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La haine en ligne : une arme de destruction sociale
©Olivier Douliery / AFP

Bonnes feuilles

David Doucet publie "La Haine en ligne : enquête sur la mort sociale" aux éditions Albin Michel. Nous pouvons tous être la proie des réseaux sociaux. Dans nos sphères personnelles, professionnelles, familiales, un simple tweet peut faire de nous les accusés d'un tribunal populaire qui se substitue désormais à la justice. Dénonciations, humiliations, appels au licenciement, à la vengeance... la condamnation est irrévocable. Extrait 1/2.

David Doucet

David Doucet

David Doucet est journaliste et l'auteur de "Histoire du Front National" aux éditions Tallandier.

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Le caractère parfois monstrueux des usages des réseaux sociaux est trop largement sous-estimé. Il ne s’agit pas ici de faire le procès d’Internet, qui reste un formidable outil de démocratisation et de libération de la parole, comme l’a récemment prouvé #MeToo, mais de questionner les ressorts d’une intolérance qui continue irréductiblement de se répandre. Certes, le lynchage populaire, ce vieil atavisme répondant à nos bas instincts, n’a pas attendu l’ère numérique pour exister, mais il a aujourd’hui largement changé d’échelle. 62 % des citoyens français ont déjà été victimes de cyber-harcèlement, soit une augmentation de 10 points par rapport à 2018, ce qui fait de l’Hexagone le deuxième pays avec la plus forte hausse. Dans cette arène où règnent anonymat et l’instantanéité, le coût d’entrée sur le ring est nul et tout le monde peut basculer un jour ou l’autre dans le camp des lapidateurs… ou de ses victimes.

Ce phénomène met en lumière l’absence de considération des droits afférents aux personnes lynchées. Il n’existe aucun sinon très peu de recours ou de possibilité de réinsertion pour celles et ceux qui ont été humiliés publiquement. Qui irait embaucher quelqu’un dont la réputation en ligne est en lambeaux ? Si l’on cherchait à établir un parallèle historique avec cette mort sociale, il faudrait évoquer la peine d’indignité ordonnée en 1791 sous la Révolution afin de mettre à l’écart les mauvais citoyens qui avaient comploté contre le roi ou la nation –  à ceci près que le souverain est désormais autoproclamé, multiple et insaisissable. Enfermé dans un carcan de mépris, le condamné devenait un individu de seconde zone. Jean-Paul Marat, son théoricien, avait imaginé un « tableau d’incivisme » suspendu au milieu de la place publique avec les noms des proscrits afin de « sauver la France en repoussant des emplois de confiance tous les scélérats ». Aujourd’hui, tout laisse à croire que cette peine révolutionnaire a ressurgi des oubliettes de l’histoire puisque la plupart des recruteurs excluent de  facto toutes celles et tous ceux qui ont été éclaboussés sur la Toile. 85 % des DRH font des recherches en ligne sur les candidats. Au sein de ce vaste royaume de l’image, peu d’entreprises prendront le risque d’engager la leur pour sauver la vôtre. Pourtant la plupart des lynchés en ligne n’ont pour beaucoup commis aucun crime ou méfait. Ils ont simplement eu le malheur d’être « annulés » par des foules numériques déchaînées. « La plupart des accusations lancées par la cancel culture ne sont fondées sur absolument rien, nous confiait l’écrivain Bret Easton Ellis. Elles s’appuient sur une opinion, une rumeur ou des allégations souvent fausses. C’est une vraie menace pour nos libertés qui sont aujourd’hui mises à mal. Malheureusement, je ne vois pas la cancel culture reculer avec le temps. À l’inverse, je la vois se développer dans d’autres pays que les États-Unis, tel le vôtre. Au cœur de cette société de l’indignation et du blâme, il y a Internet, bien entendu. Internet est devenu fou et s’est transformé en vaste pugilat. Malheureusement, une bonne partie des médias l’ont suivi dans cette voie… ».

