La Russie et l’OTAN se parlent pour tenter d’éviter une nouvelle guerre froide, mais que se disent-elles ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg.
Le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg.
©JOHN THYS / AFP

Dialogue

L'OTAN et la Russie pourraient échanger prochainement au travers de la rencontre de deux généraux, l​e Général Curtis Scaparrotti et la tête des forces armées russes, le Général Valery Gherassimov.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Dans un contexte de fortes tensions, l’OTAN et la Russie pourraient échanger prochainement au travers de la rencontre de deux généraux, l​e Général Curtis Scaparrotti et la tête des forces armées russes, le Général Valery Gherassimov, prévue sur le sol européen. Quels sont les sujets « tactiques » ​qui devront être abordés pour en arriver à une forme de désescalade de la situation actuelle, et éviter ainsi ce qui est parfois appelé le risque d'une nouvelle guerre froide ?

Jean-Sylvestre Mongrenier :La montée des tensions entre la Russie d’une part, les Etats membres de l’OTAN d’autre part, n’est pas la conséquence de problèmes « tactiques », au sens d’interactions circonstancielles et malencontreuses entre des unités militaires sur le terrain. Ces tensions, ainsi que le risque d’incidents et de collisions, se concentrent aux frontières orientales de l’Europe, sur l’axe Baltique-mer Noire, mais aussi dans un vaste arc qui court de l’Arctique à la Méditerranée, via l’Atlantique Nord. Il s’agit de violations de l’espace aérien ou maritime, plus souvent de provocations, qui visent à administrer la preuve de sa résolution politique ainsi qu’à tester la réaction adverse. Depuis déjà une dizaine d’années, le pouvoir russe entend ainsi manifester son retour sur la scène internationale. Avec l’invasion de la Géorgie en 2008, puis celle de l’Ukraine en 2014, la situation s’est aggravée. Dans la Manche comme sur ses rivages atlantiques, la France est directement concernée par ces tensions.

Ces tensions s’inscrivent dans le contexte plus large d’une nouvelle guerre froide dont les Occidentaux auront tardé à prendre conscience. Cet état hybride de paix-guerre, avec une possible ascension aux extrêmes, correspond effectivement à la définition d’une guerre froide. Pour mémoire, rappelons que l’expression de « guerra fria » est utilisée au Moyen Âge pour désigner le « conflit de civilisation », entrecoupé de longues trêves, qui oppose les royaumes chrétiens du nord de la péninsule Ibérique aux émirats islamiques du sud. A d’autres époques et en d’autres lieux, on a pu parler de « paix froide » ou de « paix armée » pour dénommer des situations hybrides de paix-guerre. Dans le présent contexte, parler de « nouvelle guerre froide » n’est donc en rien excessif. D’autant plus que Vladimir Poutine et les dirigeants russes sont animés par de profonds ressentiments historiques et reviennent constamment sur la « catastrophe géopolitique » que constituerait la chute de l’URSS. De leur point de vue, l’enjeu consiste à prendre une revanche sur les événements qui ont marqué le «  moment » 1989-1991.

Quant aux risques induits, il importe derappeler l’existence d’un vaste dispositif diplomatique à des fins sécuritaires. Signé en 1990, le Document de Vienne sert de base aux discussions entre États participants de l’OSCE (Organisation et de sécurité en Europe) afin d’échanger des informations relatives àleurs forces armées, leur organisation militaire, leurs effectifs, leurs systèmes d’armes et équipements d’importance majeure. Les pays échangent également des informations sur la planification et les budgets de leur défense durant l’année. La même année, les Etats membres de l’Alliance atlantique et ceux du Pacte de Varsovie ont signé le Traité sur les Forces conventionnelles en Europe (Paris, 19 novembre 1990). Selon les termes du préambule, l’objectif consiste à« remplacer l’affrontement militaire par un nouveau modèle de sécurité entre tous les Etats parties, fondé sur la coopération pacifique, et ainsi de surmonter la division de l’Europe ». Pour ce faire, les Etats parties sont convenuesd’« établir un équilibre sûr et stable des forces armées conventionnelles en Europe à des niveaux plus bas que par le passé, à éliminer les disparités préjudiciables à la stabilité et à la sécurité, et à éliminer, de façon hautement prioritaire, la capacité de lancer une attaque par surprise ou d’entreprendre une action offensive de grande envergure en Europe ». Malheureusement, leKremlin considère ce texte comme un « traité inégal » et la Russie n’en respecte plus les obligations. Il en est de mêmepour le Document de Vienne. Les tensions constatées sur le terrain découlent de décisions politiques prises au sommet.

