Le baby selfie, nouvelle fureur du web<!-- --> | Atlantico.fr
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L'ingénieur Matthew Pegula a mis au point une application spécifiquement de selfie pour les bébés.
L'ingénieur Matthew Pegula a mis au point une application spécifiquement de selfie pour les bébés.
©Capute d'écran /Thedailybeast.com

Cheeeese

Alors que les selfies ont envahi notre quotidien en se détaillant sous plusieurs modes : felfies, pelfies et on en passe... Aujourd'hui, ils doivent faire une place au "baby selfies" ! Une application colorée et ludique pour que bébé réussisse tout seul, comme un grand, à faire un selfie.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico :  Alors que les parents n'hésitent pas à partager des selfies avec leur bébé notamment sur Oogababy, "l'Instagram des bébés", l"ingénieur Matthew Pegula a mis au point une application spécifiquement pour ces bébés. Cette application possède des couleurs vives pour attirer le bébé et ensuite le prend automatiquement en photo. Un selfie par bébé réussi ! Au regard de la tendance des selfies, fallait-il s'attendre aux selfies de bébés ? D'où vient ce besoin ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Il y a différentes formes de selfies. Il y a ceux qui sont humoristiques, ceux qui veulent attester de leur présence à un événement important ou d’une rencontre importante pour la personne qui prend la photo, ceux plus banals qui servent à montrer aux membres de son réseau que l’on a changé de couleur de cheveux par exemple. Et, il y a les selfies plus narcissiques qui veulent dire "regardez-moi !".

D’où vient le besoin des selfies ? De l’habitude de rester en contact avec son réseau de proche et de leur faire partager ce que l’on vit au moment où on le vit.

Les selfies sont entrés dans la vie quotidienne de bon nombre de personnes qui veulent communiquer quelque chose d’elles-mêmes dans l’immédiateté. Les selfies de bébés sont plus étonnants parce que l’enfant n’a pas conscience qu’il se donne à voir aux autres.Dans les selfies de bébés, il n’y a pas de volonté de communiquer quelque chose de soi de la part de celui qui se prend en photo.Ceci dit, comme le phénomène s’est banalisé, on peut comprendre qu’il se soit étendu aux bébés.Mais ce sont les parents qui communiquent quelque chose de leur enfant.Donc on a affaire à des selfies dans le sens où c’est le bébé qui prend la photo, mais cela se limite à cela, il n’y a pas la volonté de communiquer sur soi dans l’instantanéité qui fait le propre des selfies.

Partager les selfies de son bébé n'est-ce pas une manière détournée d'attirer l'attention sur soi ?

Cela dépend des parents.Pour certains, c’est une façon de faire connaître à ses proches l’image de son bébé, notamment s’ils sont loin. Avant, on prenait des photos et on les envoyait par courrier. Aujourd’hui, on prend toujours des photos mais le moyen de diffusion a changé. Dans le cas de l’application Babies Selfies, cela permet de faire encore mieux connaître son bébé puisqu’il y apparaît en train de jouer avec ses attitudes naturelles.

Pour d’autres, c’est une façon d’attirer l’attention sur soi, de dire "regardez comme mon bébé est le plus beau". Vous me direz tous les parents trouvent que leur bébé est le plus beau, on le voit d’ailleurs souvent dans les maternités, et c’est assez amusant. Mais, si l’on surinvestit l’image de l’enfant en l’exposant avec excès, on a affaire à des parents qui s’apprêtent à vivre par procuration à travers leur enfant.Quelque part, au lieu de contribuer à nourrir la vie de leur enfant de façon à lui permettre de s’épanouir, ils vont se nourrir de sa vie, parce qu’ils ne sont pas satisfaits de la leur.Cependant il ne faut pas dramatiser. De tels parents existent, mais ce ne sont pas la majorité.

Je pense également qu’il faut distinguer les images de Babies Selfies de celles de photos d’enfants stylisées posant comme des mannequins et partagées sur des réseaux comme Children with swag.En effet, contrairement aux secondes, les premières montrent le bébé au naturel, sans pose, sans mise en scène, sans déformation de l’œil adulte, quelque part sans travestissement de l’enfance. On ne leur demande pas d’être de mini-adultes (comme sur Children with swag) ou de représenter l’idéal de l’enfance (comme les photos de Doisneau), on leur demande simplement d’être eux-mêmes. On a donc plus de chances que cette application attire des parents qui sont fiers de leur enfant certes – et ce n’est pas un défaut en soi, au contraire –, mais qui le sont avec bienveillance et respect du naturel de l’enfance. Les parents qui veulent vraiment attirer l’attention sur eux et se valoriser à travers l’exposition de leur enfant comme un trophée auront plutôt tendance à vouloir présenter un enfant parfait, travesti, feront des photos très posées, très étudiées et les posteront plutôt sur des réseaux comme Children with swag.

