Le grand écart : ce fossé qui se creuse entre les valeurs occidentales et celles du reste du monde <!-- --> | Atlantico.fr
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Les valeurs divergent.
Les valeurs divergent.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Divergence

On a longtemps pensé que les différences culturelles entre les grandes civilisations allaient s’estomper avec le temps et le développement économique. Mais tel n'est pas le cas.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : The Economist souligne, en s'appuyant sur le World values survey, que contrairement à ce qu'on a longtemps pensé, les valeurs occidentales divergent du reste du monde. A quel point ce phénomène est-il marqué ?

Vincent Tournier : On a longtemps pensé que les différences culturelles entre les grandes civilisations allaient s’estomper avec le temps et le développement économique. Telle était la thèse optimiste qui a été avancée par Francis Fukuyama au début des années 1990, au moment de la chute de l’URSS et au début de la mondialisation. Le politologue américain Ronald Inglehart, décédé récemment, qui est le concepteur des World Values Survey (WVS), est allé dans le même sens. Sa réflexion a été fortement influencée par le contexte français puisqu’il est venu en France lors des événements de Mai-1968. Il a pensé qu’une profonde transformation des valeurs était à l’œuvre qui se caractérisait par le déclin du nationalisme, de la religion et du consumérisme au profit de ce qu’il appelait les valeurs post-matérialistes : l’autonomie individuelle, la recherche du bien-être, l’engagement civique. Pour désigner cette mutation, il parlait d’une « révolution culturelle ». Ses principaux ouvrages datent des années 1990, au moment où l’optimisme était à son maximum.

Assez rapidement toutefois, les données ont indiqué que son schéma évolutionniste ne marchait pas complètement. Alors que les pays occidentaux connaissent toujours un processus de libéralisation des mœurs, ce que vient de confirmer une équipe française dirigée par Pierre Bréchon qui travaille sur les données européennes des WVS, les comparaisons internationales montrent que les zones de fracture sont toujours très nettes. Même si la plupart des pays évoluent, il y a toujours des différences très fortes entre les grandes ères civilisationnelles : l’Asie, l’Amérique latine, l’Europe et ses divisions (protestants, orthodoxes et catholiques), le monde musulman

Concrètement, quelles sont les valeurs où l'on observe les écarts se creuser ? 

Vincent Tournier : Les principaux points de clivage portent sur le rapport à l’autorité, aux hiérarchies sociales, à la religion et aux mœurs. Ce dernier point occupe une place particulièrement saillante, notamment la question de l’homosexualité. Le rapport à l’homosexualité cristallise les antagonismes. Les pays occidentaux voient l’homosexualité comme une situation légitime qui mérite de recevoir une pleine reconnaissance sociale et juridique, alors que le reste du monde, à des degrés divers, considèrent que l’homosexualité est une situation anormale qui doit rester tabou ou cachée. Précisons que cette divergence ne concerne pas seulement les hommes car, dans la plupart des pays, les deux sexes ont généralement des opinions assez proches sur les mœurs. 

Y a-t-il néanmoins des thématiques où une convergence s'opère ?

Vincent Tournier : Les convergences se font plutôt au sein des zones civilisationnelles. C’est particulièrement le cas en Europe occidentale : les pays du sud, traditionnellement plus catholiques, ont tendance à se rapprocher des pays protestants du nord sur les questions de société. 

Pourquoi pensait-on, notamment Inglehart, que, avec le temps, les valeurs allaient converger ? 

Vincent Tournier : La thèse de Ronald Inglehart est que la sécurité matérielle conditionne les valeurs individuelles : plus la sécurité progresse, plus les individus ont tendance à adhérer aux valeurs post-matérialistes. Ce schéma n’est pas faux : le développement des valeurs individualistes à partir des années 1960 doit beaucoup à la hausse du pouvoir d’achat et du niveau d’éducation, ainsi qu’à la mise en place de la sécurité sociale et au bouclier américain, autant de facteurs qui ont créé un environnement rassurant, ce qui permet par exemple aux individus de prendre leurs distances avec la religion.