La montée des colères profite aux géants du web qui ne cachent plus que la polarisation et la conflictualité font partie de leur business model, tout en refusant de mettre en œuvre les moyens de modération qui seraient nécessaires pour l’endiguer. Tout cela interroge le rôle de Google, qui continue d’agir comme une cour de justice parallèle, autrement dit comme une instance décidant en dehors de toute juridiction qui a le droit de se faire oublier et d’obtenir ou non une réinsertion professionnelle et sociale. Le tout en s’abritant derrière un « droit à l’information du public » qui demeure totalement opaque. Cela nous oblige aussi à réfléchir à la responsabilité des médias qui s’alimentent de ces bad buzz, donnent une visibilité inconsidérée à ces micropolémiques et ne reviennent ensuite que trop rarement sur leurs erreurs de jugement une fois le lynchage opéré.

Cette atmosphère de fureur et d’indignation contamine l’espace public et révèle les tensions et fractures qui l’agitent à la façon d’un effrayant miroir. Pour Jérôme Fourquet, directeur du département « Opinion » à l’Ifop, cette flambée n’est qu’une des conséquences de l’émiettement de la société française qu’il avait théorisé dans son ouvrage L’Archipel français. « Les réseaux sociaux sont l’un des terrains où cette fragmentation est la plus palpable, analyse-t-il. Le web reflète la montée en puissance des mécanismes d’individualisation. Aujourd’hui, les gens n’appartiennent plus à une Église ou à un parti, mais à des tribus fragmentées autour de leurs identités personnelles ou collectives. Cette société d’individus regroupés en îlots est dopée par les réseaux sociaux où chacun juge ou se sent jugé pour lui-même ou pour l’appartenance à son groupe. La moindre parole de travers est vécue comme une atteinte à ces identités et cela génère une escalade des tensions et des conflits . »

Ces accès de fièvre et d’émotions virales bousculent l’agenda politique et médiatique. Les journalistes et les politiques courent trop souvent après ces effets de meute au lieu de s’en départir. Comment s’étonner dès lors que les condamnations remplacent les discours nuancés et que la morale soit devenue aussi hégémonique dans l’espace public ?

Sans doute conscient des périls de ce dévoiement, Emmanuel Macron s’est ému de la dégradation du climat sur Internet lors de ses vœux à la presse au début de l’année  2020. Le président de la République s’en est vertement pris à « l’esprit de lapidation » et à « l’espèce d’ordre moral autoproclamé » qui s’observe sur les réseaux sociaux. « Quelque chose s’installe, collectivement, dans la sphère politique et médiatique, qui doit nous préoccuper et qui, je le crois, doit devenir un sujet de réflexion pour votre liberté », a martelé Emmanuel Macron en prenant l’exemple du New York Times qui a décidé de renoncer à ses célèbres dessins de presse, après des polémiques déclenchées sur le web. Patrick Chappatte, l’un des dessinateurs de l’emblématique quotidien américain, avait réagi à cette décision en dénonçant cette « horde moralisatrice qui se rassemble sur les médias sociaux et s’abat comme un orage subit sur les rédactions, oblige les éditeurs à prendre des contremesures immédiates, paralyse toute réflexion, bloque toute discussion ». Et le caricaturiste suisse de pointer du doigt le rôle pernicieux de Twitter, sur lequel « le ton de la conversation est donné par les voix les plus déchaînées, et les foules en colère suivent. » Il y a urgence. Les lumières s’éteignent. Chaque jour, nous célébrons les obsèques de la nuance et des échanges courtois. La brutalité en ligne et ses effets de disqualification sociale sont tellement lourds de conséquences que ce sujet devrait faire l’objet d’un véritable débat national. Il semble même difficile, pour les acteurs politiques, de ne pas construire un programme citoyen sans prendre en compte cette justice folle et cette montée inexorable de la violence qui foule aux pieds nos repères communs. Comment y répondre ? La question préoccupe tant les médias que les pouvoirs publics, pris de court par le phénomène. Faut-il contraindre les géants du web à éponger les dégâts causés en temps réel par les messages haineux via un véritable travail de modération ? Doit-on réfléchir à l’instauration de cours d’éducation sociale ou numérique et de davantage d’ateliers de sensibilisation au harcèlement dès le plus jeune âge à l’école ? Faut-il favoriser cet observatoire de la haine en ligne annoncé en juillet 2020 par le CSA afin d’apporter du contexte et de la remise en perspective à chaque départ d’incendie ?