Faut-il vraiment se réjouir de cette application ou au contraire s'en méfier ? Les bébés ne risquent-ils pas de devenir narcissiques à terme et d'exposer leur vie privée à tout-va un peu plus grands ?A contrario cela peut-il aider les bébés à prendre conscience de leur corps ? Ou à surmonter leurs complexes plus tard après avoir pris l'habitude de s'exposer publiquement ?

Les images de l’application qui font que le bébé se prend en photo ressemblent à ce que l’on pourrait voir dans une crèche. C’est ludique, coloré, tout à fait en accord avec l’univers visuel que l’on propose aux bébés habituellement. Quand il se prend en photo, il a l’impression de jouer avec les personnages de ces images. En effet, un bébé n’a conscience de lui-même qu’à travers ses sensations. Il n’a pas conscience de la perception que les autres ont de lui. Il ne sait pas se vivre comme un autre, comme objet du regard des autres, comme extérieur à lui-même. Si vous le mettez devant un miroir, il va croire que c’est un autre bébé et vouloir jouer avec lui. La prise de perception de soi en dehors des sensations immédiates vient plus tard et c’est là que la véritable conscience de soi apparaît en conjuguant le rapport à soi et le rapport à l’autre.Mais dans le cas de l’application Babies Selfies, les bébés ne sont pas à l’âge de la pleine conscience d’eux-mêmes. Donc, dans la mesure où le bébé n’a pas conscience de son image et de son exposition, cette application ne risque pas de le rendre plus narcissique que n’importe quelle autre photo.Pour lui, il a simplement joué avec des images d’animaux.

C’est plus tard, quand il grandira et verra ces photos qu’il réagira, positivement ou négativement.

Il peut réagir négativement s’il se sent ridicule sur ces photos et a le sentiment d’avoir été montré à tout le monde ainsi. Pour vous donner un élément de comparaison qui n’est pas lié aux nouvelles technologies, tout va se passer comme lorsque l’enfant découvre les photos que l’on a prises de lui étant bébé. S’il se découvre dans des postures qu’il estime ridicules ou humiliantes (avoir été pris en photo nu, photo incrustée dans une carte de vœux de bonne année par exemple), il aura tendance à se sentir nié, et quelque part violé dans son intimité.Comme si on avait profité de son absence de conscience pour le transformer en un objet prêtant aux sarcasmes. Comme si on ne l’avait assez aimé pour le protéger d’une surexposition.Dans des cas extrêmes, il pourra alors se renfermer, ne plus vouloir exposer son image, pour ne plus donner aux adultes la possibilité de le transformer en objet d’amusement.

Si les photos lui conviennent et lui plaisent, deux réactions sont possibles. Il pourra considérer son corps avec bienveillance, y compris dans ses imperfections, en se disant que si on a montré des photos de lui, c’est qu’il était digne d’être regardé et aimé. D’autant plus que les photos en question ne sont pas des photos posées, étudiées, cadrées par un regard extérieur, elles montrent le bébé en train de jouer, avec ses expressions typiques, y compris si elles ne sont pas très gracieuses. Se voir sans pose, comme les autres nous voient, est rare, puisque dans la vie de tous les jours, on se voit soit dans une glace, soit en photo, mais dans les deux cas, il y a toujours une sorte de pose préalable, on ne se voit jamais en train d’agir, avec les imperfections ou les bonnes surprises que l’on peut constater. Se voir ainsi pourra éventuellement l’aider à surmonter les complexes de l’adolescence et de la préadolescence. En effet, il pourra penser "si on m’a déjà aimé en étant imparfait, pourquoi ne continuerait-on pas à m’aimer ? Après tout, personne n’est parfait, même pas les mannequins des magazines qui ne sont pas à la "hauteur" de leur image corrigée par Photoshop". Il pourra également se prendre au jeu de l’exposition de soi et être plus enclin à se mettre en scène via des images de lui ou via ce qu’il dit de lui aux autres.

Le regard que les parents vont porter sur ces images et la façon dont ils vont lui en parler seront aussi importants. En effet, s’ils en font un sujet d’amusement, on se retrouve dans le premier cas. S’ils les prennent avec naturel en disant "voilà comment tu étais, et tu as vu, là, tu jouais", on a plus de chances de se retrouver dans le deuxième cas. S’ils montrent une fierté excessive, l’enfant peut se retrouver dans le troisième cas, à savoir aimer mettre son intimité en scène ou en récit, et verser dans le narcissisme. Mais il existe également une autre réaction possible à la fierté des parents : le sentiment de rejet une fois que l’enfant a grandi. En effet, s’il voit qu’on a diffusion publiquement des photos de lui et que cela s’est amoindri ou a cessé, il peut se dire qu’il a perdu son intérêt aux yeux de ses parents ou que son aspect physique fait qu’il ne mérite plus d’être un objet de fierté. Auquel cas, il aura tendance à se renfermer et à considérer son corps avec rejet, sur le mode "on ne m’aime plus, donc je ne suis plus digne d’être aimé, je suis horrible et je me déteste".

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