Quels sont les points cruciaux dont le règlement est nécessaire avant toute "normalisation des relations" ? Quelles sont les questions plus "stratégiques", dont le règlement ne dépend pas d'une telle rencontre, qui sont les points de friction entre OTAN et Russie ? 

La dégradation des relations n’est pas la conséquence d’un quelconque malentendu entre Russes et Occidentaux. Vladimir Poutine a pris un certain nombre d’initiatives et pratiqué une politique du fait accompli. Après la Géorgie (8-12 août 2008), les dirigeants occidentaux ont voulu croire qu’il s’agissait d’un cas sui generis, d’une « singularité » en quelque sorte. Une politique de « reset », axée sur des champs d’intérêts communs (lutte contre le terrorisme, la prolifération et les narcotrafics, stabilisation de l’Afghanistan) était censée désamorcer tout risque d’une nouvelle guerre froide. En d’autres termes, l’Administration Obama et les alliés des Etats-Unis ont prétendu reconstituer une politique russe sur le dos de la Géorgie et de l’Ukraine (exclus de tout élargissement de l’OTAN en 2008). Le rattachement manu militari de la Crimée et la guerre hybride lancée au Donbass ont fini par déciller les yeux des dirigeants occidentaux. Depuis, les relations russo-occidentales ont pris une autre direction.

Aussi est-il difficile en l’état actuel des choses d’envisager une « normalisation des relations ». Cela ne dépend pas d’une rencontre entre généraux et de la mise au point d’accords de « déconfliction », similaires à ceux qui existent en Syrie. Du reste, de telles dispositions existent (voir plus haut), mais il se trouve qu’elles ne sont pas respectées. Une « normalisation des relations » présupposerait un règlement des conflits géopolitiques qui opposent Russes et Occidentaux en Ukraine, sur l’axe Baltique-mer Noire et au Levant. Cela impliquerait le remaniement des conceptions géopolitiques russes, la modification des buts politiques poursuivis par le Kremlin et donc de l’intention stratégique du régime russe. Nous n’en sommes pas là et soyons persuadés qu’un vague exercice de diplomatie de défense ne pourrait déclencher un tel processus. Il n’y aura pas de normalisation sans des décisions politiques prises au sommet. 

Cette normalisation est d’autant plus difficile à envisager que ce ne sont pas de simples « points de friction » qui opposent la Russie et l’OTAN. De prime abord, rappelons que l’OTAN, à la différence de la Russie, ne constitue pas un acteur géopolitique global. Il s’agit d’une alliance qui regroupe l’Amérique du Nord et la plus grande part des pays européens. Les gouvernements des Etats membres décident en son sein, l’OTAN constituant un cadre d’action et un moyen (non pas un décideur). S’il n’y a pas d’accord unanime entre eux, ce cadre d’action n’est pas en œuvre (voir la guerre d’Irak en 2003, sans engagement de l’OTAN en tant que telle). La chose doit être rappelée, car l’OTAN fait parfois figure de « deus ex machina », plus souvent encore de causalité diabolique. Quant aux « points de friction », il s’agit en fait de graves problèmes géopolitiques et de désaccords politiques fondamentaux sur l’organisation de la paix et de la sécurité en Europe, voire de désaccords philosophiques si l’on prend en compte les normes et valeurs qui sous-tendent les modèles politiques. Ce sont bien là els raisons pour lesquelles la situation est grave et pourrait devenir dramatique.

