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La domination linguistique de l’anglais sur la planète est-elle désormais acquise pour l’éternité ?
©Ben STANSALL / AFP

Lingua franca

Rien n'est certain. Mais si changement il doit y avoir, ce sera une affaire de siècles.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Alors que le nombre de locuteurs chinois explose (1,2 milliards), de même que l'Hindi (260 millions) ou encore l'Espagnol avec plus de 400 millions de locuteurs, est-il possible que l’anglais ne soit plus un jour la langue internationale ?

Philippe Fabry : Un jour, sans doute, mais dans un avenir proche, c’est peu vraisemblable.

Ce qui fait une langue internationale, ce n’est pas le nombre de locuteurs dans l’absolu : le chinois mandarin en est un bon exemple : sur son milliard et demi de locuteurs, moins de 250 millions - 1 locuteur sur 6-  ne l’ont pas pour langue maternelle ; le rapport est le même pour l’Espagnol (qui a au total moins de 600 millions de locuteurs).

 A l’inverse, sur le milliard et demi de locuteurs de l’anglais, plus d’1,2 milliards - soit 4 locuteurs sur 5 - ne l’ont pas comme langue maternelle.

Ce qui fait qu’une langue est internationale, c’est d’une part sa dispersion hors de sa population naturelle, et d’autre part son utilisation pour communiquer entre interlocuteurs qui ne l’ont, ni les uns ni les autres, comme langue maternelle.  Aujourd’hui, la plupart des gens qui apprennent le chinois le font pour commercer avec les Chinois, alors que si vous apprenez l’anglais, vous pouvez espérer commercer avec à peu près n’importe qui. Une langue internationale, c’est une langue dont l’apprentissage est largement motivé précisément parce qu’elle est internationale. C’est donc une position difficilement contestable une fois acquise : il faut que la langue concurrente non seulement ait acquis un nombre d’interlocuteurs suffisant, mais en outre qu’elle ait atteint un degré de diffusion globale suffisamment important.

Parlant d’une langue marchande, il y a aussi le critère de la puissance économique : si l’Anglais a acquis le statut qui est le sien, c’est à travers la puissance marchande britannique, d’abord, puis américaine. Pour espérer détrôner l’anglais, il faudrait que la langue concurrente soit centrée sur une puissance économique équivalente à la puissance américaine. La Chine s’en approche certainement, mais elle est pour l’heure très handicapée par son faible nombre de locuteurs extérieurs.

L’aspect marchand découle lui-même de l’aspect militaire : ce qui a permis à l’Angleterre de devenir la puissance marchande dominante, et après elle à l’Amérique, c’est le contrôle militaire des mers et donc des voies de communication.

Enfin il faut ajouter la dimension culturelle : une langue internationale est servie et portée par la culture qui s’exprime dans cette langue. L’anglais est la langue d’Hollywood, c’est celle de Netflix et d’Amazon. Si les grandes enseignes de streaming ont pu donner un succès international à des productions en d’autres langues - comme la Casa de Papel, l’essentiel de la production reste en anglais. C’est non seulement une motivation pour apprendre cette langue, mais aussi et surtout une aide : le fait de regarder des séries en anglais accroît naturellement le nombre de locuteurs, et affermit donc la position de cette langue.

Tout concourt donc à faire de la langue qui s’est établie comme « la » langue internationale un hegemon très difficile à déloger, et il est peu probable que l’anglais puisse perdre son statut avant plusieurs générations. Par contre, il pourrait être victime de son succès et dégénérer, en s’effaçant de plus en plus au profit de sa version simplifiée mondiale, le « globish ».

Une chose est sûre : un changement d’identité de la langue internationale signifierait nécessairement un changement civilisationnel important, compte tenu de la longue et ample trajectoire historique qui a permis à l’anglais de devenir langue internationale : le concurrent devrait connaître d’abord une ascension similaire.  

Historiquement, comment des langues comme le Grec, le Latin, ou le Français par exemple, qui sont devenues dominantes se sont-elles imposées ?

Tout comme leur successeur anglais, le grec et le latin se sont avant tout imposés par la force : le grec est devenu la langue du monde méditerranéen parce que les Grecs ont colonisé toute la façade nord de la Méditerranée, puis ont conquis l’Egypte et la Perse. Le latin s’est répandu avec l’avancée des légions romaines et le tracé des voies romaines. On a toujours intérêt à savoir parler la langue des puissants.

Le français s’est répandu par la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, mais est surtout devenu une langue importante en Europe de l’Ouest parce que le pays en était le carrefour, et la puissance militaire dominante. Et si aujourd’hui la francophonie est relativement importante, c’est un héritage de l’expansion coloniale.

L’anglais n’avait, contrairement au français, aucun statut particulier avant le XVIIIe siècle. Mais dès le milieu du XVIIe siècle, les Anglais s’étaient rendu maîtres de points d’appuis coloniaux importants aux dépens des Néerlandais et des Espagnols, et au terme de la guerre de Sept Ans (1756-1763) ils ont confisqué une grande partie des possessions coloniales françaises, en Amérique et en Inde. La victoire dans les guerres napoléoniennes a conforté la domination maritime et commerciale anglaise, et c’est à partir de ce moment que l’anglais est devenu de plus en plus important, avec l’Empire britannique. Le fait que le relai de la puissance britannique ait été pris par une autre puissance anglophone a permis à cette langue d’obtenir un statut qu’aucune langue n’avait eu auparavant : dans l’Antiquité, justement, le latin a supplanté le grec, du moins dans la moitié occidentale de la Méditerranée. Le grec n’aurait eu dans l’Antiquité une place similaire à celle de l’anglais aujourd’hui que si Rome avait été purement et simplement une colonie grecque, ce qui n’était évidemment pas le cas, en dépit de lien très étroits avec l’espace hellénophone d’Italie.

Quelle capacité ont le Chinois ou le Français à remettre en cause la domination anglaise en plus de la logique démographique ?

D’une manière qui pourra paraître curieuse, il me semble que le français aurait aujourd’hui plus d’atouts pour devenir un concurrent de l’anglais. D’abord, parce que l’héritage colonial français est le plus important après l’héritage colonial britannique. Ensuite, parce que le français repose sur l’alphabet latin, qui est est le plus répandu du monde, employé non seulement en Europe mais en Afrique et dans la totalité des Amériques.

Le chinois, de son côté, pourrait certes voir son usage s’étendre encore du fait de la puissance économique de la Chine.

Mais dans l’un et l’autre cas, je ne vois pas de véritable possibilité de remettre en cause la domination de l’anglais comme langue internationale, pas dans le paradigme actuel : la mondialisation est anglophone parce que c’est sous l’égide anglo-américaine qu’elle s’est faite. Je ne pense pas que la langue internationale puisse céder sa place sans un effondrement de l’ordre mondial qui redistribuerait largement les cartes de la puissance. Ce qui me paraît parfaitement invraisemblable avant un ou deux siècles.

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