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La troisième croisade et la prise de Constantinople
©Ozan KOSE / AFP

Bonnes feuilles

Gabriel Martinez-Gros publie "De l'autre côté des croisades : L'islam entre Croisés et Mongols" aux éditions Passés Composés. L'auteur propose une fascinante nouvelle lecture des croisades, de l'Empire islamique et de la puissance mongole. Extrait 2/2.

Gabriel Martinez-Gros

Gabriel Martinez-Gros

Agrégé d’histoire, professeur émérite d’histoire de l’Islam médiéval, Gabriel Martinez-Gros a dirigé, avec Lucette Valensi, l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman. Il est notamment l’auteur de Brève histoire des empires, de Ibn Khaldûn et les sept vies de l’Islam et, avec Sophie Makariou, d’une Histoire de Grenade.

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En revanche, presque au moment où la chrétienté occidentale venge Marie d’Antioche en ravageant Thessalonique et en précipitant la chute d’Andronic (1185), Saladin s’empare d’Acre et de Jérusalem (1187). L’événement est d’une telle ampleur qu’il contraint les rois d’Occident à suspendre leurs querelles et à prendre la croix. L’empereur Frédéric Barberousse part le premier, force sans ménagement le passage du Bosphore à Constantinople, où il songe déjà à réunir sur sa tête les couronnes impériales d’Orient et d’Occident (1189), prend d’assaut Konya, capitale des Turcs seldjoukides d’Anatolie, mais se noie dans une rivière de Cilicie, et l’ost allemand se retire (1190). En 1191‑1192, les rois de France et d’Angleterre reconquièrent Acre et la côte syro-palestinienne tom‑ bée aux mains de Saladin –  le Sahil. Inquiets de leurs trônes en Europe, ils repartent presque aussitôt, mais leur hégémonie sur la croisade est désormais établie, et ne se démentira plus jusqu’à la chute finale d’Acre, qui clôt le temps des expéditions d’outre-mer (1192‑1291). Les « rois de Jérusalem », qui ne retrouveront jamais leur capitale, dépendent désormais des forces militaires et des décisions politiques des souverains de l’Europe.

Le premier rang revient d’abord aux empereurs germaniques, Henri VI qui prend possession de la Sicile et meurt en Terre sainte (1190‑1197), puis son fils Frédéric II, roi de Sicile, puis de Jérusalem par son mariage avec l’héritière de la lignée des Baudouin et d’Amaury (1225‑1250), celui-là même qui obtient du sultan al-Kamil en 1229 la restitution de la Ville sainte. Mais le souvenir du siècle tout entier, pour Ibn Khaldûn comme pour la plupart des chroniqueurs arabes, est écrasé par la personnalité de Saint Louis, inlassable croisé quand presque tous ont abandonné la cause jugée perdue, aussi sage et valeureux que malheureux, capturé par les Mamelouks d’Égypte à la Mansura (1250) et mort à Tunis (1270). Frédéric II est salué comme un ami de l’Islam, ou comme un réa‑ liste qui a compris la vanité du combat des croisés ; mais pour ces raisons mêmes, il traduit mal ce que l’Islam ressent de l’acharne‑ ment des Francs à poursuivre des entreprises guerrières vaines, et de leur dévotion à une cause apparemment sans substance.

Saint Louis est le véritable ennemi, estimable et implacable, l’authentique maître des Francs dont il partage les mérites et les folies. Les chroniqueurs arabes n’entendent guère la croisade. Les conceptions impériales qui les dominent donnent la première place aux intérêts sédentaires et financiers, à la prudence conservatrice et, dans tous les sens du terme, calculatrice dans le gouvernement des États. Un roi conquérant est une contradiction dans les termes ; et s’il conserve assez de barbarie pour désirer conquérir, son avidité porte naturellement sur le territoire proche, sur la ville impériale où il rêve d’asseoir la gloire qu’il n’a pas encore. Mais pour autant que sa captivité cairote, en 1250, ait permis aux témoins musulmans d’en juger, le roi de France – raydifrans  – ne ressemble à rien de tout cela. Ibn al-Furat rapporte qu’on demanda au roi prisonnier « pourquoi un homme aussi intelligent que lui avait risqué sa vie et son royaume sur des planches de bois [sa flotte] pour aller dans un pays plein de musulmans et de troupes hostiles ». Le roi rit sans répondre.

Sa sainte et paisible agressivité brouille les solides catégories dialectiques du sédentaire et du Bédouin, de la civilisation et de l’ensauvagement, sur lesquelles repose, aux yeux des historiens arabes, toute humanité organisée. Son mystère redouble sa puissance. Il est l’homme de son siècle, et même des générations antérieures et postérieures, que son ombre envahit. Il est déjà là en 1180, pour ordonner le châtiment des coupables du meurtre de Marie d’Antioche. Il porte la couronne de l’Empire franc dont Ibn Khaldûn rapporte, dans de brèves allusions à l’histoire chrétienne de l’Espagne au XIVe  siècle, que ses descendants l’ont perdue dans la guerre de Cent Ans.

