renforcer la discrimination sociale. Que la GPA soit dans la continuité de la « PMA pour tous », cela a été amplement démontré ces derniers temps par des esprits lucides. Et cela nous ramène à notre sujet: le marché ne peut pas concerner l’ensemble de l’existence. Il n’y a que certains libéraux pour le croire: d’une part les libertariens, qui sont partisans de l’abolition de l’Etat et croient que la privatisation totale de l’économie peut tout résoudre; d’autre part les progressistes (les « liberals » en américain), qui prônent une libération totale des moeurs, accessible, de fait, seulement aux plus riches. En dehors de ces familles de pensée, tout ceux qui savent que le marché est la seule façon de faire fonctionner l’économie efficacement sont d’accord pour lui mettre des limites et pour refuser la marchandisation du corps, par exemple. 

Contrairement à ce que croit Patrick Buisson, les conservateurs sont les meilleurs amis de l’économie de marché: ils encadrent le marché et le régulent moins par des directives d’Etat empilées que par l’éducation, l’éthique, la protection de la famille, le respect religieux d’un jour chômé etc....Encore faudrait-il, pour comprendre cela, que nous sortions de la tradition du conservatisme français du XIXè siècle, effectivement très méfiant vis-à-vis de l’économie moderne. Il faudrait se tourner vers le conservatisme anglo-américain, allemand et italien, où le souci de la transmission, des valeurs, de la famille fait très bon ménage avec l’économie de marché, y compris dans ses versions capitalistes les plus modernes. Et vous citez à juste titre Trump, Johnson, Orban ou Babis, qui sont à la fois libéraux, conservateurs et patriotes ! 

Prenons la même question par le biais du capitalisme. L’économie de marché existe depuis le début de la civilisation. Mais elle était en permanence menacée par les pillages, les guerres, les empiètements du pouvoir d’Etat. Le génie de l’Occident est d’avoir inventé le capitalisme ! L’économie de marché devient viable à la fois dans la durée et sur de vastes espaces parce que le pouvoir politique accepte de respecter l’état de droit (rule of law). Du coup, les individus cessent d’avoir peur, de thésauriser; l’argent circule; le prêt à intérêt se substitue à l’usure. L’épargne et l’investissement permettent la constitution du capital. Conjugué à la révolution des sciences et des techniques, nous assistons au magnifique essor qui a fait la grandeur de l’Europe et son rayonnement du Moyen-Age à 1914: l’Europe a été le continent de la première révolution industrielle, à partir de 1770, et elle a partagé l’invention de la deuxième avec les USA, après 1870 ; et c’est encore ce système capitaliste, précieusement conservé par le monde anglo-américain, malgré les totalitarismes et l’occupation de l’Europe, qui a permis notre extraordinaire redressement après 1945. On peut même retourner les affirmations de Patrick Buisson avec un constat historique: l’économie de marché a remarquablement fonctionné, en Europe, tant qu’elle se déployait dans des limites identifiables, celles des sociétés conservatrices et sociales-démocrates des Trente Glorieuses (1945-1975). C’est la rencontre du néolibéralisme et de l’individualisme absolu des soixante-huitards qui produit l’emballement fou des Trente Piteuses (1980-2010): création monétaire inflationniste américaine contrebalancée par les délocalisations d’emplois, l’immigration massive et l’abolition des frontières; financiarisation de l’économie au point d’étendre le domaine de la marchandisation à des secteurs qui ont été proprement ravagés, tel le sport professionnel, en train de mourir du dopage généralisé; destruction des classes moyennes victimes de la concentration entre les mains de quelques-uns d’une monnaie qui se serait sinon dévaluée à grande vitesse du fait du quantitative easing etc....Tout notre monde est à reconstruire. cela ne se fera pas contre le capitalisme et la marché; mais en leur recréant des contre-poids. Là est le défi. Et une droite à la fois identitaire, conservatrice, entrepreneuriale, décentralisatrice et soucieuse de cohésion sociale serait la mieux placée pour répondre aux défis de l’époque.  

Dans le même entretien, Patrick Buisson affirme qu’Emmanuel Macron sera le candidat de la droite en 2022 et que la seule candidature capable de le menacer serait celle d’un candidat qui saurait créer une offre politique alliant la question sociale et celle des fractures ethno culturelles. M. Buisson considère pour sa part que le libéralisme ne saurait « évidemment » pas être une proposition convaincante sur la question sociale. Même s’il est vrai que le mot provoque bien des allergies en France, est-ce vraiment le cas ? 

