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Facebook a décidé de se renommer Meta pour mettre en avant sa volonté de développer ces univers de réalités virtuelle.
Facebook a décidé de se renommer Meta pour mettre en avant sa volonté de développer ces univers de réalités virtuelle.
©Chris DELMAS / AFP

L’herbe est plus verte ailleurs

Alors que Facebook a décidé de se renommer Meta pour mettre en avant sa volonté de développer ces univers de réalités virtuelles qui pourraient être l’avenir d’internet, comment expliquer que l’ère qui a vu les Humains vivre mieux que jamais auparavant soit aussi celle qui leur donne envie de s’échapper ?

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Depuis plusieurs décennies, à travers des films, des livres d’anticipation le métavers habite notre culture. Actuellement, Marc Zuckerberg avec des scientifiques essaie de le concrétiser. Pourquoi un tel intérêt ?

Fabrice Epelboin : Il y a d'abord un besoin pour Facebook de se renouveler. De plus, la technologie de la réalité virtuelle est à peu près au point. Facebook a racheté Oculus il y a déjà quelques années et l’entreprise cherche ce que sera la prochaine grande avancée technologique : ils parient sur le métavers. Ce n’est pas idiot car Second life a montré qu’il y avait une vraie capacité et un vrai marché, avec presque 700 millions de dollars de chiffre d’affaires. Par ailleurs, Facebook a des moyens quasi-illimités.

Comme souvent, la science-fiction anticipe la science. On trouve quelque chose d’assez proche conceptuellement de l’iPhone dans Star Trek dès les années 1970. Imaginer un dispositif qui pourrait vous projeter dans un univers parallèle n’est pas délirant. Oculus a véritablement démocratisé cela.

Bertrand Vergely : Le métavers renvoie originellement à la science fiction. Celle-ci fascine parce que d’une façon générale le mythe et les mythes fascinent.

Le mythe peut être défini entre autres comme une déformation de la réalité. Quand on veut s’approprier affectivement quelque chose que l’on aime, on la grandit. Quand on veut éliminer quelque chose que l’on n’aime pas, on raconte des mensonges à son sujet. Entre amour et haine, quand quelque chose gêne et que l’on veut quand même se l’approprier, on transforme le négatif en positif.

Entre l’extérieur et nous, il y a toujours une contradiction. L’extérieur ne correspond jamais à ce que nous vivons intérieurement. Pour effacer ce hiatus, on a recours au mythe. Celui-ci permet de gommer la contradiction.

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Au cours de son histoire, l’humanité n’a cessé d’inventer des mythes afin de pouvoir s’adapter à la réalité. Pour faire face aux animaux qui les terrifiaient, les hommes des cavernes les ont mythifiés en faisant d’eux des dieux. Ils pouvaient ainsi les adorer tout en en ayant peur.

Quand elle a cherché à apprivoiser la nature qui lui faisait peur, la culture a inventé la mythologie. Doublant tous les éléments naturels par des dieux, elle s’est civilisée en civilisant la Nature.

Quand il s’est agi de passer de l’Antiquité au christianisme et de la violence à la non-violence, le moyen âge a inventé le mythe de la chevalerie, le chevalier étant le héros moderne mettant la violence au service de la non-violence.

Quand la modernité est passée du christianisme à la modernité et notamment à la science et à la technique, elle a inventé des mythes politiques et sociaux afin de faire servir la science et la technique à des usages chrétiens. Le capitalisme a été ainsi érigé en mythe en empruntant la figure du sauveur du monde. Quand le capitalisme n’a pas revêtu une allure messianique, c’est la classe ouvrière qui est devenue ce qui allait sauver le monde à travers la figure du travailleur.

La science-fiction est née dans ce contexte. Quand elle est apparue, la science moderne a fait peur. Comme elle a fait peur, ces grands fabricateurs de mythes que sont les écrivains se sont mis au travail afin de transformer la science en un mythe et ainsi convertir la peur qu’elle suscitait en un objet de fascination.

