La famille, l’autre front de la lutte anti-terroriste : les leçons des 2 fratries de Bruxelles, celle des 2 kamikazes et celle du kamikaze et du champion belge de taekwondo<!-- --> | Atlantico.fr
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Mourad Laachraoui, sportif belge et frère du kamikaze Najim Laachaoui
Mourad Laachraoui, sportif belge et  frère du kamikaze Najim Laachaoui
©REUTERS / Christian Hartmann

L’un reste, l’autre part

Selon des travaux universitaires, l'influence du groupe auquel appartiennent les islamistes les incitent à commettre des attentats suicide. Le premier de ces groupes est souvent la famille, au sein de laquelle peut s'opérer la radicalisation comme le montre l'existence de liens familiaux entre plusieurs des auteurs des derniers attentats ayant frappé l'Europe. Exception (qui confirme la règle ?) : le frère de l'un des terroristes de Bruxelles est un médaillé olympique belge de taekwondo n'ayant rien à voir avec le djihad.

Atlantico : Des travaux menés par l'Université du Texas indiquent que la religion ou l'idéologie ne sont pas les moteurs premiers d'un attentat suicide, mais que l'appartenance à un groupe fait bien plus à ce niveau. Une fois ce constat posé, que peut-on apprendre de la famille Laachraoui, dont l'un des frères – Mourad – est un sportif reconnu, pratiquant le taekwondo sous les couleurs belges, et l'autre – Najim – s'est fait exploser le 22 mars à Bruxelles ? Quel rôle joue la sphère privée, et particulièrement familiale, dans la radicalisation ou non d'un individu ?

Farhad Khosrokhavar : Le rôle que peuvent jouer les sphères privées et familiales dépendent beaucoup des individus. Prenons l'exemple des frères Merah : dans leur radicalisation, la sphère familiale a joué un rôle fondamental dans la mesure où la famille était décomposée. Le père était absent, Abdelkader Merah – son grand frère – était violent avec son petit frère Mohamed. On sait également que la sœur de Mohamed Merah, Souad Merah, l'a encouragé dans sa radicalisation. Indéniablement, la décomposition de la sphère familiale a joué un rôle essentiel dans sa radicalisation.

Dans le cas des frères Kouachi, nous savons pertinemment aujourd'hui que le cadet – Chérif – a eu un rôle important dans la radicalisation de son frère aîné, Saïd. Par conséquent, c'est à Chérif que revenait le rôle de "dirigeant". Ici également, on constate sans mal comment le lien familial peut pousser deux frères à se radicaliser. Le frère cadet a été incarcéré à Fleury-Mérogis, où il a développé des relations avec Djamel Beghal, figure importante et charismatique du djihadisme. Là également, les deux ont été impliqués dans un voyage au Yémen. Ce phénomène familial - la fratrie - a joué un rôle essentiel.

Dans le cas des deux frères Laachraoui dont vous parlez, les trajectoires sont effectivement différentes. Cependant, l'appartenance à une famille, à la délinquance, au grand banditisme, et dans certains cas la volonté de créer un clan autour d'une vision religieuse radicalisée joue régulièrement un rôle. De la même manière qu'ils ne sont qu'un cas parmi d'autres, l'étude de l'Université du Texas que vous évoquez n'en est qu'une parmi d'autres. Dans la radicalisation, l'adhésion à un groupe est fondamentale mais l'idéologie peut également jouer un rôle très important. La place de cesdits rôles diffère d'un individu à l'autre. Quoiqu'il en soit, il existe une constance : la fratrie est très importante, ne serait-ce que parce qu'elle permet une instrumentalisation aux mains des groupes djihadistes comme l'Etat islamique. En outre, la relation entre deux frères échappe facilement à la vigilance policière. Le sang ne ment pas. Par conséquent, ces relations sont très prisées par les groupes radicaux, mais également par les individus. Et pour cause : l'un des frères joue toujours un rôle plus important que l'autre et entraîne son cadet (ou son aîné) sur la voie.

La sœur, je l'ai souligné, peut aussi avoir sa place dans ce processus. Souad Merah, pour ne citer qu'elle, semble avoir eu un rôle très important dans la radicalisation de son frère. La soeur n'est cependant pas la seule femme susceptible de jouer ce rôle : prenons l'exemple d'Amedy Coulibaly dont la femme Hayat Boumeddiene a fortement contribué à sa radicalisation. Notons d'ailleurs qu'elle a décidé de partir en Syrie une semaine avant qu'il n'intervienne : cela témoigne de l'autonomie de cette dernière. La tuerie au Texas de San Bernardino à laquelle participaient Tashfeen Malik et son mari, Syed Rizwan Farook illustre également un rôle plus actif des femmes. La soeur, la femme, la cousine (repensons à la cousine d'Abaoud qui l'avait aidé à trouver un appartement après les attentats de Paris)... Elles peuvent et sont amenées à jouer un rôle. Je crois d'ailleurs, compte-tenu du fait que sur les 5000 djihadistes partis, 600 à 700 sont des femmes, que leur rôle va aller croissant.