Les victoires de ces dynasties royales sont pourtant limitées. Avec le demi-succès de la troisième croisade en Orient (1189‑1192), la prise de Constantinople (1204) et la bataille de Las Navas de Tolosa (1212) en Espagne ferment la liste des triomphes – tous obtenus dans la première génération (1180‑1220) de la seconde vie (1180‑1300). La cinquième croisade (1217‑1221) prétend frapper le plus grand coup jamais porté à l’Islam en lui enlevant l’Égypte, nouveau centre de gravité de sa puissance, mais elle échoue. Frédéric II négocie avec succès en 1229 la remise de Jérusalem, mais les Francs y rentrent désarmés et y sont massacrés par les Khwarizmiens en 1244. Saint Louis prépare avec un luxe remarquable de précautions la croisade d’Égypte de 1248‑1250, mais sa prudence se brise sur le camp retranché de la Mansura, le dédale des branches du Nil et sur l’épidémie. Sa dernière tentative sur Tunis tourne court avec sa mort  (1270).

En Espagne, la deuxième génération (1220‑1260) accomplit la pro‑ messe de la première : Cordoue (1236), Séville (1248) passent à la chrétienté. Mais la troisième génération (1260‑1300) défaille. Alphonse  X (1252‑1284), plus attaché à la plume qu’à l’épée, est lourdement battu par les Mérinides, qui lui interdisent tout assaut contre Grenade.

Tant de puissance déployée pour si peu de résultats intrigue. Ibn Khaldûn n’en est pas surpris. La deuxième vie qu’engagent les Francs sur les territoires méditerranéens conquis lors de la première, subit l’effet émollient de la sédentarité dont ils se sont rendus maîtres. Deux des souverains cités, Frédéric II et Alphonse X, sont de savants amateurs de la culture arabe. Nous les en félicitons aujourd’hui, sans mesurer ce que l’éclat sédentaire de leur règne ôte à leur valeur guerrière. Les précautions de Saint Louis retirent autant d’énergie à l’élan de ses forces sur le champ de bataille. La seconde vie des Francs ressemble à la deuxième génération des dynasties. Elle consolide les acquis, circonscrit son territoire, organise la confluence des patrimoines vers les trônes, négocie avec plus d’habileté qu’elle ne combat. La monarchie est son signe, comme les chevaliers l’étaient de la première vie.

Le temps des rois est aussi par excellence celui de la mer. En 1189‑1190, Frédéric Barberousse choisit, comme l’avaient fait les premiers croisés, la voie terrestre, à travers la Hongrie, l’Empire byzantin et l’Anatolie turque, pour rejoindre la Terre sainte, qu’il n’atteint pas. Au contraire, Français et Anglais choisissent la voie maritime. Après avoir hiverné en Sicile, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion cinglent sans difficulté vers les côtes syriennes au printemps de 1191, et ils y remportent des succès notables, qui prolongent d’un siècle la présence franque en Terre sainte. En 1204, la prise de Constantinople, réputée inexpugnable pour sa situation de cap sur le Bosphore, doit tout à la supériorité de la flotte vénitienne. Séville se rend en 1248 parce que le blocus de la flotte castillane sur le Guadalquivir interdit toute arrivée de secours. En 1191, Richard Cœur de Lion occupe Chypre ; en 1204, Francs et Vénitiens se partagent les îles du domaine byzantin ; en 1229‑1230, Jacques Ier d’Aragon, à la tête d’une flotte catalane, conquiert les Baléares. Au milieu du XIIIe siècle, il n’est pratiquement plus d’île méditerranéenne qui échappe à la mainmise des Francs. La maîtrise de la mer, art sédentaire par excellence, accompagne la monarchie et les dernières générations des vies dynastiques.

On ne s’étonnera donc pas que les enjeux et les cibles de la croisade se déplacent insensiblement au XIIIe siècle. Pour atteindre Jérusalem, Saint Louis attaque l’Islam, d’abord en Égypte en 1248, puis à Tunis en 1270. Mais l’inflexion la plus lourde d’avenir est donnée par la conquête de Constantinople, qui leste la croisade de la question de l’empire, et laisse entrevoir aux cités italiennes les immenses horizons de la mer Noire et de l’Asie des steppes, qui les mobilise et les divise à la fois. Ceux qui justifient la malencontreuse expédition de 1204, comme Villehardouin, sénéchal de Champagne, qui en fut l’un des organisateurs, rappellent les bénéfices que la croisade de Jérusalem en tirera. L’obstacle grec est levé ; entre l’Italie et Jérusalem, la chrétienté latine dispose désormais d’une chaîne ininterrompue d’escales et de places fortes, où les croisés pourront se ravitailler et reprendre des forces.

La croisade de Saint Louis en 1248‑1250 illustre largement cette argumentation. Mais de fait, l’ouverture du monde grec, loin de stimuler la croisade syro-palestinienne, la concurrence et bientôt la supplante. En 1270 à Tunis, à peine Saint Louis mort, son frère Charles d’Anjou, roi de Sicile et désormais chef de l’expédition, rembarque après avoir obtenu tribut du sultan hafside, pour se consacrer tout entier à l’assaut contre Byzance et à la quête du titre impérial romain. Le sentier de Jérusalem est perdu, les routes du rêve mènent désormais à Constantinople.

A lire aussi : L’héritage du califat omeyyade de Cordoue : entre Francs et Berbères

Extrait du livre de Gabriel Martinez-Gros, "De l'autre côté des croisades : L'islam entre Croisés et Mongols", publié aux éditions Passés Composés

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