Mais Inglehart a sous-estimé plusieurs éléments. Il a d’abord eu une vision trop radicale de l’opposition entre les valeurs matérialistes et les valeurs post-matérialistes. Non seulement le consumérisme n’a pas disparu en Occident, y compris dans les milieux éduqués, mais dans le le reste du monde, la hausse du niveau de vie n’a pas toujours fait reculer les valeurs traditionnalistes. Ensuite, Inglehart n’a pas vu que, en Occident, la sécurité matérielle pouvait s’accompagner d’une insécurité psychologique et existentielle, ce qui se manifeste notamment par de nouvelles formes de religiosités telles que les croyances ésotériques ou complotistes. Même la Silicon Valley semble gagner par un techno-messianisme emprunt de religiosité

Enfin et surtout, Inglehart a mal évalué les réactions de rejet que pouvaient susciter les valeurs post-matérialistes. Il en a pris conscience tardivement, dans un ouvrage intitulé Cultural backlash, que l’on pourrait traduire par « retour de balancier ». En voulant trop analyser les valeurs à partir de la psychologique individuelle, il a oublié que les valeurs ont aussi une dimension politique, ce qui signifie qu’elles peuvent se politiser et devenir un objet de conflit. On l’a vu en France lors de la loi sur le mariage gay et on le voit aujourd’hui avec les débats sur la GPA ou l’euthanasie. C’est aussi le cas avec l’immigration qui est devenue un point de polarisation très important dans beaucoup de pays occidentaux. 

Qu'est-ce qui peut expliquer que, plutôt que de converger, les valeurs divergent ? Faut-il s'en inquiéter ?

Vincent Tournier : L’économie ne fait pas tout. Le développement économique n’a pas d’effets mécaniques et systématiques. Malgré les progrès, beaucoup de régions du monde sont loin de bénéficier d’un environnement aussi sécurisé que celui que connaît l’Occident, lequel constitue finalement une exception dans le monde actuel. 

De plus, il ne faut pas sous-estimer la dimension répulsive des valeurs individualistes. Les polarisations que l’on observe au sein des pays occidentaux se retrouvent aussi au niveau international. Le libéralisme des mœurs ne s’exporte pas facilement. Il est d’autant moins attractif qu’il est perçu comme le symbole de l’Occident. Les pays occidentaux sont fiers de leurs valeurs et ils sont tentés d’en faire une référence universelle. Curieusement, alors que l’histoire coloniale de l’Europe est regardée avec horreur, cette ambition moralisatrice n’est pas perçue comme une forme de néo-colonialisme. Or, pour beaucoup de pays, ces injonctions moralisatrices relèvent d’un interventionnisme inacceptable. Du Brésil à la Russie sans oublier les pays musulmans, le sentiment se développe que les Occidentaux veulent imposer un modèle de société qui n’est pas forcément conforme à leur culture. 

Le problème est que les pays occidentaux considèrent que ces valeurs libérales ou individualistes sont consubstantielles à la démocratie elle-même. En somme, elles sont supposées former un tout indissociable : si vous voulez être démocrate, il faut aussi souscrire au panel de valeurs que les Européens ont défini comme incontournables. Cette confusion entre la politique et la morale n’est pas saine car elle peut rendre la démocratie moins désirable. Si beaucoup de gens aspirent à vivre dans un régime démocratique, tout le monde n’a pas forcément envie de copier le mode de vie occidental. C’est une des raisons qui peut expliquer le désamour pour la démocratie et le regain d’intérêt pour les pouvoirs autoritaires. En Afrique, les pays qui se présentent comme des contre-modèles occidentaux (Chine, Russie, Turquie, pétro-monarchies) rencontrent un certain succès. Dans le cas du Sahel, où plusieurs coups d’Etat se sont produits (Mali, Burkina Faso, Niger), une partie du sentiment anti-français peut aussi venir de là. Le modèle français fait d’autant moins rêver que les gouvernements africains, soutenus par la France, sont accusées de corruption et d’inefficacité dans la lutte contre le djihadisme. De ce point de vue, la théorie de Inglehart n’est pas totalement dépassée : c’est parce que les habitants de ces régions se sentent en insécurité qu’ils ne sont pas prédisposés à accueillir dans la joie les valeurs post-modernes.  

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