Le rôle que joue la famille peut être très diversifié. Il est susceptible d'être incitateur, de représenter un soutien, un encouragement ; comme cela a été le cas dans la fratrie Merah. Souad disait de Mohamed qu'elle était fière de lui. Son frère, Abdelkader, est aujourd'hui accusé d'être venu en aide au tueur. Il apparaît clairement que la famille joue potentiellement un rôle important, aux côtés de ce que j’appellerais le rôle "individuel". Souvent, la radicalisation se fait sans intervention de la famille, voire à à son insu. C'est encore aujourd'hui ce modèle qui "domine". Mais la scène familiale est parfois mise à contribution pour la mise en oeuvre du terrorisme.

Comment expliquer que dans le même cercle familial, deux frères ayant reçu une éducation comparable prennent des trajectoires à ce point différentes ? Quels sont les facteurs qui interviennent et dans quelle mesure sont-ils encore trop ignorés ?

Il me semble que cela est due à la faiblesse psychologique de l'un et à la force de l'autre. Dans le cadre de la radicalisation d'une fratrie, on constate souvent le même modèle : l'un est plus fort psychologiquement, et l'autre est sous la domination psychologique du premier. Il faut comprendre que même si deux frères choisissent des voies différentes, la relation entre frères peut être de telle nature que l'un pourra tout de même influencer l'autre. Dans le cas d'Abaoud, par exemple, on sait qu'il a emmené son petit frère de treize ans en Syrie. Ces formes d'influence s'exercent malgré des biographies différentes. Les fraternités jouent en dépit de cela. Aussi, quand Mourad Laachraoui, champion belge de taekwondo reconnu à l'internationale, se désolidarise de son frère Najim Laachraoui qui a participé aux attentats de Bruxelles, c'est clairement qu'il était plus fort psychologiquement, au moins assez pour ne pas tomber sous l'influence de Najim.

Il y a aussi parfois des réactions de rejet, des formes de dés-identification. Tout cela existe et peut avoir lieu. Par ailleurs, dans la majorité des cas, les jeunes en proie à la radicalisation n'en font pas état auprès de leurs familles. Cela se fait le plus souvent à l'écart.

Souvent, ces familles sont en situation de crise. Le rôle du père, pour une raison ou pour une autre, n'est généralement pas clair. Dans ce contexte, un frère peut s'attribuer ce rôle et s'en servir pour influencer d'autres frères. La démission du père joue un rôle primordial dans ce processus. C'est très parlant dans la fratrie Merah dans laquelle le père est absent et le grand frère l'intimide et exerce sur lui de la violence... De même, quand on place des jeunes en foyer et que le père est donc très effacé, cela n'est pas sans comporter des risques. En cas de démission de la figure paternelle, dans une situation de crise de la cellule familial, les substitutions de rôles sont facilitées. Dès lors, c'est aussi le cas de la radicalisation, ou l'un des frères peut plus ou moins assumer le rôle d'un père absent, démissionnaire, parti, etc.

Ce combat, celui mené contre la radicalisation islamiste, peut-il se gagner si on se contente de le mener uniquement en dehors des familles ? Comment interagir en leur sein même pour préserver certains jeunes du passage à l'acte terroriste ?

Encore une fois, dans l'écrasante majorité des cas, la radicalisation s'effectue en dehors de la famille. Souvent, le rôle de la famille est quasiment nul. C'est également vrai pour la question de sa contribution à la mise en oeuvre d'attentats, qu'elle ignore dans la plupart des cas. Les situations de fratries sont encore minoritaires et dès lors on ne peut pas incriminer la famille, la rendre responsable des exactions.

Ce qu'il est possible de faire, néanmoins, est très difficile à mettre en oeuvre. Une crise familiale peut, ou non, déboucher sur une certaine forme de radicalisation. En revanche, il est possible de se servir du profil de la fratrie pour identifier des cas de radicalisation. Souvent dans les familles que nous avons évoquées le père est absent. Il ne peut donc pas réagir et quand il est présent, son rôle est effacé ou contesté. C'est ce qui permet l'emprise d'un frère sur l'autre. Dès lors, il me semble qu'il est trop tard pour agir à ce niveau. L'absence du père permet que des problèmes pathologiques se produisent et nos capacités d'intervention sont assez faible à ce niveau. D'autant plus que ce phénomène se déroule sur le long terme, sur plusieurs années. C'est donc bien plus difficile de l'identifier. C'est a posteriori que l'on réalise l'impact d'une famille dans la radicalisation. En un sens, il faut tenter de prévenir la prise d'influence d'un frère sur l'autre, si tant est que cela soit possible. C'est compliqué, notamment, parce que cela entre en conflit avec les droits de l'individu garantis par la démocratie. Quant à mener une politique de contre-radicalisation au sein des familles... c'est quelque chose de très difficile, ne serait-ce que parce que cela se fait sur plusieurs années. Nous ne disposons pas, malheureusement, d'assez d'indices pour pronostiquer la radicalisation assez vite. Dans l'immense majorité des cas, les familles monoparentales avec un père absent ne débouchent heureusement pas sur la radicalisation.

Il n'est pas possible d'intervenir directement avant la radicalisation. En revanche, de façon très ponctuelle, il faudrait se pencher sur le frère d'un radicalisé pour s'assurer que lui ne l'est pas. Ces familles sont éclatées, décomposées, en crise. Il ne faut pas l'oublier.

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