Aujourd’hui, Marc Zuckerberg entend créer un univers parallèle en utilisant pour cela la technologie permettant de fabriquer une réalité virtuelle. Il explique qu’il fait de la science-fiction. Il s’agit ni plus ni moins d’une arnaque.

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Zuckerberg serait dans la science-fiction s’il se contentait d’inventer des mythes avec la réalité virtuelle. Or, ce n’est pas du tout ce qu’il va faire. Voulant créer une nouvelle réalité et non raconter des histoires et des mythes, il n’est nullement dans la science-fiction mais dans le transhumanisme. Ce qui n’est pas la même chose.

Le transhumanisme, qui entend augmenter l’homme grâce aux nouvelles technologies, considère que l’homme qui existe actuellement doit disparaître. S’agissant de la réalité, il entend la faire disparaître afin de la remplacer par une réalité augmentée.

La science-fiction n’a jamais eu comme projet de se substituer à la réalité. Zuckerberg a comme projet de se substituer à elle. La science-fiction n’entend pas devenir une réalité fiction. Le métavers selon Zuckerberg entend être une réalité-fiction et nullement une science-fiction.

Zuckerberg a déjà commencé  à bouleverser le rapport contemporain à la réalité en invitant une partie de la planète à vivre dans la mise en image de son existence, avant de diffuser cette image sur les réseaux sociaux.

En invitant une partie de la planète à se montrer, il a créé un exhibitionnisme et un voyeurisme mondial qui, en surexcitant le narcissisme collectif, a déjà quelque peu dissout le rapport à la réalité, l’ego survolté tenant lieu de réel.

Non content de ce succès, il entend faire davantage en se proposant de faire passer les êtres humains non plus de la réalité à l’image mais de la réalité et de l’image de la réalité à l’irréalité totale sous la forme de la réalité augmentée.

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Comme ce projet fait peur, pour apaiser les craintes il fait croire qu’il s’agit là d’un jeu innocent, aussi inoffensif que peut l’être un roman de science fiction. Il crée le mythe faisant de la réalité augmentée un avatar de la science-fiction.

Il faut le répéter : il s’agit là d’une arnaque. Le métavers qui va apparaître ne sera nullement une fiction dans la réalité mais une fiction de la réalité. Faisant halluciner le monde, il mondialisera l’hallucination.

Si l’on regarde le niveau de vie global sur la planète, ces dernières décennies montrent une amélioration et les sociétés occidentales ont connu une forme d’opulence. Comment peut-on expliquer que paradoxalement ce soit à cette époque que le métavers devienne un enjeu et une réalité ?

Fabrice Epelboin : Je pense d’abord qu’il faut nuancer votre constat. L’opulence est quelque chose de très relatif. Une bonne partie de la population française ne vit pas dans l’opulence. Par ailleurs, nous entrons dans une époque où le réchauffement climatique devient une priorité et les perspectives ne sont pas joyeuses. Aujourd’hui, nous observons la première génération consciente que son avenir ne sera pas meilleur que celui de ses parents. Nous sommes sur la fin de la société de l’opulence. D’où l’intérêt du métavers. On trouve cette logique dans pas mal d’œuvres de fiction : la volonté de s’échapper d’un monde devenu invivable dans une réalité virtuelle. C’est d’ailleurs ce que proposent beaucoup de drogues : le métavers propose un phénomène similaire à une hallucination.   

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Bertrand Vergely : Nous vivons dominés par le mythe de l’économisme selon lequel lorsque les sociétés deviennent riches et prospères, elles sont plus intelligentes, plus responsable et plus rationnelles. Nous rêvons.

Pour mettre fin à l’irrationnel, il faut avoir une morale et non de l’argent. Nous croyons qu’avec de l’argent on peut mettre fin à l’irrationnel en se passant de morale.

Nous sommes victimes du mythe de l’économisme qui depuis le 18ème siècle nous fait croire qu’il va remplacer Dieu sur la terre.

Quand la pauvreté règne, il est vrai que l’archaïsme s’installe entre les êtres humains et que les mœurs sont brutales, parfois même d’une incroyable violence.

