La politique de l'oxymore : comment ceux qui nous gouvernent masquent la réalité du monde<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
La politique de l'oxymore : comment ceux qui nous gouvernent masquent la réalité du monde
©

Bonnes feuilles

Le système a saturé tout l'espace disponible et est à l'origine de tensions de plus en plus fortes. Pour les masquer ceux qui nous gouvernent pratiquent la politique de l'oxymore. Forgés artificiellement pour paralyser les oppositions potentielles, les oxymores font fusionner deux réalités contradictoires : "développement durable", "marché civilisationnel", "flexisécurité", "moralisation du capitalisme", etc. Ils favorisent la destruction des esprits, deviennent des facteurs de pathologie et des outils de mensonge. Extrait de "La politique de l'oxymore", de Bertand Méheust, publié aux éditions La Découverte (2/2).

Bertand  Méheust

Bertand Méheust

Bertand Méheust est philosophe. Il est spécialiste de l'histoire de la psychologie.

Voir la bio »

SI LA CONTRADICTION et le conflit sont inhérents à tout univers mental, ils atteignent dans le nôtre une dimension inégalée à cause des tensions sans précédent dans lesquelles ce dernier se trouve placé, du fait du processus de saturation dans lequel il est engagé. Comme l’a écrit Michéa, la croissance est la « condition transcendantale de tous les équilibres libéraux ». Or nous savons désormais que la biosphère (que Ferry confondait, dans son livre de 1992, avec le cosmos, ce qui prouve qu’il n’avait pas compris à l’époque le minimum pour suivre le cours 1 !) est une pellicule fine et fragile, une sorte d’exception presque miraculeuse dans un environnement cosmique vide et glacé ; et que cette fragile biosphère ne pourra longtemps encore supporter une croissance continue sans s’effondrer. C’est cette contradiction fondamentale qui sous-tend toutes les autres. C’est pour masquer cette vérité incontournable que notre société multiplie les oxymores. Pour se cacher à elle-même cette horrible vérité, que son projet fondamental est insensé et intenable et qu’il mène l’humanité aux abîmes.

L’actualité nous montre tous les jours des exemples de cette division, qui coupe maintenant la droite en deux. Ainsi, à l’heure où j’écris ces lignes, le sénateur UMP Jean-François Le Grand reconnaît que la firme Monsanto a acheté ou tenté d’acheter des députés pour obtenir un vote favorable à ses intérêts et exprime ses craintes quant à la généralisation des OGM. Sur ce thème, la division au sein de l’UMP est devenue intenable : Bernard Accoyer, le président de l’Assemblée nationale, a réagi avec violence à cette dissidence en réaffirmant que « l’environnement, la santé, l’avenir de l’alimentation de l’humanité dépendent des biotechnologies ». Jean-François Le Grand a sauvé l’honneur de la droite, mais le triomphe de la tendance Accoyer ne fait guère de doutes 2.

Il s’agit donc de durer, coûte que coûte, en démultipliant les fantasmes, en faisant des technologies du mensonge raisonné une branche importante du savoir et un secteur vital de l’économie. On peut donc prolonger la tendance. Par quelque bout que l’on prenne la question on retombe donc sur le constat que tout concourt à ce que le système aille jusqu’au bout de sa logique.

Plus la tension va s’accroître, plus les usines de communication s’alimenteront aux ressources des sciences humaines et produiront des oxymores raffinés. Et plus l’on produira des oxymores, plus les gens, soumis à une sorte de double bind permanent, seront désorientés, et inaptes à penser et à accepter les mesures radicales qui s’imposeraient.

C’est ici le lieu de rappeler l’étymologie grecque d’oxymore, qui signifie « folie aiguë ». Utilisé à dose massive, l’oxymore rend fou, comme l’ont montré Gregory Bateson et Paul Watzlawick 3. Transformé en « injonction contradictoire » par des idéologues, il devient un poison social. Le langage exprime déjà ces tensions et cette fuite devant le réel. Une novlangue libérale dont la fonction principale est de gommer les réalités qui fâchent, les aspects de la condition humaine qu’il convient de masquer, est en train de prendre la suite de l’ancienne novlangue nazie ou communiste. Ainsi, on ne doit plus utiliser l’adjectif « noir » pour désigner une personne, mais employer le détour de l’anglais (un « Black ».) De même, à « apparence », mot fâcheux qui vend la mèche, on préfère l’anglais « look », qui prend une consistance positive. On ne coule plus un navire, on l’« océanise ». On ne parle plus de vieux, d’aveugles, de sourds, de fous, de cancéreux, de surveillants, de débiles, d’obèses, de bombardements de zones urbaines, sans recourir à des euphémismes. On ne parle plus de pauvres, mais d’« assistés ».

Le mot « durable » est devenu une clé de la communication, une sorte d’incitateur positif, censé déclencher le réflexe de consommation. Les banques proposent à leurs clients un « livret de développement durable ». On ne parle plus de politique, mais de « gouvernance ». On ne parle plus de rigueur, mais de « gestion rationnelle du budget de l’État ». Comme la banquise porte la marque des variations climatiques, la langue porte la marque des affaissements de la civilisation 4.

Extrait de "La politique de l'oxymore", de Bertand Méheust, publié aux éditions La Découverte, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !