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Le conservatisme, contrairement au libéralisme, considère qu’il y a incompatibilité absolue entre la liberté et l’égalité
©wikipédia

Bonnes feuilles

Le conservatisme est confondu avec tout ce qu'il n'est pas : immobilisme, réaction, traditionalisme, voire contre-révolution. Sans compter l'influence trompeuse qu'a pu exercer le néo-conservatisme américain. Alors, en quoi consiste le conservatisme et garde-t-il une actualité ? Pour y répondre, l'auteur esquisse une histoire intellectuelle de la pensée conservatrice, de Cicéron à nos jours. Il souligne les lignes de force (autorité, liberté, bien commun, confiance) qui structurent la pensée conservatrice et lui donnent son authenticité et sa permanence. Doctrine et style, le conservatisme a-t-il un avenir ? Extrait de "Qu'est-ce que le conservatisme ?", de Jean-Philippe Vincent, aux éditions Les Belles Lettres 1/2

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA, est professeur d’économie à Sciences-Po Paris. Il est l’auteur de Qu’est-ce que le conservatisme (Les Belles Lettres, 2016).

 

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Liberté et égalité 

Si l’idéologie conservatrice accorde une importance primordiale à la liberté, elle se distingue cependant du libéralisme sur deux points d’importance différente, mais notamment sur les rapports de la liberté et de l’égalité. En effet, pour les conservateurs, l’égalité (sauf à la cantonner strictement à l’égalité devant la loi) ne présente pas seulement un risque pour la liberté (c’est la position exemplifiée par Tocqueville), elle est par nature presque incompatible avec la liberté. C’est un point essentiel qui mérite un examen minutieux. Mais auparavant, il faut mieux appréhender ce que les conservateurs entendent par liberté. 

Pour les conservateurs, la liberté ne se définit pas comme un droit exclusif et universel. Loin d’être un principe, elle est au contraire une suite de franchises obtenues au cours de l’Histoire par les individus et les communautés, aux dépens du pouvoir, et qui trouvent à s’exercer de façon très concrète. La liberté est une suite d’affranchissements, de freedoms, par rapport à la condition servile, le serfdom, et ça n’est pas un hasard si Hayek a intitulé un de ses livres les plus incisifs : The Road to Serfdom, La Route de la servitude, car la croissance démesurée du pouvoir, appuyée par les idéologies planistes, se traduit par un retour à la condition servile.

Un autre aspect original de l’approche conservatrice de la liberté, c’est qu’elle concerne évidemment les individus (en cela il y a congruence avec l’approche libérale), mais aussi les personnes morales, c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie consacrée, les communautés. Cela a une double importance. D’une part, l’approche conservatrice de la liberté s’inscrit dans la tradition du droit romain, complétée par le droit coutumier, et dans celle du droit canonique. Or, l’un des apports majeurs du droit canonique est de faire des personnes morales des sujets du droit, au même titre que les personnes physiques. D’autre part, les conservateurs voient dans la liberté des communautés naturelles (famille, localités, paroisses, églises, associations, entreprises, etc.) la garantie de la liberté des individus. Il s’agit là d’une thématique qui sera reprise par certains penseurs libéraux (Tocqueville, Laboulaye, par exemple), mais qui reste souvent chez eux à l’état de désir ou de souhait, alors que pour les conservateurs il n’y a pas de solution de continuité entre la liberté des individus et celle des personnes morales pour la bonne et simple raison que depuis la Grande Charte les progrès des uns ont étroitement dépendu des progrès des autres.

Surtout, pour les conservateurs, la liberté n’est pas seulement celle des individus ou des personnes morales, c’est également la liberté du système politique, celle des institutions. La liberté a une composante institutionnelle majeure. Dans la Rome de la République, le régime politique portait un nom et ça n’était pas celui de République (comme on le pense aujourd’hui), mais celui de Libertas. Dans Les Bucoliques, Virgile fait dialoguer deux bergers, Mélibée et Tityre. Mélibée interroge Tityre : « Et quel motif si grand avais-tu de voir Rome ? Et Tityre de répondre d’un seul mot : “Libertas !” », la « Liberté ! ». Dans son livre séminal, Jacques Hellegouarc’h a très bien décrit les enjeux de la liberté : « La plèbe était formée de paysans, propriétaires de leurs exploitations, plus ou moins importantes ; libertas définit leur statut juridique, celui de l’homme qui n’est pas esclave. Continuellement, libertas s’oppose à servitus ou à servitium ; elle implique que l’homme libre cultive sa propre terre et qu’il se trouve ainsi dans un état d’indé- pendance économique. Mais – et cela est essentiel, car c’est ce qui constitue le caractère propre de la liberté romaine –, à la libertas se superposait ce lien de dépendance des plé- béiens à l’égard des patriciens puis des classes dirigeantes, qu’était la fides ; ces derniers exerçaient sur les plébéiens individuellement ou collectivement, dans le cadre du Sénat, leur auctoritas. Mais celle-ci ne fait pas obstacle à leur liberté ; bien au contraire, elle en est le garant nécessaire. »