Du fait de la prospérité que nous connaissons, les mœurs ne connaissent plus la barbarie que peut engendrer la pauvreté. Cela ne veut pas dire que tout archaïsme a disparu.

S’il y a la jungle des relations primaires entre les êtres humains, il y a la jungle des egos dans le monde médiatique et numérique d’aujourd’hui. Pour que des jeunes harcelés sur les réseaux sociaux en viennent à se suicider, faut il que les relations humaines soient féroces et barbares !

La richesse a des côtés pervers. Quand on la donne sans donner la vertu qui devrait aller avec, créant l’impression que l’on peut tout faire, on aboutit à ce que, se permettant tout, le monde devienne barbare en s’imaginant être civilisé.

Qu’est ce que peut nous offrir de plus le métavers que la vie réelle ? Le métavers abordé par la fiction est il ce vers quoi on se dirige ?

Fabrice Epelboin : Il viendrait s’installer dans nos vies en proposant des pauses pour s’extraire de la réalité. Deux applications sont clairement identifiées dans le petit clip de lancement proposé par Marc Zuckerberg. D’abord, le loisir, et Oculus a déjà montré qu’il y avait un vaste champ à explorer. D’autre part, la vie professionnelle, dans un contexte post-Covid où le télétravail est devenu une réalité. Il y a un tel potentiel de renouvellement des entreprises à travers le télétravail qu’il paraît logique de penser que le métavers puisse fournir des possibilités. Mais cela reste à imaginer. Pour l'instant, la réalité virtuelle est cantonnée aux loisirs, avec une dimension sociale parfois. Les dispositifs ne sont pas encore faits pour être portés trop longtemps, mais cela va s’améliorer. Apple a déposé des brevets pour projeter des images sur la rétine. On peut imaginer qu’à terme, ce sera envisageable de porter ces dispositifs en quasi-permanence.

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Il y a une quantité faramineuse de fictions qui mettent en scène les métavers, des simulations de Star Trek à celle de Fondation d’Isaac Asimov. Donc dans toutes ces œuvres de fiction, certaines mettront forcément le doigt sur quelque chose de proche, tandis que tout un tas d’autres ont fantasmé une idée qui ne sera jamais réalité.

Bertrand Vergely. Le concept de métavers est forgé à partir des concepts d’univers et de méta qui veut dire au-delà. Littéralement, il signifie donc l’univers de l’au-delà ou bien encore le monde de l’au-delà.

Quand on a du pouvoir et de l’argent, on n’a qu’un rêve : devenir le maître du monde et sauver l’humanité. Sauver l’humanité, cela veut dire la faire rêver.

Par le passé, lorsque la religion était toute puissante, elle a fait rêver le monde avec l’au-delà céleste du paradis céleste. Puis, lorsque le monde est devenu riche et puissant, les puissants ont fait rêver avec l’au-delà terrestre des paradis terrestres. Aujourd’hui, nous assistons à la venue d’une troisième puissance qui n’est plus religieuse ni économique mais technologique, médiatique et numérique. Comme hier, ceux qui sont à la tête de ces empires ne rêvent que d’une seule chose : faire rêver l’humanité en devenant son maître absolu.

On se demande si on se dirige vers le monde imaginé par ces nouveaux prêtres que sont les ingénieurs de l’au-delà. La réponse est oui. Nous nous dirigeons vers un tel monde pour la bonne raison que nous sommes déjà dedans et que nous allons y être de plus en plus. Sans que l’on nous demande notre avis, tout est déjà de plus en plus numérisé.

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Le monde de l’image est une drogue. Le monde d’Internet est une drogue. Les réseaux sociaux sont une drogue. Le monde entier vit sous l’empire de la drogue. Quand il ne consomme pas du cannabis ou de la cocaïne, il est sous l’emprise des faiseurs d’images et d’univers virtuels.

Pour le monde, le métavers de la réalité virtuelle va apporter un surcroît de drogue. On était drogué à l’image. On va l’être encore plus.