Les risques tactiques ne sont-ils pas plus « importants » que les divergences stratégiques ? En quoi la communication est-elle essentielle ici, malgré les divergences ?  

Les désaccords de fond entre Russes et Occidentaux,ainsi que les problèmes géopolitiques qui les opposent,sont en amont des risques tactiques. Ces derniers ne sont pas la conséquence d’initiatives malheureuses prises sur le terrain par des subordonnés. Ils renvoient à une vue du monde et à une politique d’ensemble, portée par une « grande stratégie ». Les actes commis par la Russie en Ukraine ont enfin décidé les Alliés à apporter des réponses. Auparavant, ils avaient feint d’ignorer maintes provocations qui sont allées crescendo depuis 2007, année au début de laquelle Vladimir Poutine a prononcé le « discours de Munich » (Conférence sur la sécurité, Munich,10 février 2007). Cette harangue avait alors été qualifiée de « discours de guerre froide ». Malgré la « guerre des cinq jours » en Géorgie l’année suivante, il aura fallu plusieurs années pour que les pays de l’OTAN prennent en compte la menace russe et se décident à renforcer leur posture de défense et de dissuasion en Europe centrale et orientale (la « présence avancée » dans les Etats baltes, en Pologne et en Roumanie). Ces divergences politiques et stratégiques ont nécessairement leurs prolongements tactiques sur le terrain. Quant à la « communication », il existe de multiples canaux diplomatiques entre Russes et Occidentaux : les ambassades sont toujours ouvertes et les lignes téléphoniques ne sont pas coupées. Bien évidemment, c’est essentiel pour éviter ou corriger toute erreur d’appréciation de la politique adverse. Cela dit, soyons persuadés que cette nouvelle guerre froide ne constitue pas un « drame de l’incommunicabilité ».

Le contexte géopolitique d’ensemble est commandé par des facteurs profonds, mais nous n’avons pas voulu les voir. Au vrai, entre dans ce contexte une part de fatum, de fatalité historique. Si l’Histoire nous donne des exemples de défaites sans appel, tel n’a pas été le cas de l’URSS entre 1989 et 1991. Le système soviétique s’est effondré sur lui-même, du fait de ses contradictions internes aggravées par la politique occidentale de containment. Une décision prise par des dirigeants russes, biélorusses et ukrainiens a mis fin à l’URSS, avec en tête, l’idée de fonder une union slave délestée des républiques d’Asie centrale. Une fois passé l’effet de stupeur, la réaction de la classe dirigeante (les nomenklaturistes) et des « nationalistes soviétiques » aura été rapide. Remémorons-nous le rôle des militaires russes ou d’autres composantes du système sécuritaire dans les guerres du début des années 1990 : en Moldavie, en Géorgie et dans le Sud-Caucase (guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le Haut-Karabakh), au Tadjikistan encore.

Bien que réputés « gelés », ces conflits sont toujours actuels et ils ont accoutumé les esprits au démembrement des Etats qui ensont les victimes. Dans le cas de la Géorgie, on doit parler d’épuration ethnique, près de 250.000 Géorgiens ayant été chassés d’Abkhazie (des faits similaires se sont déroulés au Haut Karabakh). Enfin, la doctrine de « l’étranger proche », i.e. les revendications russes sur des voisins, est énoncée dès 1992. L’année suivante, elle est reprise à son compte par Boris Eltsine etAndreï Kozyrev, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, pourtant présenté comme « occidentaliste ». Bref, la situation actuelle doit être mise en perspective sur le plan historique. Les risques et menaces ne sont pas le fait de « fous de guerre » locaux qui prendraient leurs aises avec les consignes des autorités. Le politique et le stratégique priment sur la tactique. Dans une telle configuration, la portée de la communication est limitée : éviter tout emballement ou escalade après une collision accidentelle. L’essentiel relève de la diplomatie et de la stratégie, au sens le plus éminent.

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