Cette dimension institutionnelle de la liberté – incluant à la fois fides et auctoritas – n’est pas une nouvelle façon d’opposer la liberté des anciens et celle des modernes, pour reprendre l’expression de Benjamin Constant. Le conservatisme est du côté des modernes, incontestablement, mais il estime que la liberté des personnes doit s’appuyer sur des garanties institutionnelles et politiques éprouvées par le temps, sans quoi le retour vers quelque nouvelle forme de servitude sera inévitable. Dans un très beau livre, Élina Lemaire a entrepris de décrire le libé- ralisme institutionnel qui constituait l’esprit de la doctrine des cours souveraines en France au xviiie   siècle  : « Les revendications libérales des grands robins de l’ancienne France n’étaient pas fondées –  moins encore que celles des ultérieurs libéraux que nous avons évoqués – sur une doctrine des droits de l’homme – alors que les droits de l’homme sont généralement considérés comme l’une des idées centrales de la tradition libérale. L’autonomie du sujet, l’émancipation de l’individu n’occupaient pas et ne pouvaient sans doute pas trouver une place dans un discours d’ailleurs principalement institutionnel et donc dans le cadre d’une “constitution ancienne”, infiniment plus historique que philosophique. […] Les robins fran- çais ne faisaient pratiquement aucune place à l’individu dans une construction politique qu’il n’est pas exagéré, s’il peut sembler provocateur, de considérer comme à la fois libérale et, sinon holiste, du moins organique. […] Conservatrices et autoritaires, méfiantes à l’égard de l’individu mais pourtant sincèrement libérales, les revendications des magistrats français des Lumières se démarquent de la substance des courants libéraux tels qu’on tend à les considérer rétrospectivement. De ce point de vue, il semble bien qu’elles représentent un moment dans l’histoire du libé- ralisme français, une étape dans l’élaboration historique d’un “autre” libéralisme  : un libéralisme sans primauté de l’individu. » Cela est très bien vu et on ne peut s’empêcher de penser que ce libéralisme institutionnel ressemble fort au conservatisme, à ceci près toutefois –  et c’est essentiel  – qu’un conservateur ne tempérerait jamais les droits de l’individu qu’à la juste mesure du bien commun.

En revanche, il y a bien davantage qu’une nuance entre conservatisme et libéralisme dans les rapports de la liberté et de l’égalité. En effet, le conservatisme considère qu’il y a incompatibilité absolue entre la liberté et l’égalité, si l’on réserve, toutefois, le cas de l’égalité devant la loi. Cette opposition conservatrice peut sembler excessive, mais elle a deux fondements qu’il convient d’examiner de près, l’un moral, l’autre dogmatique. Sur le plan moral, la méfiance instinctive des conservateurs vis-à-vis de l’égalité tient à ce que celle-ci n’est généralement qu’un prête-nom. Sous l’appellation trop générale d’égalité, d’autres sentiments sont à l’œuvre ; ce sont la jalousie et surtout l’envie qui, selon les époques, se colorent d’apparences trompeuses  : égalité réelle, égalité des chances, justice sociale, lutte contre les inégalités, des droits pour tous, notamment. Helmut Schoeck, Bertrand de Jouvenel et Robert Nisbet ont bien montré à la fois comment ces avatars de l’envie exerçaient une œuvre profondément destructrice de la liberté et de la propriété, mais aussi comment certaines idéologies (le progressisme et le marxisme) instrumentalisaient l’envie, s’en faisaient un fonds de commerce, pour parvenir à leurs fins de conquête du pouvoir. S’il est vrai, comme le disait Emerson, que « l’envie est un impôt que toute distinction et tout avantage doivent acquitter » et qu’il est difficile d’imaginer une société sans envie, il est stupéfiant de voir les progrès accomplis par l’envie dans l’esprit public depuis 200 ans. Aujourd’hui, non seulement l’envie n’est plus regardée avec réprobation, mais elle est encouragée, flattée, légitimée. Sous le prête-nom de justice sociale, elle dispose pour s’assouvir d’un bras séculier très puissant : le pouvoir. Le sommet de l’absurde est atteint avec ces droits-créances qui tendent à se transformer en droits opposables : droit opposable au logement, droit opposable à avoir des enfants (spécialement pour les homosexuels), bientôt, sans doute, droit opposable à la beauté (quoi de plus inégal que la distribution naturelle de la beauté !). À ce rythme, on finira par créer un droit opposable au beau temps et l’État se mêlera non seulement de faire la météo, mais d’égaliser les conditions d’ensoleillement à travers le territoire national. C’est absurde. D’une part, parce que la mise en œuvre de ces droits opposables se révélera impossible, mais d’autre part parce que ces droits manqueront leur but, en ce que, comme Cyprien de Carthage16 l’avait noté dans son traité sur la jalousie et l’envie, l’envie ne réclame pas une égalisation des conditions, mais la destruction du bénéfice ou de l’avantage dont jouit autrui. C’est une passion totalement négative, toujours insatisfaite et finalement profondément destructrice. Et c’est pour cette raison morale que les conservateurs estiment qu’il y a incompatibilité absolue entre la liberté et l’égalité envieuse.

Extrait de "Qu'est-ce que le conservatisme ?", de Jean-Philippe Vincent, publié aux éditions Les Belles Lettres, août 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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