La chute : la complexité aura-t-elle la peau de notre civilisation comme le craignent des chercheurs de la Nasa ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La complexité aura-t-elle la peau de notre civilisation ?
La complexité aura-t-elle la peau de notre civilisation ?
©Reuters

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Une étude réalisée par des chercheurs de la Nasa s'interroge très sérieusement sur les mécanismes qui ont contribué à l'effondrement des grandes civilisations, allant jusqu'à se demander s'ils ne sont pas déjà à l'œuvre dans nos "sociétés industrialisées". Pour les auteurs, nos sociétés n'en auraient plus que pour quelques décennies.

Atlantico : A l'heure d'une importante crise économique, peut-on aller jusqu'à dire que la civilisation occidentale soit aujourd'hui menacée sérieusement de disparition ?

Charles Sannat : Je parlerais plutôt d'une possible disparition de la civilisation telle que nous la connaissons dans le sens où le délitement des structures occidentales ne signifie pas qu'elles seront remplacées par un nouvel "âge sombre". L'actuelle crise économique peut à ce titre être considérée de deux façons : elle sera un élément directement déclencheur de notre potentielle chute ou bien un élément précurseur à travers les tensions qu'elle pourra générer dans les prochaines années, dans ce cas cela signifierait qu'en réalité, l'effondrement a déjà commencé.

Ce rapport de la NASA fait par ailleurs écho à d'autres travaux, notamment ceux du Club de Rome qui avait analysé sous un angle environnementaliste les cycles d'exploitations des matières premières. Il avait ainsi été conclu que la croissance économique finirait par connaître une fin logique face à la limite des ressources naturelles disponibles dans un système de consommation de masse, l'idée de base pouvant être résumé par "la croissance infinie dans un monde fini est par définition impossible". L'autre texte de référence en la matière est celui de l'américain Joseph Tainter (L'effondrement des sociétés complexes) qui relève d'une analyse plus politique et historique sur la fin des grandes civilisations.

Cela nous amène effectivement à se demander si le système que nous connaissons, basé sur la consommation et la production de masse, peut tenir éternellement en reposant sur l'abondance complète des matières premières et de l'énergie. A l'instar de la NASA et du Club de Rome, je suis de ceux qui pensent que de telles structures ne peuvent durer, en particulier dans un contexte mondialisé comme le nôtre. Une fois que cela est dit, il ne faudrait pas dire que notre situation est pour autant désespérée : ce n'est pas parce que notre système ne peut plus faire de la consommation de masse sa pierre angulaire que la civilisation en tant que telle est condamnée à l'effondrement. Il ne faudrait pas confondre à ce titre le système économique pur (ainsi que son corollaire le monde politique) d'une civilisation dans son ensemble : la chute récente du système soviétique est là pour rappeler l'importance de telles nuances. La fin d'un système n'est pas la fin d'une culture.

Le chercheur Joseph Tainter évoquait justement le fait que toute société post-tribale se caractérisait par sa capacité à résoudre ses problèmes via des mécanismes de plus en plus sophistiqués. En sommes-nous arrivés aujourd'hui à un degré ingérable de complexité ? Sommes-nous encore capables de comprendre notre environnement ?

Charles Sannat : Il est clair que la compréhension et la prédiction de notre environnement est de plus en plus difficile. Tainter évoque l'idée, de manière assez pragmatique du reste, qu'une société se fragilise au fur et à mesure qu'elle devient plus performante, et donc plus complexe. Par exemple, il n'y a pas 20 ans de cela, il était possible pour à peu près n'importe qui de réparer le phare de sa voiture, un simple changement d'ampoule étant nécessaire pour y arriver. Aujourd'hui un tel problème demande de se rendre à la concession, d'utiliser des outils spéciaux, de démonter la moitié du pare-chocs, et d'acheter une ampoule spéciale dont le prix est 10 fois plus important. Dans la même logique, la multiplication des équipements électroniques de nos automobiles multiplient les sources de pannes, et ces pannes sont aujourd'hui impossibles, ou presque, à réparer pour l'individu moyen. De moins en moins autonomes, nous finissons par dépendre de ce que l'on appelle les "services-support" (fourniture d'eau, d'énergie, de nourriture, de vêtements par des services extérieurs…). Plus ces services se popularisent plus ils fragilisent par définition un équilibre d'ensemble en généralisant l'interdépendance. Ainsi lors des tempêtes de neige du début de l'année 2013, le gouvernement avait été obligé d'immobiliser les semi-remorques à l'entrée de l'Ile-de-France, ce qui avait fini par créer des pénuries dans plusieurs secteurs au bout de quelques jours. Dans un registre similaire, l'impact du tsunami qui a frappé le Japon en mars 2011, sur les entreprises japonaises avait fini par créer des problèmes d'approvisionnement aux quatre coins de la planète. Autrement dit, plus nous développons des systèmes spécifiques, moins nous sommes capables de nous adapter à des événements imprévus.

Cette question de la complexité est d'ailleurs d'autant plus préoccupante qu'elle n'est plus tellement limitée dans l'espace à l'ère de la globalisation. Le problème est qu'il est impossible ou presque, de "simplifier" un système trop complexe, et l'exemple du "choc de simplification" souhaité par le gouvernement Hollande est ici assez révélateur puisqu'il a en vérité généré de nouvelles lois qui ont encore ajouté à la complexité de l'Etat français. Enfin dans une société complexe, les individus sont ultra-spécialisés et ne maîtrisent plus par définition les savoir-faire nécessaire à une survie dans un monde plus "naturel". Une société complexe rend donc les gens moins résilients car dépendant des autres qui détiennent d'autres compétences. La complexité rend donc chacun de nous plus sensible et plus fragiles aux aléas du monde. 

William Genieys : Sans prétendre être un fin connaisseur des recherches de l’anthropologue et historien américain Joseph A. Tainter, notamment son dernier ouvrage portant sur ‘l’effondrement des sociétés complexes’ (trad. Française 2013), je tiens à préciser que sa réflexion est de premier plan et qu’elle se démarque, à juste titre, des thèses des "déclinologues" qui fleurissent régulièrement à chaque fin de siècle ou encore lors de crises importantes. Plaide en sa faveur une capacité forte a développer une pensée originale, au carrefour de plusieurs disciplines scientifiques, autour de la question de devenir des sociétés complexes lorsqu’elles sont confrontées à la problématique de la pénurie énergétique. De surcroît en bon "social scientist" américain, il se refuse à prescrire le futur de nos sociétés contemporaines en interrogeant ces évolutions possibles. Néanmoins, son approche probabiliste et ouverte trouve certaines limites lorsqu’il s’avance sur le terrain central du point de vue de la comparaison entre l’effondrement des sociétés anciennes et le monde actuel. Si un débat sur le "bon usage" de l’analyse comparée ne s’impose pas ici, long et complexe même si l’on peut lire l’excellent opus de Leonardo Morlino consacré à la question (Armand Colin, 2013), on est oblige de rappeler l’effondrement d’un système social ou encore d’un régime relève de la convergence de facteurs sociaux, économiques, politiques et culturels.

Sur ce point, la question de la crise énergétique, même si elle est réelle, préoccupante encore non solutionnée, apparaît un trop comme une explication relevant d’une seule cause. De même, l’argumentation complémentaire avancée pour expliquer le déclin de la société industrielle actuelle, le "rendement décroissant" concernant la recherche industrielle et notamment le nombre de brevet déposés par habitant ou scientifique qui ne cesse de décroître. Certes, on peut mobiliser l’univers statistique, qui est le sien, pour chiffrer cette réalité, mais on pourra toujours lui objecter que si le volume global baisse qu’en est-il de la qualité des inventions récentes (comme internet, la robotique etc.). Je pense que le dilemme est autre car la relation entre la science et les sociétés complexe fonctionne plutôt comme un oxymoron dans le sens où les innovations produisent également par effets induits de nouveaux problèmes et de nouvelles questions et ainsi de suite.

Cette même étude évoque l'idée que les sociétés finissent par s'effondrer lorsqu'elles deviennent incapables de subvenir aux besoins les plus élémentaires des masses travailleuses, cet appauvrissement étant trop peu ressenti par des élites qui conservent leurs privilèges. Jusqu'à quel point une grille de lecture "sociale" permet d'expliquer la chute d'une civilisation ?

