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La France et la croissance, oui c'est possible mais François Hollande peut-il réussir à entraîner dans son élan la technostructure dépressive qui a cessé d'y croire ?
©Reuters

Positive attitude

François Hollande a affiché un volontarisme qu'on ne lui connaissait pas durant la deuxième conférence de presse de son mandat. "Je veux passer à l'offensive " a-t-il déclaré ... Mais le président de la République en a-t-il encore vraiment les moyens ?

Eric Deschavanne,William Genieys et Eric Verhaeghe

Eric Deschavanne,William Genieys et Eric Verhaeghe

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche au CNRS, directeur adjoint du CEPEL U.M.R. 5112 CNRS/Université Montpellier 1. Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010).
 
Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : François Hollande a tenu jeudi sa deuxième grande conférence de presse renouant avec le volontarisme de sa campagne présidentielle malgré la récession et des sondages au plus bas. Il a notamment fait du chômage sa priorité et annoncé une offensive européenne. Mais il semble surtout qu'il ait voulu inciter à reprendre le dessus, à sortir de la résignation. Quelles sont aujourd'hui ses chances de rallier les élites françaises à ce constat ?

William Genieys : Le chômage était déjà une priorité avec Raymond Barre en 1978, et je ne crois qu’il y ai un gouvernement qui s’en soit départie, on pourrait pousser l’euphémisme et dire qu’aujourd’hui c’est une priorité prioritaire. Quant à l’offensive européenne, pour nos partenaires allemands, elle va certainement être conditionnée aux réformes structurelles que l’on nous demande de faire. Par ailleurs, le discours du président Hollande cible peut-être plus l’opinion publique que l’appareil d’Etat qui après avoir montré un certain éloignement vis à vis du président est peut-être encore derrière un homme qui est issu de son sérail. D’ailleurs, peu de groupes de pressions du type Gracques et autres, se sont manifestés récemment.

Eric Verhaeghe : Je ne poserais pas le problème des élites françaises en terme de résignation, mais en termes d'égoïsme et de déficit de responsabilité. Il me semble que beaucoup, parmi les "décideurs" français, sont assez conscients de l'impasse où la France se trouve. Mais les "décideurs" sont prisonniers d'une logique de Cour du même ordre que celle qui prévalait dans les années 1780 : personne ne veut faire le premier pas pour changer les choses, personne ne veut prendre l'initiative, et personne ne veut sacrifier ses intérêts immédiats. Dans ce jeu étrange où tout le monde se tient par la barbichette, le processus de décision est dilué entre tous les capitaines de tranchée qui ont été recrutés pour ouvrir les parapluies, serrer les ceintures et les bretelles à tous les étages de la décision collective.

Les incidents du Trocadéro en sont l'exemple flagrant. Manifestement, les 800 CRS déployés pour encadrer la "fête" ont quitté la place pour éviter le risque d'un affrontement avec les casseurs qui aurait pu déboucher sur une bavure. Aujourd'hui, les décisions collectives sont guidées, ou plutôt entravées, par la peur de devoir assumer des responsabilités. 

Ce constat vaut largement dans les entreprises, autant que dans les administrations. Il existe un mythe forgé de toutes pièces quant aux entreprises, que beaucoup de lecteurs d'Atlantico aiment véhiculer d'ailleurs : l'entreprise serait parée de toutes les vertus simplement parce qu'elle est une entreprise. Or, les entreprises françaises aiment des tropismes pas totalement compétitifs. Beaucoup d'actionnaires imposent un profil de dirigeants plutôt frileux, adeptes d'un management à l'ancienne, qui clive les exécutants et les "penseurs". La France ne retrouvera sa prospérité que cette page de la division inepte du monde entre maîtres et dominés au sein des entreprises sera tournée.

