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La laïcité, un concept français incompris aux Etats-Unis
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Bonnes feuilles

Au départ de ce livre, une indignation. Quand, en 2015, les réfugiés du Proche-Orient se sont présentés aux portes de l'Europe, nous avons entendu pour ne pas les accueillir les mêmes arguments que ceux qui furent opposés en son temps au père de l'auteur. Guy Sorman se livre ici à un exercice inédit : le tressage serré de l'autobiographie et de l'essai. Ce Franco-américain raconte ici avec entrain et cocasserie les épisodes les plus marquants d’une vie à cheval entre deux nations. Extrait de "J'aurais voulu être français", de Guy Sorman, aux éditions Grasset 1/2

Guy Sorman

Guy Sorman

Auteur d'une trentaine d'ouvrages traduits du Japon à l'Amérique latine, de la Corée à la Turquie et la Russie, élu en France et entrepreneur aux Etats-Unis, chroniqueur pour Le PointLe Monde et de nombreux journaux étrangers, Guy Sorman est un esprit libre dont les conceptions libérales prennent souvent à contrepied la droite comme la gauche en France. Son dernier livre J'aurais vioulu être français est paru chez Grasset, en octobre 2016.

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Sommé, souvent, par des Américains, d’expliquer ce que les Français entendent par laïcité, je suis bien en peine. Laicity, qu’on utilise parfois, ne veut rien dire et securalism implique une neutralité de l’État, tandis que la laïcité française est militante et obligatoire comme l’était le service militaire. La laïcité est, en vérité, une religion nationale, qui s’est substituée au catholicisme gallican à partir de la Révolution : une forme atténuée du Culte de la Raison que tenta d’imposer Robespierre. Cette laïcité a ses prêtres, le corps enseignant, « les hussards noirs de la République ». À l’instar de toute religion d’État, on excommunie, au nom de la laïcité, on bannit les comportements non conformes à la théologie dominante, telle que définie par la hiérarchie républicaine. Une République peu démocratique, puisqu’elle répudie a priori les contestataires : une femme voilée n’est pas laïque, donc elle n’est pas républicaine, donc elle n’est pas française. Le Haut Conseil à l’intégration, qui mesure le degré d’insertion des immigrés dans notre société, retient comme indicateur positif l’athéisme. Dans le dernier rapport publié, en 2013, on lit : « La proportion d’athées ou d’agnostiques passe de 19 % parmi les immigrés à 23 % parmi les descendants de deux parents immigrés et 48 % pour les descendants d’un seul parent immigré. » Ce Haut Conseil, nommé par le gouvernement, y décèle un signe très positif : devenir français exige de perdre la foi, surtout –  non-dit de ce rapport – si on est musulman. 

À ce critère de l’athéisme, j’opposerai une autre mesure fondée sur mon expérience de maire adjoint à Boulogne-Billancourt. J’ai, à ce titre, célébré des mariages pendant douze ans et constaté que dans la moitié des cas où la mariée était d’origine arabe – seul son nom le laissait paraître – elle épousait un non-Arabe, à m’en tenir au nom. Les statistiques ethniques étant interdites en France de manière à ce que nul ne sache de quoi l’on parle vraiment, il m’est apparu que le métissage opérait spontané- ment, sans que l’État s’en mêle, qu’il était indifférent que l’épouse fût athée ou pratiquante et que ce métissage, ce qui est constant dans tous les pays d’immigration, passait le plus souvent par les femmes.