William Genieys : Cette étude mobilise également la question de l’élargissement des inégalités sociales dans les sociétés actuelles. Il est intéressant de noter que ce débat fait écho dans une étude très récente menée par des chercheurs de la NASA. Cette étude initiée par des chercheurs des "sciences dures" et des sciences sociales ont mis sur pied un modèle mathématique annonce la chute de notre modèle de civilisation dans le siècle à venir. Même si les protocoles de recherche mobilisés sont différents, ils se rejoignent pour pointer l’écart grandissant nos sociétés entre la détention de la richesse par une minorité d’individus et l’appauvrissement grandissant des masses travailleuses. Les premières seraient toujours plus avide d’argent et le seconde de plus en plus ‘prolétarisée’, et surtout dans l’incapacité même de participer à la production de richesse nécessaire à la survie du système sociétal. Ce débat rejoint un questionnement ouvert depuis le début des années 2000 chez certains spécialistes étasuniens de la question élitaire. De nombreux articles et ouvrages montrent qu’effectivement les écarts de richesse notamment aux Etats-Unis ne cesse de se creuser, voire ont été renforcés par la crise de financière de 2008. Si ce phénomène, n’est pas contestable en soi, l’interprétation qui souvent en faite l’est un peu plus. Sur un premier volet la thèse consiste à déduire de l’accumulation et de la concentration de la richesse économique, un accroissement du pouvoir d’influence sur les gouvernements démocratiques. Autrement dit, les "super riches" forment une nouvelle oligarchie qui détient tout les pouvoirs y compris le politique qu’elles mobilisent à merci pour toujours accroître son profit. Bref, les conditions d’un nouveau grand soir sont à nouveau réunies. Dans cette perspective, les élites sont alors considérées comme la minorité qui freine tout changement et qui surtout en a les moyens, alors que les élites politiques sont appréhendées comme les supplétifs de cette "farce’ historique". Alors pour reprendre, les arguments de J. Tainter et réfuter cette thèse, on peut dire sans mal que la réalité socio-politique réelle est beaucoup complexe que cela. Que le pouvoir entre des élites souvent rivales est aussi possiblement le vecteur de changement à venir. La sociologie des élites de Pareto nous apprend que si les élites ont une capacité accrue à circuler de façon horizontale entre les différentes sphères du pouvoir, il existe également une circulation verticale qui fait que de nouvelles élites porteuses de visions et d’intérêts différent on toujours la capacité à changer le jeu. Certes, cela ne règle pas en substance le sort des populations en voies d’appauvrissement, mais sur ce point on peut néanmoins espérer que de nouvelles élites inspirées par Schumpeter oseront opérer la "destruction créatrice" afin que nos sociétés connaisse à nouveau des formes de progrès social.

Ces mécanismes d'effondrements sont-ils irréversibles ? Que nous enseigne l'Histoire à ce propos ?

Charles Sannat : Le plus bel exemple historique est selon moi l'Histoire de l'humanité, cette dernière étant ponctué de grands chocs et de réadaptations souvent surprenantes. Contrairement à une idée reçue, la chute de l'Empire Romain n'a pas signifié la fin de toute civilisation et de toute technique, bien que cela ait évidemment représenté une "régression". Néanmoins, les civilisations qui suivent arrivent toujours à dépasser le seuil technologique et économique de celles qui les ont précédés. Du moins est-ce le cas dans l'histoire de l'Occident.

Le problème est de se demander ce qui pourrait remplacer la société globalisée à une époque où aucun contre-modèle n'existe pour s'y substituer, ce qui est en soi quelque chose de totalement inédit sur le plan historique. Un effondrement de ce système où chacun est interdépendant se fera en toute logique à l'échelle mondiale et rien ne pourra venir se placer en alternative. Lorsqu'un système s'effondrait autrefois, il avait toujours la possibilité d'être absorbé par un voisin plus puissant (c'était le cas de Rome avec la puissance militaire des tribus germaniques et la matrice intellectuelle du christianisme, NDLR) ce qui est effectivement impensable en l'état actuel des choses.

Vers quoi pourrait mener un effondrement de nos modèles de société ? Faut-il aller jusqu'à craindre un retour du chaos et de "l'âge sombre" comme au lendemain de l'Empire Romain ?

Charles Sannat : Comme je le disais plus haut, on peut dissocier fin d'un système politico-économique de la fin d'une civilisation, ce à quoi on peut ajouter un troisième scénario, autrement plus apocalyptique, à savoir la fin de l'humanité. Le plus inquiétant est que ce schéma, aussi spectaculaire soit-il, n'est pas à exclure entièrement. Au-delà de l'aspect globalisé de notre système, une fragilité supplémentaire est à prendre en compte aujourd'hui : notre incroyable potentiel de destruction technologique. Lorsque l'Empire romain s'est effondré,il n'existait pas de laboratoires concentrant des masses de virus mortels, ni de centrales nucléaires, et encore moins d'arsenaux nucléaires capables de vitrifier cent fois la planète entière,et on peut légitimement s'interroger sur ce qu'il se passerait si jamais ces structures n'étaient plus gérées par un personnel compétent. Si l'on peut toujours espérer que le système capitaliste, dans son acceptation la plus resserrée (respect de la propriété privée dans les moyens de production), puisse s'appuyer sur son incroyable capacité d'adaptation pour trouver un nouveau souffle et de nouveaux postulats de fonctionnement (comme l'économie circulaire par exemple), des scénarios noirs ne sont donc clairement pas à exclure. Cela nous renvoi à l'ouvrage phare de Nassim Taleb, les "Cygnes Noirs" pour qui ce qui façonne l'histoire de l'humanité n'est pas la "moyenne normale des événements"... mais les événements extrêmes et hautement improbables. 

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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