Eric Deschavanne : Après une campagne électorale prudente, durant laquelle il a évité de faire des promesses trop coûteuses, François Hollande assume de manière de plus en plus affirmée une orientation sociale-libérale. Il est bien entendu contraint par les circonstances : dépourvu de marges de manoeuvre budgétaires, contraint par les engagements européens de la France, il n'a d'autre choix que de mettre en oeuvre des réformes de structure afin de tenter de concilier réduction des déficits et restauration des conditions de la croissance. Son problème n'est pas de rallier les élites. Une telle politique est en effet préconisée par les élites de gauche depuis fort longtemps ; songeons par exemple à tous ces rapports qui portent le nom de personnalités de gauche : rapport Camdessus, rapport de la Comission Attali, jusqu'au rapport Gallois en passant par ceux de la Cour des comptes présidée par Didier Migaud. Le problème est que cette orientation des élites heurte de plein fouet les attentes de l'électorat de gauche. La réforme la plus symbolique sera à cet égard celle des retraites, dans la mesure où le peuple de gauche est vent debout depuis vingt ans contre toute réforme allant dans le sens d'un allongement de la durée de cotisation. François Hollande est condamné à décevoir son propre camp et donc à devoir assumer une forte impopularité jusqu'à la fin de son quinquennat.

Les élites ont-elles cédé au "déclinisme" ? Ont-elles privilégié la gestion de la pénurie à la recherche de la croissance ? En quoi cela a-t-il pu freiner la France ?

William Genieys : Le « déclinisme », ou son opposé le « gloriolisme », est une sorte de chiffon rouge que certains intellectuels, voire des hauts fonctionnaires, agitent de temps en temps pour capter l’attention du public, mais il conduit souvent à masquer les vrais problèmes tout en proposant des solutions souvent impropres. Par contre, je ne suis pas d’accord avec l’opposition que l’on fait, par raccourci, entre gestion de la pénurie et recherche de la croissance. Elle est du même bois que celle que je viens de mentionner plus haut. La question est : quels investissements peut-on faire pour relancer la croissance avec une dette publique déjà massive ? Par contre, ce qui est clair et contraire aux idées reçues bien françaises, c’est que les élites de l’Etat français dans leur grande majorité se sont rangées et cela depuis au moins trente ans sur la ligne de la contrainte budgétaire. Et cela pour une raison très simple, c’est qu’il y va de la survie de notre Etat et de son articulation avec la société civile française ; et non pour un quelconque alignement derrière l’idéologie néo-libérale. Par contre, ce qui est certain c’est que cet instrument de régulation des politiques publiques est devenu central pour les élites qui souhaitent développer un Etat durable. C’est d’ailleurs autour de ce référentiel sur lequel les élites d’Etat, souvent lâchées par la classe politique, affirment leur nouvelle autorité.

Eric Verhaeghe : Je vais dire des abominations qui passeront probablement pour des provocations. Mais il y a une fracture profonde dans notre vision du monde depuis 60 ans. Au sortir de la guerre, les élites françaises ont volontiers faite leur une conception de la nation essentiellement tournée vers un grand gloubi-boulga européen où nos aspérités historiques ont été gommées et occultées. Il n'était plus de bon ton d'être attaché à une place première de la France en Europe, et l'idée s'est imposée d'un système multilatéral où la relation avec l'Allemagne est devenue un objectif en soi. Mais l'Allemagne... c'est une invention française. Sans la Confédération du Rhin inventée par Napoléon, l'unité allemande n'aurait probablement pas connu le sort à la fois tragique et triomphant qu'on lui connaît aujourd'hui.

Depuis 60 ans, ce rappel du rôle essentiel qu'a joué le projet impérial français dans la prospérité du continent est devenu un tabou ou une grossièreté. Pourtant, essayons d'imaginer un instant ce que serait l'Europe fondée sur les principes qui furent ceux de l'Empire, c'est-à-dire une Europe débarrassée de ses vieilles monarchies phagocytantes, aspirant à une unité républicaine concevant le continent comme un tout de Séville à Varsovie, et de Brest à Athènes. 

Cela suppose d'en finir avec la haine de soi qui habite la France depuis la décolonisation. Ce phénomène n'a touché ni le Royaume-Uni ni l'Allemagne. On a beaucoup dit que les Allemands portaient la honte d'Auschwitz. Toujours est-il que, dès qu'ils l'ont pu, ils ont proclamé Berlin capitale de l'Allemagne réunifiée, et ils se sont placés sous les auspices de Frédéric II, qui fut probablement l'un des plus grands impérialistes prussiens. Les Allemands n'ont aucun complexe à imposer à l'Union Européenne des règles du jeu qui les favorisent et assurent leur domination sur le continent. Le handicap des élites françaises dans ce contexte, c'est leur incapacité à assumer le rayonnement historique de la France.

Eric Deschavanne: Le problème est politique : c'est le peuple français qui refuse l'adaptation à la mondialisation. Les dirigeants politiques, par démagogie, ont fait le choix de tirer la croissance par la consommation, donc par la dette. Après quinze ans de désindustrialisation, devant la montée massive du chômage et la nécessité de la rigueur budgétaire, le réveil est douloureux; mais on peut aussi considérer que les conditions d'un sursaut sont enfin réunies.

A quelles conditions cette détermination affichée du président pourra-t-elle vraiment se transformer en actes concrets ? Comment pourra-t-il entraîner l'ensemble de l'appareil d’État ?

William Genieys :La comparaison avec les Trente Glorieuses est intéressante parce que nous vivons actuellement la même problématique mais en négatif. En effet, à l’époque le volontarisme politique affiché était relayé par le plan Marshall et la planification dans un pays riche doté de colonies et soumis au plein emploi. De surcroît  surtout après l’arrivée au pouvoir du général De Gaule qui imposa sa conception de l’Etat fort, il y avait un classe politique gérant sa diversité et une haute fonction publique traduisant en politique la volonté du président. Aujourd’hui, la situation est radicalement différente à tous les niveaux, même si la France apparaît encore comme la cinquième puissance mondiale. Le leadership politique du président Hollande, malgré l’affichage de son volontarisme, ne va trouver le même écho dans une société civile très divisée politiquement à droite comme à gauche et minée par un chômage important. De plus, la structure même des élites d’Etat a changé là où la figure du serviteur de l’Etat et de l’intérêt général s’est progressivement effacée laissant place à l’image d’une technocratie inefficace. Ce qui est bien sûr complètement faux car les élites d’Etat en France ont mené sur bien des fronts, comme celui de la réforme de l’Assurance maladie ou encore la réforme du format des armées, des combats qui ont permis au modèle français de s’adapter. Néanmoins, ces élites d’Etat sont souvent mises à l’index comme les "tenantes de la politique d’austérité" ou encore de l’orthodoxie budgétaire alors qu’elles sont animées par le principe de réalité et de durabilité de notre système. Elles se trouvent ainsi aujourd’hui plus en décalage avec le pouvoir politique que durant les Trente Glorieuses. De toute façon, le volontarisme affiché par la président Hollande devra trouver un écho favorable auprès de ces élites si il souhaite qu’il se traduise par la mise en œuvre de politiques publiques efficientes. Mais ce qui en sûr en revanche, ce que les élites d’Etat n’assumeront des politiques dispendieuses et inefficaces.


Eric Verhaeghe : De mon point de vue, le président de la République pourra faire tous les discours qu'il voudra, tant qu'une modification en profondeur, et probablement brutale, des élites publiques n'aura pas été entreprise, la réforme sera en échec en France. On aime bien faire croire que ce sont les Français d'en-bas qui bloquent les réformes. Je pense le contraire : la France ne se réforme pas, parce que les élites ne veulent pas la réformer. Ou en tout cas ne sont pas prêtes à payer le prix personnel de cette réforme.

La voie à suivre, chacun la connaît pourtant : dépolitiser la haute fonction publique en pénalisant les allers-retours entre cabinets ministériels et services actifs, défonctionnariser l'assemblée nationale en contraignant les fonctionnaires à démissionner de la fonction publique lorsqu'ils sont élus, licencier les directeurs d'administration centrale qui n'atteignent pas leurs objectifs financiers. Ces trois décisions salutaires auraient un effet extrêmement rapide sur la réforme de l'Etat et la prise de responsabilité au sein des élites.

Eric Deschavanne: Le président risque en effet de se heurter à toute une série de résistances : résistance des élus et de l'administration face aux exigences de la réforme de l'Etat, résistance des syndicats face aux réformes des retraites, du marché du travail et de la formation professionnelle, etc. Politiquement, il devra affronter sa propre majorité et faire face aux déconvenues électorales, avec le risque de voir une partie de son électorat se tourner vers le Front National. Il n'est donc pas sorti de l'auberge, d'autant que, sauf reprise mondiale, il est peu probable qu'il puisse bénéficier des fruits d'une politique courageuse, quand bien même elle se concrétiserait. L'objectif le plus ambitieux que François Hollande ait affiché, la mise en place d'un gouvernement économique européen, constituerait s'il se concrétisait une formidable réussite politique aux retombées considérables. Sa réalisation, qui dépend de l'adhésion des gouvernements et des peuples européens, ne paraît toutefois pas garantie, c'est le moins que l'on puisse dire.

