La science des balivernes : le poison face à la vérité scientifique<!-- --> | Atlantico.fr
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Les étudiants des centres éducatifs unifiés (CEU) assistent à une leçon sur les "Fake News", à Sao Paulo, au Brésil, le 21 juin 2018.
Les étudiants des centres éducatifs unifiés (CEU) assistent à une leçon sur les "Fake News", à Sao Paulo, au Brésil, le 21 juin 2018.
©Miguel SCHINCARIOL / AFP

Bonnes feuilles

Thomas C. Durand a publié « La science des balivernes » aux éditions HumenSciences. Vaccinez-vous contre la contagion des inepties ! Nous sommes une espèce extraordinairement sociale. Faire confiance à l'autre fut favorable à la survie de nos ancêtres. Le revers est que nous sommes des victimes toutes désignées pour les tricheurs, menteurs, escrocs ou baratineurs. Thomas C. Durand décortique la structure des fariboles pour nous en révéler les mécanismes. Extrait 2/2.

Thomas Durand

Thomas Durand

Docteur en biologie végétale, Thomas C. Durand se consacre à la promotion de l'esprit critique à travers sa chaîne YouTube La Tronche en biais (220 000 abonnés). Il est l'auteur de Quand est-ce qu'on biaise ? (humenSciences, 2019).

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La baliverne, virale, séduisante, inexpugnable, ne peut être combattue qu’avec beaucoup d’efforts et de patience. Hélas, le flux des balivernes est incessant. Il en vient toujours d’inédites pour accaparer les esprits et les détourner des laborieuses réfutations formulées contre les précédentes. Cerise sur le gâteau, les balivernes conspirationnistes ont la particularité d’être compatibles entre elles, même quand elles se contredisent, puisqu’elles sont toujours préférées à n’importe quelle thèse «officielle» suspectée d’être un écran de fumée. Les balivernes conspirationnistes renforcent ainsi certainement leurs emprises respectives.

La baliverne est en quelque sorte un virus mental qui peut atteindre des proportions considérables et aller jusqu’à prendre le contrôle d’un individu. C’est le cas des balivernes sectaires. Le délire obsidional que l’on rencontre dans ces mouvements est la marque d’une baliverne qui a pris le contrôle des systèmes de défense de l’individu et même du groupe qui la cultive.

À regarder la baliverne comme une maladie de l’esprit, on cesse de vouloir se battre contre le malade pour au contraire chercher à l’aider et à freiner une éventuelle contagion. Si une discipline nommée «foutaisologie» existait, dévolue à décrire les balivernes, à comprendre leur mode de fonctionnement et à lutter contre les dégâts que causent les plus virulentes, elle nous apprendrait comment revigorer nos défenses épistémiques, comment cultiver le goût du questionnement, de l’autocritique et du doute. Mais changeante est la baliverne, et balbutiante la science qui s’intéresse à son cas.

Lutter contre foutaises et balivernes n’est pas une mince affaire, mais nous avons des pistes, comme l’explique le professeur de communication R. Kelly Garret de l’université de l’Ohio: «La confiance dans son habileté à reconnaître intuitivement la vérité est un prédicateur singulièrement pertinent de la pensée conspirationniste. Les résultats suggèrent qu’on peut faciliter les efforts pour prévenir les mauvaises perceptions par la promotion d’une épistémologie personnelle mettant l’accent sur l’importance des preuves, un recours prudent aux ressentis et la confiance que les énoncés rigoureux de spécialistes attestés est un bon moyen de se protéger contre les manipulations politiques.»

Quand nous sommes manipulés par une idée que nous avons acceptée trop vite ou au terme d’un parcours qui nous a rendus sensibles à son attrait, nous avons peu de chance de le réaliser par nous-mêmes. On attribue tantôt à Robert Oxton Bolt, tantôt à Elly Roselle la phrase suivante : «Une croyance n’est pas seulement une idée que l’esprit possède, c’est une idée qui possède l’esprit.»

Dans cet ouvrage, je vous propose de nous entraîner à résister aux balivernes, à vacciner notre esprit contre leur viralité cognitive, qu’elles soient bénignes ou fatales. À cette fin, nous devons apprendre à mieux appréhender ce que fait notre cerveau quand nous pensons penser avec lui. Nous allons donc découvrir les limites de notre perception du monde, les sorties de route de notre rationalité, et même celles des chercheurs et spécialistes pourtant a priori armés pour éviter les ornières. En réponse, nous verrons comment cultiver un nécessaire art du doute et du questionnement.