La laïcité à la française conduit-elle ou non à une société plus civile que le Premier Amendement américain ? En France, toute femme voilée suscite d’emblée la méfiance, la suspicion populaire et celle de la police. N’ appartient-elle pas à une « communauté », par une sorte de double appartenance, fidèle à ses origines plus qu’à l’ État-nation français, où l’on est supposé renoncer à son passé ? Ce soupçon de communautarisme, antithèse de la Nation déifiée – comme c’est étrange –, ne s’applique qu’aux musulmans. À l’inverse, aux États-Unis, les femmes voilées, plus nombreuses qu’en France en raison de la diversité culturelle et d’une religiosité plus ouverte, n’attirent aucun regard : nul n’y prête attention. Entre l’intolérance française, sous couvert de laïcité républicaine, et la tolérance américaine telle que garantie par la Constitution, mon inclination est claire, entièrement fondée sur les conséquences concrètes de la tolérance en Amérique, à l’opposé du climat de suspicion qui hante la France. La tolérance n’est-elle pas excessive aux États-Unis et le Premier Amendement invoqué abusivement pour couvrir tous les comportements ? Certes, mais le Premier Amendement autorise le débat sur cette tolérance même ; en France, la laïcité, en théorie, n’interdit pas le débat, mais la contester est suspect. Êtes-vous vraiment français si vous doutez de ce dogme ?

Cette analyse critique de la laïcité et un éloge de la tolérance religieuse à l’américaine paraîtront, au lecteur animé d’un désir compréhensible de vengeance, après les attentats de ces deux dernières années, comme une position paradoxale, voire un goût spécieux pour la contradiction. Mais la contradiction est nécessaire. Il est regrettable dans le débat français que penser par soi-même soit l’exception tant il est plus confortable de penser comme tout le monde.

Ce phénomène, spécifique à la France, de la pensée unique, à un moment donné, a souvent été repéré et dénoncé, entre autres, par l’essayiste perspicace qu’est Jean-François Kahn. Chaque événement, surtout lorsqu’il est dramatique, suscite une pensée unique, ce qui est cohérent avec les fondements catholiques de la France et la théologie laïque qui lui a succédé : penser par soi-même confine à l’hérésie. Après l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, la France entière fut appelée à communier dans l’union des cultes et des cultures, sans distinction entre chrétiens, Juifs, musulmans et athées. Il eût été inconcevable de penser autrement ; toute dissidence vous renvoyait au Front national, vous rendait suspect de ne pas partager cet unanimisme. Depuis novembre 2015, une nouvelle pensée unique l’emporte : la France est « en guerre », y compris contre l’ennemi intérieur qui se trouve être l’islam. Douter qu’il s’agisse d’une guerre, que l’islam soit réellement la semence de la terreur et affirmer qu’il faille tout de même accueillir les réfugiés syriens fuyant cette terreur, voilà qui maintenant est hérétique. Cet évitement du débat, symptomatique de la pensée unique et du monolithisme théologique de l’intelligentsia, induit des réponses impulsives, simplistes, à des menaces réelles.

La pensée unique n’ est-elle pas la transposition du politiquement correct qui nous vient des États-Unis, que dénoncent les idéologues de la droite américaine et fran- çaise ? Non. Être politiquement correct exige de ne pas utiliser des termes et attitudes offensant certaines populations minoritaires et fragiles : ne pas dire nègre mais Afro-Américain est politiquement correct, parce que le mot ne renvoie pas au souvenir de l’esclavage. Être politiquement correct revient à ne pas nier la dignité des autres. La pensée unique, c’est le contraire : elle impose, du haut, via les médias, de se rallier à une conception uniforme de la société, sans égard pour les faibles, les minorités, les dissidents. La pensée unique contredit toute démarche rationnelle qui suppose, pour progresser dans la connaissance, de toujours prendre le contre-pied des théories dominantes, de s’attacher à les démolir pour en éprouver la véracité. L’esprit de contradiction, ce que Karl Popper, en termes plus savants, appelle la falsifiabilité, n’est pas une pathologie intellectuelle, mais une discipline nécessaire à l’intelligence des faits. Là encore, l’expérience milite en faveur du Premier Amendement contre l’esprit laïco-théologique. J’ai cité Popper, philosophe viennois devenu anglais, qui inspire la démarche de la plupart des chercheurs scientifiques, mais plus près de la tradition française, il nous suffit de renouer avec Madame de Sévigné écrivant à sa fille, en 1690 : « Pensez ce que vous voulez, mais pensez par vous-même. » J’aurais voulu être français à cette époque, le Grand Siècle.

Extrait de "J'aurais voulu être français", de Guy Sorman, publié aux éditions Grasset, octobre 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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