La Russie, empire par défaut ou par intention ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine a justifié l'invasion de l'Ukraine au nom de la restauration de l'héritage impérial de la Russie.
Vladimir Poutine a justifié l'invasion de l'Ukraine au nom de la restauration de l'héritage impérial de la Russie.
©Alexey NIKOLSKY / Sputnik / AFP

Lente évolution idéologique

La guerre menée par Vladimir Poutine contre l'Ukraine est à la fois un conflit stratégique avec l'Occident pour remodeler l'ordre européen et un projet identitaire pour la Russie. Vladimir Poutine a justifié l'invasion au nom de la restauration de l'héritage impérial de la Russie. Pourtant, il s'agit d'une lente évolution. Ce thème s'est progressivement imposé.

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle est directrice et professeure de recherche à l'Institut d'études européennes, russes et eurasiennes (IERES), Elliott School of International Affairs, The George Washington University. 

À l'IERES, elle est également directrice du programme d'études sur l'illibéralisme, codirectrice de PONARS (programme sur les nouvelles approches de la recherche et de la sécurité en Eurasie) et directrice du programme Asie centrale de GW.

Marlène Laruelle est chercheuse associée à l'IFRI, l'Institut français des relations internationales.

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Atlantico : Dans votre article « Imperializing Russia: Empire by Default or Design ? », vous avez étudié l’emploi de la notion d’empire et son impact sur le statut de la Russie. Quelles sont vos principales analyses et conclusions sur la vision et l’usage de la notion d’empire par la Russie ?  

Marlène Laruelle : J’ai étudié la manière dont la Russie se projette dans l’espace post-soviétique. Avec la guerre aujourd’hui, la grande tendance est de faire de la tautologie. Certains experts reprojettent dans le passé ce qu’on observe actuellement. Cela conduit à avoir une vision de la Russie poutinienne qui aurait toujours voulu recréer l’empire. J’ai essayé de démontrer que cela était faux. La Russie a testé de nombreuses méthodes et utiliser de nombreuses références idéologiques pour achever sa domination sur l’espace post-soviétique. Comme la plupart ont échoué, en dernier ressort, le modèle impérial s’est imposé comme la seule option possible pour le régime de Vladimir Poutine.

Selon vous, quelles sont les « preuves » qui démontrent que la Russie a essayé ces autres méthodes et que cela a échoué ?

Dans le papier que vous mentionnez, j’ai notamment étudié et recensé les mentions du mot « empire » dans les discours de Vladimir Poutine. Le terme arrive vraiment à partir de 2011 et devient très important à partir de 2019, lorsque la situation se crispe autour du sujet ukrainien au Kremlin, et dans la tête de Poutine.

L’analyse des discours officiels montre que la Russie, il y a quelques années, ne se projetait pas comme une puissance fondée sur la référence à l’empire. La Russie avait une projection de puissance qui était plus moderne et qui passait par la domination économique,  le soft power, les influences médiatiques. Pendant une longue période, les élites russes ont sincèrement pensé que la conquête territoriale était dépassée et que cela ne se faisait plus, mis à part quelques groupes radicaux nationalistes. En 2014, l’annexion de la Crimée et la sécession dans le Donbass ont bouleversé cette approche, relançant l’idée du territoire comme un objet stratégique.

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Aujourd’hui, la manière dont sont gérés les territoires ukrainiens occupés témoigne de logiques contradictoires au sein même du Kremlin.  Seront-ils au cœur des négociations avec l’Ukraine ou s’agit-il d’une annexion territoriale complète comme la Crimée ? La Russie a-t-elle vraiment besoin de territoires ou s’agit-il d’un outil d’influence ? L’idée de la conquête territoriale sur le modèle impérial n’était pas le modèle d’influence qui était choisi au début du régime poutinien. Ce modèle s’est imposé au fur et à mesure des années, par défaut.

Puisque ce modèle s’est imposé plus qu’il n’a été choisi, les Russes savent-ils vraiment où ils vont ?

Il y a une grande part d’improvisation dans la manière avec laquelle le régime fonctionne, suivant les intuitions et les impulsions du leader, ainsi que les limitations structurelles auxquelles le Kremlin fait face (limitations économiques, limitations militaires). Poutine a énormément évolué en plus de deux décennies au pouvoir. D’après les observateurs qui connaissent bien le fonctionnement du Kremlin, le président russe a été très isolé durant la pandémie de Covid-19. Il s’est plongé dans les livres d’histoire. Il pense dorénavant dans la longue durée historique du pays, quel que soit le cout de sa décision sur le court et moyen terme. Il y a également tout un aspect messianique qui vient de sa propre transformation en leader autoritaire isolé ayant perdu contact avec le réel.

Le régime improvise donc énormément et prend des initiatives risquées. Cela a fonctionné en 2014 avec l’initiative stratégique de prendre la Crimée. En revanche, l’initiative actuelle en Ukraine coûte beaucoup plus cher à la Russie.

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Vous avez analysé les discours de Vladimir Poutine, l’occurrence du mot « empire » et scruté les références aux tsars. La figure de Pierre Ier est la plus citée. Comment expliquer ce choix et qu’est-ce que cela nous dit de la vision impériale ?

Il s’agit du tsar le plus connu dans l’histoire russe, une figure donc en soi très classique. Pierre le Grand est celui qui modernise l’empire et qui l’ouvre sur l’Europe avec l’apprentissage des techniques et de la modernité européenne (hollandaise et germanique principalement). Il a également gagné des guerres contre la Suède et a stabilisé l’empire. Il y a tout un mythe autour Pierre Ier qui a toujours existé dans l’historiographie russe. Mais il est intéressant d’observer que Vladimir Poutine, lorsqu’il le cite au début des années 2000, le mentionne pour son ouverture sur l’Europe et pour sa capacité à intégrer la Russie dans le concert des nations. Après 2011 et 2012, Vladimir Poutine le cite comme fondateur de la grande puissance russe, avec des références qui se militarisent de plus en plus. La figure de Pierre le Grand peut donc être employée avec une vaste gamme de références.

Au-delà des discours, est-ce que les faits ont suivi ? Les changements dans le discours se sont-ils accompagnés d’une évolution dans les actes ?

Oui, plus ou moins. La manière dont le Kremlin a tenté progressivement de rigidifier la lecture de l’histoire russe, d’interdire les lectures alternatives de l’expérience soviétique, de réhabiliter l’empire et de condamner les mouvements révolutionnaires du 19e siècle, tout cela participe de l’arrivée du thème impérial après 2014. On a également note de plus en plus initiatives historiques et muséologiques autour de la mémoire tsariste. Comme je l’ai dit, les années de pandémie semblent avoir radicalisé la vision qu’a le Kremlin. Il est toujours difficile de dire s’il s’agit du Kremlin comme un groupe ou de Vladimir Poutine en tant qu’individu.

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On note également des évolutions depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Dans les premières semaines, le régime avait l’idée qu’il pourrait prendre Kiev, faire tomber Zelensky et installer un gouvernement fantoche a sa solde. Il n’y avait pas l’idée d’annexer l’intégralité du territoire ukrainien. Au fur et à mesure que l’armée russe a montré ses limites et que la résistance ukrainienne, héroïque, a freiné l’avance russe, le Kremlin s’est adapté a la réalité du terrain. Ses objectifs stratégiques ont été transformés. Le régime improvise donc en fonction de ce qu’il se passe sur le front et de ses capacités financières et militaires.

S’il y a cette improvisation, qu’est-ce que cela peut laisser présager ? Les futurs événements sont-ils complètement imprévisibles ou sont-ils anticipés ?

La Russie est limitée par ses échecs sur le terrain, par sa capacité économique déclinante, et par des éléments internes au régime comme la pression grandissante des milieux les plus conservateurs ou nationalistes. La marge de manœuvre est donc limitée mais le régime peut encore s’adapter. Le discours officiel à la télévision reste malléable et s’adapte au cas par cas en fonction des événements. Par exemple, on sait que depuis avril la télévision parle beaucoup moins de « démilitarisation » et de « dénazification » de l’Ukraine et se concentre sur le thème de la défense des populations du Donbass et sur le soutien occidental à l’Ukraine. Il y a donc une vraie réactivité de la propagande russe aux réalités du terrain afin de toujours présenter la Russie en position victorieuse, moralement et militairement.

La rhétorique de l’empire peut-elle survivre à une guerre qui ne se passe pas comme prévu ou à la défaite ?               

Cette question est cruciale. L’enjeu pour le régime est de garantir que l’on pourra toujours présenter la solution au conflit comme une victoire pour la Russie, même si cela suppose des contorsions idéologiques de taille. Dans ce cas, il est probable que l’idée d’empire puisse survivre à une défaite relative car il s’agit d’un modèle de projection et de construction de l’identité nationale qui peut faire sens même pour une Russie vaincue--un empire de la revanche cultivant le ressentiment et le revanchisme.

Il ne pourrait perdurer si le régime s’effondrait entièrement, perdait la Crimée, et ferait face à une transformation de fond du pays. Pour l’instant, semi-défaite ou semi-victoire, le discours impérial semble s’être largement ancré dans la langue officielle. Au sein des élites, ce discours sur l’empire a le vent en poupe parce que beaucoup essayent de renchérir idéologiquement afin d’obtenir les faveurs du président. L’opinion publique russe, elle, a une vision beaucoup plus basique et moins idéologique du conflit, mais reste divisée par tranches d’âge : les plus âgés affichent un bien plus grand soutien à la guerre et a son explication idéologique que les jeunes générations, beaucoup plus en situation de doute et de désintérêt.

Est-ce que les éléments de l’empire qui sont mis en avant ont évolué sur le temps long des dix dernières années et à mesure que la guerre en Ukraine évoluait ?

Au début, l’empire était projeté à travers la notion de « monde russe ». Il s’agissait de l’empire comme d’un projet civilisationnel qui attirerait à lui des minorités diasporiques ou des groupes de compatriotes à travers le monde. Il s’agissait donc d’une attraction culturelle et volontaire, post-moderne, fondée sur l’idée d’influence globale. Un empire par culture, sans projection territoriale. Progressivement, la référence à l’empire s’est transformée pour se cristalliser sur le territoire : la conquête des espaces est mise en avant, mais aussi la conquête des hommes, car il semble que le régime soit soucieux d’intégrer des nouveaux citoyens. Les camps de filtration confirment en effet que la conquête de l’Ukraine est également pensée sur le plan démographique, comme un apport quantitatif de nouveaux citoyens.       

Quelle est la relation entre la logique d’empire et le communisme ?

Il s’agit d’un élément important qui est rarement perçu dans les discours occidentaux. La vision médiatique occidentale tend à confondre l’empire et l’Union soviétique comme s’il s’agissait d’un seul et même projet politique. C’est beaucoup plus complexe du côté russe. Revenir à l’empire, c’est déconstruire l’héritage laissé par l’Union soviétique (le fait d’avoir reconnu des groupes ethniques et de leur avoir donné des territoires et des droits culturels, même si limités). Vladimir Poutine a une vision positive de la grande puissance soviétique mais une vision négative de la politique des nationalités soviétique. Lorsqu’il fait référence à l’empire, il s’agit de l’empire pour décommuniser, pour recentrer autour du groupe ethnique russe majoritaire et pour faire perdre les territoires et les droits culturels conquis aux nationalités, non pas à l’intérieur de la Russie (car dans le cas il tend à exalter la diversité nationale, même si le pays s’est fondamentalement recentralisé) mais à l’extérieur : c’est ainsi qu’il a accusé l’Ukraine d’être construite sur des territoires donnés par les autorités sovietiques--dans sa vision, une transaction illégitime qu’il vient aujourd’hui résoudre.

La vision d’empire de Poutine constitue-t-elle une forme de cohérence ?

Cela dépend de la définition de « cohérence ». C’est un discours suffisamment souple pour être lu de différentes manières, avec des accents mis sur la longue durée historique, ou sur l’aspect civilisationnel, ou sur la conquête territoriale. C’est cohérent car c’est vague. Mais lorsque l’on s’attarde sur les éléments doctrinaux précis, c’est avant tout éclectique et contradictoire. Poutine dit vouloir décommuniser l’Ukraine, mais les administrations d’occupation érigent des statues de Lénine, que Poutine méprise, pour célébrer leurs conquêtes…

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