Il y a vingt-cinq siècles Platon a vu la condition humaine sous la forme d’un monde devenu l’esclave des images qu’on lui projette. Ce monde imaginé par Platon est devenu le nôtre. Nous sommes esclaves de l’image et des images.

Les techniciens qui fabriquent le métavers numérique sont des virtuoses. La réalité virtuelle qu’ils créent est tellement sophistiquée, tellement réussie, tellement fascinante, qu’elle happe le monde qui ne veut plus vivre autre chose. Cette capture qui est déjà forte va l’être encore plus puisqu’il va par exemple être possible de faire venir l’hologramme des êtres que nous connaissons et de converser avec eux, ce qui est proprement hallucinant.

Le grand rêve du monde est d’échapper au monde et de ne plus vivre dans la réalité. Avec le monde virtuel qui vient, il va être possible de le réaliser. Quant aux fabricants de ce monde, faisant des profits monstres, ils vont devenir monstrueusement riches. Devenant monstrueusement riches, ils vont pouvoir avoir de plus en plus de pouvoir en fabriquant une réalité virtuelle de plus en plus performante, de plus en plus sophistiquée, de plus en plus captivante, de plus en plus aliénante.

Le metavers a-t-il réellement une chance de s'implanter dans notre société ? Doit-on craindre une forme d’addiction à ce monde parallèle si celui-ci se démocratise ?

Fabrice Epelboin : On peut être certain que si c’est Facebook qui remporte le marché, il n’hésitera pas. Il n’y aucun doute sur l’absence totale d’éthique de l’entreprise. Si Facebook est celui qui propose ces dispositifs, on a tout à craindre des métavers. Le métavers va se démocratiser, au moins au sens économique du terme. L’Oculus n’est déjà pas très cher et l’intérêt de Facebook sera d’en faire un dispositif abordable et utilisé par le plus grand nombre. Il est en revanche moins évident que toutes les strates de la société s’adonnent au métavers. Certains secteurs de la société rencontreront des difficultés à se faire à cette idée. Il est possible que les personnes les plus âgées aient plus de mal. Certaines cultures auront peut-être plus de facilités que d’autres. Je pense notamment à la Corée du Sud qui est dix ans en avance sur le reste de la planète sur le plan des usages technologiques. Le pays a décidé d’un grand plan souverain sur le métavers et la mise en place d’un consortium industriel pour travailler sur le métavers coréen. Si les Coréens font avec le métavers ce que nous avons fait avec Arianespace, c’est qu’il y a vraiment quelque chose à creuser. Ils ne veulent pas attendre Facebook ou dépendre des Américains. Tout cela indique que l’enjeu est absolument majeur. Le pays dispose à la fois des ressources technologiques et d’une culture suffisamment riche pour être un acteur de taille. 

Bertrand Vergely : Le métavers n’aura aucun problème pour s’implanter dans la société. Elle a aimé et elle aime Facebook ? Elle adorera le métavers.

Comme toute chose a un revers et un coût, il faut toutefois s’attendre à ce que cette nouvelle réalité virtuelle augmentée engendre trois problèmes majeurs.

Très concrètement, tout pâlissant à côté du métavers, on voit mal comment le cinéma, la télévision, la littérature, le théâtre, la culture et la vie quotidienne vont pouvoir résister à cette réalité.

Quand, dans les années 70, le LSD et l’héroïne ont été découvert, de nombreux jeunes n’ont plus voulu revenir dans la réalité. Avec le métavers, un phénomène semblable se produira. Tout pâlissant à côté, plus personne ne voudra du monde tel qu’il existe, ce qui engendrera une crise culturelle majeure.

Psychiquement, si certains pourront résister, il est fort à craindre que ceux qui n’ont pas cette force sombrent et que se développe une épidémie de schizophrénies.

Outre une hémorragie de troubles psychiques graves, on voit mal comment, immergée dans le virtuel (l’immersion étant le maître mot du métavers), la population pourra éviter une épidémie de cancers du cerveau.

Le réel est l’ennemi public numéro un, écrivait René Girard. Avec le nouveau métavers, le réel ne sera plus l’ennemi public numéro un. Il aura disparu.

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