Explorons quelques exemples contemporains de balivernes envahissantes.

LE PR LUC MONTAGNIER ET LE VIRUS SARS-COV-2

L’été 2020 n’est pas encore achevé quand j’entame l’écriture de ces lignes, mais il est déjà évident que l’année restera dans les mémoires pour la pandémie de Covid-19 qui a imposé des épisodes de confinement jamais vus et charrié des torrents de confusion, d’absurdités, d’impostures que des millions de gens se sont empressés de croire et de partager, voire de publier. Les informations fausses et choquantes ont voyagé plus vite que les informations véridiques. Examinons-en quelques-unes.

Dans un podcast publié par le site Pourquoidocteur.fr, le 16 avril 2020, puis dans une émission en direct sur CNews, à l’invitation de Pascal Praud, le prix Nobel de médecine 2008 Luc Montagnier a fait une annonce renversante : le virus de la pandémie qui éclatait (nous étions alors en plein confinement) était le résultat d’une manipulation en laboratoire. Pour le biologiste, preuve était faite que le Sars-CoV-2 contient des séquences du VIH, ce qui n’est possible que par l’action de l’homme. Autrement dit, le virus qui paralysait l’Europe et une partie du monde n’avait rien de naturel, il était le fruit de la technoscience. À partir de là, Montagnier laissait chacun deviner les conditions de sa sortie des tubes à essai… Et l’imagination ne manquait pas pour alimenter les théories du complot déjà abondantes.

« C’est un travail d’apprenti sorcier », affirmait le Prix Nobel.

Ses preuves? Le travail d’un ami mathématicien retraité, Jean-Claude Pérez, publié le 23 février dans la revue en ligne International Journal of Research-Granthaalayah (non référencée dans la base internationale des revues scientifiques et non revue par les pairs). Le titre de ce travail (traduit de l’anglais) : «Évolution et origine partiellement synthétique des méta-structures génomiques fractales des coronavirus Covid-19 de Wuhan et Sars ». Jean-Claude Pérez consacre beaucoup de temps à retrouver le nombre d’or dans la nature et en particulier dans l’ADN. Il s’emploie à décoder, je cite «les six codes fractals de la vie biologique». Luc Montagnier a une autre source, une étude publiée, avant relecture par les pairs, le 31 janvier par une équipe de New Delhi: «Étranges similarités entre des inserts uniques dans la protéine spike du 2019-nCov et les protéines gp120 et Gag du VIH ». Leur thèse est qu’il existe dans le génome du virus de la Covid-19 quatre séquences codant les acides aminés suivants : «GTNGTKR, HKNNKS, GDSSSG et QTNSPRRA». Des séquences identiques se trouvent dans le VIH, mais, nous disent-ils, on ne les retrouve pas chez les autres coronavirus. Il faut donc que la main de l’homme soit intervenue. Toutefois, dès le 2 février, les chercheurs retirent d’eux-mêmes leur étude, leurs travaux ayant suscité des critiques très sévères sur leur manque de méthode…

Le 4 février, dans le journal Emerging Microbes and Infections, des chercheurs chinois et américains ont montré que lorsqu’on cherche ces quatre séquences dans divers génomes, on les trouve facilement. À commencer par la famille des coronavirus, ce qui indique que le virus responsable de la pandémie actuelle ne se singularise en rien vis-à-vis de ces séquences. Les chercheurs estiment que ces dernières ont été incorporées dans le génome de la famille des coronavirus par leurs contacts avec des cellules de mammifères, où elles sont largement présentes. Voici leur conclusion: «Une analyse biaisée, partiale et incorrecte peut conduire à des conclusions dangereuses qui inspirent des théories du complot, affectent le processus conduisant à de vraies découvertes scientifiques, et entament les efforts pour contrôler les dégâts en matière de santé publique.»

L’affaire était donc close le 4 février, soit plus de deux mois avant l’intervention de Luc Montagnier dans les médias où il n’a fait face à aucune contradiction scientifique, personne ne s’étant documenté correctement. Pour faire bonne mesure, le 17 mars, la revue Nature publiait une étude montrant que le virus n’est pas le produit d’une manipulation en laboratoire.