Ce discours peut-il finalement marquer une rupture ? Les dirigeants français sont-ils enfin mûrs pour faire le deuil du monde révolu des Trente Glorieuses et élaborer un nouveau logiciel de pensée ?

William Genieys : Le problème actuel des élites politiques françaises, j’entends par-là les élus quel que soit leur mandat, est qu’elles sont confrontées à un processus de "déprise" sur les politiques. Ce phénomène n’est pas nouveau mais il s’est accentué sous le double effet "crise/mondialisation" et celui de stratégies de communication politique absurdes. Rappelons-nous du « Changement c’est maintenant » ou encore de « La France forte », ni l’un ni l’autre ne sont advenus. Notons que les citoyens français sont solidaires de leur élites car au fond il se complaisent dans un déni de réalité qui n’a pour finalité que la sauvegarde d’intérêts particuliers. Partant de là, la classe politique dans son ensemble joue sur la large palette populisme en prétendant garantir le devenir de notre « système de bien-être » sans passer par la case des réformes structurelles.

Ils n'y sont pas prêts puisqu'ils renoncent face au coût politique des réformes susceptibles de nous remettre sur la voie de la croissance. Tous les diagnostics ont été posés par les experts divers et multiples, les comparaisons avec les modèles allemand ou suédois également, mais in fine, la France est présentée par ces élites comme si différente, si attachée à son "exceptionnalisme" qu’elle devient allergique à tout changement. Et le célèbre bon sens des citoyens se traduit par une adhésion massive à cet état de fait qui fait de la France un pays qui regrette son Ancien Régime. Pour les enfants de 1789 que nous sommes, c’est quand même un comble.

Eric Verhaeghe : Il me semble que François Hollande n'a fait, pour l'instant, qu'effleurer les sujets et reste bien en-deçà des promesses de campagne qu'il avait faites, dont certaines sont salutairesPrenons l'exemple de la simplification : l'une des principales complexités françaises tient à la fiscalité. On avait parlé, un temps, de grande réforme fiscale dont l'un des piliers consistait à transformer les cotisations sociales en recettes fiscales. Ce sujet est enterré, alors qu'il constitue probablement le chantier indispensable à la modernisation du pays. 

Pour le reste, la question de l'emploi demeure une belle manifestation de la nostalgie pour les 30 Glorieuses. Bien entendu, il faut lutter contre le chômage. Mais sommes-nous sûrs que nos politiques de l'emploi n'occulte pas le sujet essentiel du siècle que nous avons entamé: le salariat qui fut inventé il y a deux cents ans est sur le déclin, parce qu'il ne correspond plus à la physionomie de la société qui s'annonceDe mon point de vue, notre société est dans une phase de transition profonde. Nous passons d'un monde industriel à un monde post-moderne où nous devons réinventer notre identité. Je n'ai rien entendu de tout cela dans le discours présidentiel. J'ai plutôt entendu l'idée qu'on voulait remettre la France dans l'Etat où Lionel Jospin l'avait quittée.

Eric Deschavanne: Plutôt que de rupture, il faut parler de tournant. L'orientation en faveur de la politique de l'offre et de la réduction des dépenses publiques se décante progressivement, à travers moult compromis, atermoiements et décisons parfois contradictoires. Le fait qu'une telle orientation soit assumée par un gouvernement de gauche est évidemment déterminant. Le véritable enjeu est toutefois de convaincre les Français de sa nécessité. La défiance à l'égard de la mondialisation, de l'économie de marché et de l'entreprise reste très importante. Une économie susceptible de générer croissance et emploi, dynamique, ouverte, compétitive, fondée sur l'innovation technologique et l'initiative économique, présuppose l'acceptation du mécanisme de la "destruction créatrice", autrement dit le consentement à la destruction des emplois dans les secteurs en déclin : on n'en est pas encore là.

Et les Français ?

Eric Verhaeghe : Je suis infiniment confiant dans les Français, qui ont très bien compris que les fondements de la société avaient changé, mais que nous demeurions gouverner par des gens du vingtième siècle. Je pense que les Français ne tarderont pas à agir pour que cet état de fait change, et que les réformes soient enfin possibles.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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