Voilà le type même de la prophétie auto-réalisatrice. A partir du moment où il a décrété que l’entreprise et le marché n’avaient pas leur place dans le logiciel de la droite, Patrick Buisson annonce que la droite ne pourra pas gagner. Curieuse évolution sémantique, d’ailleurs: tout d’un coup, le Rassemblement National, ce n’est plus une droite? Que représente le parti de Marine Le Pen, alors? L’extrême-droite? Le populisme? Ce n’est pas la seule approximation dans l’entretien: parler de populisme chrétien à propos de la Manif pour Tous ne peut que faire sourire. La limite que rencontre le renouveau catholique est bien celle de la barrière sociale. J’ai soutenu la Manif pour Tous et j’ai admiré le témoignage de ces familles et le courage de ces jeunes qui couraient le risque de se faire tabasser sur ordre de Manuel Valls, Ministre de l’Intérieur, au nom d’un anticatholicisme malheureusement pas disparu de notre pays. Mais il est bien évident que ce n’étaient pas les classes populaires qui manifestaient. C’est la barrière de classe, toujours elle, qui a empêché la Manif pour Tous de fraterniser massivement avec les Gilets Jaunes - alors même que la police de Christophe Castaner reproduit, en l’amplifiant, le comportement de la police de Manuel Valls. 

Je suis bien d’accord avec Patrick Buisson sur le fait que pour battre Emmanuel Macron, il faudra allier la question sociale et celle des fractures ethno-culturelles. Mais cela ne suffira pas. Nous avons affaire à un phénomène tragique: le vote des catholiques, aux dernières élections européennes, pour la liste de LREM. Alors que le président bafoue ce que les catholiques ont de plus cher dans beaucoup de domaines (dilettantisme sur la question de la reconstruction de Notre-Dame; euthanasie de Vincent Lambert; PMA antichambre de la GPA), les catholiques ont voté pour lui. Comment inverser une telle tendance? Quels électorats aller chercher si l’on n’a pas les catholiques de son côté?  Tout se jouera à quelques centaines de milliers de voix qui basculeront d’un côté ou de l’autre. On se rappelle que Nicolas Sarkozy a perdu à très peu en 2012 ! C’est donc sur des électorats nouveaux - du point de vue d’une droite préoccupée de la question sociale et de l’immigration -  qu’il va falloir faire faire porter l’essentiel de l’effort. En fait, Patrick Buisson enfonce une porte ouverte: ce qu’il nous décrit, c’est exactement le positionnement de l’actuel Rassemblement National. Il faut sans aucun doute renouveler les discours et tirer la leçon de l’échec de 2017 mais ce n’est pas le fait de labourer indéfiniment les mêmes terres qui fera gagner. 

Je suis bien d’accord pour aborder le mouvement des Gilets Jaunes sérieusement. Mais alors il faut lui rendre sa complexité. Ce n’est pas seulement une soif de lien social, de communauté qui s’est exprimée! C’est un mouvement de révolte de la France qui travaille et qui produit contre l’empiètement de l’Etat et ses règlements toujours plus tatillons alors même qu’il retire ses services de proximité pour des raisons de coûts. C’est un mouvement d’inquiétude des jeunes retraités des classes moyennes inférieures devant la baisse de niveau de vie qui attend leurs petits-enfants. C’est une révolte de la France du bon sens contre celle des hyperdiplômés. Il faut aussi comprendre dans quelle mesure ce mouvement originellement de droite a été récupéré partiellement par la gauche et parasité par l’extrême-gauche. Si Patrick Buisson croit qu’il sera possible d’aller mordre sur les terres de la gauche populiste, il se fait se profondes illusions.  La gauche populiste adhère au clivage fondamental entre progressistes et conservateurs sur deux points: elle est immigrationniste; et elle est progressiste sur le plan des moeurs. 

Le génial stratège de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 aura beau retourner le problème dans tous les sens: il n’aura pas d’autre choix que de revenir à cette union des électorats de droite qu’il avait su accompagner à l’époque. Et, pour cela, il faudra parler d’économie, d’éducation, de troisième révolution industrielle, d’Europe non moins que de sécurité, d’immigration, d’identité nationale. Et comme il s’agira de réinvestir dans les secteurs régaliens sans augmenter les impôts, il faudra bien miser sur un choc fiscal pour stimuler l’activité et assurer à l’Etat des revenus croissants sur la longue durée. C’est-à-dire faire faire confiance aux forces du marché, les libérer pour que la France revienne durablement à la croissance. 

Patrick Buisson dresse enfin un portrait sans concession de Marion Maréchal : selon lui, elle n’est qu’une construction médiatique, son espace politique (libéral conservateur) serait quasi nul et sa stratégie politique de main tendue à LR vouée à l’échec. Ce constat vous paraît-il être celui d’un analyste renommé de la vie politique ou celui d’un acteur cherchant lui-même à peser sur la recomposition de la droite ? 