Si la baliverne a eu du retentissement, c’est en raison de l’identité de celui qui s’en est fait le résonateur; il faut donc parler du personnage. Luc Montagnier s’est fait remarquer en défendant l’homéopathie, en affirmant que l’ADN émet des rayonnements électromagnétiques et que cela lui permettrait, grâce à un appareil breveté inspiré des travaux de Jacques Benveniste, de réaliser des diagnostics médicaux et de traiter des maladies comme l’autisme ou la maladie de Lyme chronique. Au début des années 2010, Montagnier a piloté des travaux à l’éthique douteuse et prétendument soigné 60% des enfants autistes testés à l’aide d’antibiotiques… Qu’en conclure? Que Luc Montagnier n’est pas un personnage crédible malgré son prix Nobel. Si l’information qu’il a délivrée le 16 avril avait été véridique, un nombre important de spécialistes en auraient parlé dans des revues scientifiques, dans les journaux, sur leurs propres sites et réseaux, les instituts de recherche feraient des communiqués. En clair, un peu de recherche suffisait à comprendre que cette information était fausse dès le départ. Et pourtant la baliverne a fonctionné : elle a été partagée et défendue des semaines durant et elle continue de l’être par des groupes conspirationnistes.

Passons-la au crible du modèle NARA.

Principe narratif

L’histoire est belle. Un Prix Nobel de 87 ans, libéré des considérations de carrière, des pressions académiques, nous livre un scoop. L’existence, dans un laboratoire, d’hybridation entre des virus, et en particulier le plus célèbre d’entre eux: le VIH. Nous connaissons le protagoniste, c’est une star, et Montagnier a justement des liens avec ce virus; l’histoire n’en est que meilleure. Par une suite d’événements humains, l’hybride construit en laboratoire se retrouve à l’extérieur. On nous laisse même la liberté d’imaginer les conditions, les intentions, les tentatives d’étouffer l’affaire, etc.

Principe d’attraction

On nous propose une explication à la pandémie qui est intellectuellement beaucoup plus satisfaisante que l’état réel des connaissances: une origine animale (attestée) avec un transfert chez l’humain encore obscur et qui risque de le rester. D’un côté, une erreur humaine, ou bien un complot malfaisant, et de l’autre… rien, aucun motif auquel se raccrocher, aucun coupable à dénoncer, seulement une malchance anxiogène car elle signifie que ce genre d’épidémie peut survenir sans crier gare. Cette narration retient notre attention, séduit notre besoin de fermeture psychologique, c’est-à-dire de tenir une réponse, et, d’une certaine manière, nous rassure. Une partie non négligeable de la population est disposée à croire que des événements de ce genre se sont produits et que c’est via un homme comme Luc Montagnier que la vérité peut être révélée. Nous obtenons une histoire crédible, facile à retenir, fascinante, typiquement virale.

Principe de résilience

Cette information recèle une composante conspirationniste : l’idée que cette vérité nous est cachée par les scientifiques ou les politiques. Et cela apporte une forte résilience au récit, puisque tout argument présenté pour la démentir est suspecté d’être produit par ceux qui veulent étouffer la vérité, leurs complices, ou des idiots utiles qualifiés de «mougeons» (à la fois moutons et pigeons).

Deuxième ingrédient de résilience, la figure d’autorité représentée par le pedigree du protagoniste permet à quiconque ayant accepté la baliverne de se défendre d’un: «Non mais dis, tu te crois plus malin qu’un Prix Nobel?! »

Principe d’asymétrie

Vous constatez avec quelle aisance on peut rendre compte, en quelques lignes, de l’histoire racontée par Luc Montagnier. Vous constatez aussi sans doute que la vraie explication est beaucoup plus complexe. J’ai consacré 400 mots à la version Montagnier et 850 à la version scientifiquement correcte et à la remise en contexte de sa parole. J’ai fait de mon mieux pour être clair et concis, et pourtant la plupart des lecteurs auront plus de facilité à restituer le contenu du propos de Luc Montagnier que la réponse qui lui a été apportée. Essayez avec un ami pour voir, en lui lisant cette section puis en lui demandant, une heure ou deux plus tard, ou bien le lendemain, de vous expliquer les deux versions. La version baratin a cet avantage que si quelqu’un fait l’effort de lui répondre, cela signifie qu’elle est déjà efficace et a toutes les chances de battre à plate couture toute explication autre.

Extrait du livre de Thomas C. Durand, « La science des balivernes », publié aux éditions HumenSciences

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