Le 18 juin 2020, l’essentiel de la loi dite Avia censée lutter contre la haine sur Internet a été censuré par le Conseil constitutionnel après avoir été largement pourfendu par la Commission européenne et ses détracteurs, qui la jugeaient liberticide et ultra-répressive. Le texte souhaitait notamment obliger les plateformes et les moteurs de recherche à retirer sous vingt-quatre heures – et même dans l’heure pour les images pédopornographiques et les documents faisant l’apologie du terrorisme  – les contenus « manifestement illicites » qui leur sont signalés, sous peine de fortes amendes. Les juges du Conseil constitutionnel craignaient que les réseaux sociaux soient amenés à « surcensurer » des contenus légaux pour éviter les sanctions.

Depuis ce camouflet politique, très peu de solutions ont été avancées pour répondre à la haine en ligne. Et si la législation peut évoluer et que des formes d’autorégulation peuvent apparaître, cette cour de justice à ciel ouvert continue de faire quotidiennement son lot de victimes. Internet est aussi une machine à broyer les gens et s’il existe des exemples de résilience, nombreux sont ceux qui n’ont pas les ressources morales, financières ou familiales pour surmonter cette épreuve. Les moins dotés en capitaux culturel et numérique sont les principales victimes de cet âge du lynchage. Qui se soucie aujourd’hui du sort d’Amandine, la jeune rappeuse de l’Isère ? Dans le silence, celui des cours d’école ou des villages, trop nombreux sont ceux qui plient sous le poids de l’infamie, s’isolent et pour certains finissent par prendre la décision tragique de mettre fin à leurs jours.

Difficile de déterminer combien de temps cette ère anxiogène sera amenée à durer. Cette époque interroge aussi notre société sur sa capacité à oublier mais aussi à pardonner. Tout le monde a commis des erreurs en ligne, cela semble presque inévitable, et celles-ci ne devraient pas nous définir et nous condamner sans appel. C’est en substance ce qu’a tenté d’expliquer l’actrice féministe Jameela Jamil, connue pour son rôle dans la série The  Good Place, en octobre 2019. « Ce que nous recherchons parfois dans notre société, c’est la pureté morale et nous ne la trouverons jamais, expliquait-elle sur le plateau de The  Daily Show animé par Trevor Noah. Tout ce que vous pouvez trouver, c’est le progrès et non la perfection et c’est ce que nous devrions tous viser. Il y a dix ans, ma pensée était problématique et il y avait beaucoup de choses que je ne savais pas et que je ne comprenais pas. Si j’avais été “annulée” à ce moment-là, je ne serais jamais devenue quelqu’un qui passe toute sa vie à se battre pour les droits des femmes et les droits des personnes marginalisées et qui est maintenant en mesure de demander à Instagram et à Facebook de changer leurs habitudes. »

La remise en cause des géants du web ne doit pas exonérer la responsabilité de chacun devant son écran. Le droit pénal trouve son origine dans l’abandon de la vengeance. Quand la morale devient supérieure au droit et que la vindicte se mue en habitude, cela mène rarement à une société meilleure. Internet repose sur les vertus de ses utilisateurs. Il tient donc à chacun de contribuer au bien commun plutôt qu’aux jeux du cirque. Il ne faut jamais perdre de vue que cette haine en ligne est notre propre haine, individuelle et collective. « Je n’ai jamais hué personne », a écrit le poète Bernard Delvaille. Qui peut se targuer d’en dire autant ?

Extrait du livre de David Doucet, "La Haine en ligne : enquête sur la mort sociale", publié aux éditions Albin Michel 

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