Comme Steve Bannon, Patrick Buisson fonctionne à l’affect et il est capable de brûler ce qu’il a adoré du jour au lendemain, on l’a vu à propos de Nicolas Sarkozy. Je pense donc que cela n’a pas grand intérêt de chercher à savoir pourquoi il dit du bien ou du mal de telle ou telle personne. En revanche, ce dont je suis sûr, c’est qu’à force de personnaliser la question de l’avenir de la droite, positivement ou négativement, Patrick Buisson prendrait le risque de se voir marginalisé dans la reconstruction d’une machine à gagner les prochaines élections. Ce serait regrettable car tous les concours auront leur importance dans cette immense bataille qui s’engage. 

Cette bataille, c’est la « lutte finale » engagée par un progressisme à bout de souffle mais qui tient encore énormément de leviers culturels, politiques, économiques, financiers; et qui peut compter sur les organisations internationales et supranationales pour rendre très difficile au conservatisme, son principal adversaire, de reconquérir la nation. Cette guerre n’est pas seulement française, elle se déroule dans toutes les nations occidentales: mais elle peut tourner différemment dans chaque nation. Pour l’instant, on observe que le progressisme tient mieux ses positions en France que dans d’autres pays: il est en train de lâcher prise aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Hongrie, en Italie; mais il résiste, en France. Ceci s’explique par le premier tournant conservateur français manqué, celui de Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012. Ceci s’explique ensuite par l’incapacité des droites à s’unir, jusqu’à maintenant, pour peser face à Emmanuel Macron. 

Il existe une voie du rassemblement des droites, permettant de faire travailler ensemble les droites nationaliste, conservatrice, entrepreneuriale, catholique sociale. Mais cela doit commencer par l’arrêt des anathèmes: il ne peut pas y avoir d’interdiction à travailler avec un tel ou un tel. Il n’est ni scandaleux ni irréaliste qu’un conservateur, un gaulliste, un libéral classique et un populiste essaient de trouver un langage commun. Surtout, il faut cesser d’agiter cet épouvantail à moineaux qu’est « le libéralisme ». De quoi parle-t-on? Le libéralisme est une famille extrêmement diverse. Il y a un libéralisme politique: et qui prétendra que nous n’avons pas besoin de revenir à un renforcement du parlementarisme dans nos institutions? Il y a un libéralisme économique: qui affirmera qu’Emmanuel Macron est un défenseur de la libre entreprise au-delà de sa défense du capitalisme de connivence et d’un discours très superficiel sur l’innovation et les start-ups? Pourquoi ne pourrait—on pas être libéral, authentiquement, et de droite?  Au contraire, au moment où nous sommes menacés de censure progressiste systématique sur les réseaux sociaux, il va falloir se dresser pour défendre les libertés. Si la droite veut gagner, elle doit s’emparer de ce thème: c’est d’autant plus vital que nous n’avons plus affaire, comme dans les années 1980, à un totalitarisme situé de l’autre côté d’un « rideau de fer ». Nous avons affaire à la mise en place du « Meilleur des mondes » et du « Camp des Saints » sur notre propre territoire ! Nous n’avons plus affaire, comme en 1940, à un ennemi militairement organisé mais à une internationale progressiste tentant de construire des monopoles, en particulier en termes de finance et de big data, et ayant de plus en plus ouvertement recours aux services d’une armée de réserve, l’immigration de masse et d’un « intelligence service », les groupes porteurs de toutes les idéologies de gauche et d’extrême gauche: théoriciens du genre, formulateurs de la mauvaise conscience occidentale et prophètes de l’apocalypse climatique. Contre ce front, à la fois insaisissable et structuré, il va falloir faire preuve d’imagination et de cohésion. 

Peut-être, pour clarifier le débat, faut-il parler d’individualisme et le dénoncer ! Si c’est ce que veut dire Patrick Buisson, alors oui, la droite se distingue par son refus d’un individualisme absolu. Mais une connaissance, même superficielle, de l’entreprise, doit faire comprendre qu’on n’a pas beaucoup de chance d’y réussir quand on est un individualiste pur. Il est temps de sortir des mots-valises et des phraséologies stéréotypées. 

Il est temps de comprendre que de plus en plus d’entrepreneurs redécouvre l’importance du capital culturel et de l’appartenance nationale dans le développement de leur activité. Ecoutez Boris Johnson faire rêver sur les capacités héritées et le potentiel d’innovation, tout à la fois, de l’économie britannique à l’échelle d’une génération ! Ecoutez, plus modestement, comment se déploie le débat économique au sein de LR, pour la succession de Laurent Wauquiez: soudain, une partie de la droite libérale redécouvre la notion de protection! Nous sommes encore très loin du but; à vrai dire, la reconstruction ne fait que commencer. Il va falloir patience, écoute réciproque et inventivité.  

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