Nouvel ordre mondial
La Chine veut construire un ordre mondial « plus juste » avec la Russie. Mais en ont-elles les moyens ?
Yang Jiechi, haut diplomate chinois, a déclaré que la Chine était prête à travailler avec la Russie pour faire évoluer l'ordre mondial "dans une direction plus juste et raisonnable".
Guillaume Lagane
Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.
Il est également maître de conférences à Science-Po Paris.
Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.
Barthélémy Courmont
Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter
Atlantico : L'Ouzbékistan accueille le sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai jeudi et vendredi. Dans le contexte actuel, pourquoi ce sommet revêt-il une importance particulière ?
Guillaume Lagane : L’Organisation de coopération de Shanghaï est née dans sa forme actuelle en 2001. Elle illustre la volonté de la Chine, autour de laquelle elle a été formée, d’organiser l’Asie en écartant les Occidentaux et notamment les Etats-Unis qui venaient à l’époque d’arriver en Afghanistan. Depuis, l’OCS, qui regroupe, outre la Chine, la Russie, les puissances d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan s’est affirmée comme une organisation clairement dirigée contre l’Occident. Cela tient pour partie à la présence de nombreux pays autoritaires. Ce sommet est particulièrement important car c’est la première rencontre entre Vladimir Poutine et Xi Jinping depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. C’est aussi la première fois que Xi Jinping va sortir de Chine depuis le début du Covid, alors que le pays demeure très isolé. Poutine va évidemment venir chercher le soutien chinois à son opération en Ukraine, au moment où le sort des armes lui est moins favorable. C’est donc un message politique très fort qui préfigure peut-être un rapprochement sino-russe.
Barthélémy Courmont : Le contexte est évidemment celui de la guerre en Ukraine. Or, la Russie est l'un des membres fondateurs de l'OCS (en 2001) dont l'un des principaux objectifs initiaux était la sécurité dans un espace couvrant, outre la Russie, la Chine et l'Asie centrale. Les rencontres entre les dirigeants des Etats membres seront suivies de près, notamment Moscou et Pékin, quand on sait que la dernière rencontre Poutine-Xi à Pékin en marge des Jeux olympiques d'hiver 2022 s'est soldée par l'adoption d'un texte critiquant le modèle occidental (quelques semaines avant l'attaque russe contre l'Ukraine) et tandis qu'approche le congrès du PCC. Le contexte est aussi celui de la nécessité d'adopter des mesures économiques permettant d'amortir les effets de la crise - la Chine a déjà avancé en ce sens en proposant une relance de la consommation intérieure - et l'OCS, qui s'est peu à peu orientée vers les questions de développement, est désormais un forum important sur ces questions.
Est-ce réaliste au vu de la prudence chinoise depuis le début de la guerre ?
Guillaume Lagane : La Chine affiche une neutralité relativement factice sur le conflit ukrainien. En réalité, elle a pris fait et cause pour la Russie. Elle n’a pas condamné l’agression russe alors même que celle-ci fragilise l’un des piliers majeurs de la politique étrangère chinoise : le respect de la souveraineté des États et de leurs frontières. C'est sur ce pilier que s'appuie la revendication chinoise de Taïwan. La Chine, même si cela est difficile à prouver, a probablement octroyé un soutien militaire à la Russie. Ce sommet se déroule d'ailleurs en même temps que des manœuvres sino-russes en Sibérie, baptisée Vostok ("Est")-2022. La Chine continue aussi de commercer avec la Russie, notamment sur le plan énergétique (17% du gaz russe allait en Chine avant le conflit). Ce sommet permettra peut-être d’aller plus loin mais il est probable que ses conclusions demeurent vagues et que le soutien reste dans l’ombre.
La Chine est prête à travailler avec la Russie pour faire évoluer l'ordre mondial "dans une direction plus juste et raisonnable", a déclaré le plus haut diplomate de Pékin, Yang Jiechi à l'ambassadeur russe Andrey Denisov, soulignant la profondeur des liens entre les deux nations. Que cela signifie-t-il ?
Barthélémy Courmont : C'est la continuité de ce communiqué conjoint rendu public à Pékin en janvier dernier, et passé un peu inaperçu à l'époque, avant que la guerre en Ukraine n'en démontre l'importance. Les deux pays ne sont pas des "alliés" au sens où nous l'entendons, mais ils convergent dans leur appréciation très négative d'un ordre mondial occidental dont ils dénoncent les injustices, à savoir leur mise à l'écart. La guerre en Ukraine ne fait que renforcer ce sentiment, et si ce conflit est devenu obsessionnel en Occident en étant associé à l'avenir de la sécurité en Europe, il est perçu en Chine, mais aussi en Inde - membre de l'OCS - et dans d'autres pays, les autres BRICs notamment, comme une énième démonstration d'un deux poids, deux mesures que pratiquerait le monde occidental. Ce n'est ainsi pas un combat entre le Bien et le Mal, lecture binaire qui n'apporte aucune réponse, mais une confrontation de perceptions. Sur ce point, la Russie n'est pas si isolée que veut le croire l'Occident, et ce sommet de l'OCS en est l'une des manifestations.
Les deux pays en ont-ils les moyens ? Présent et à venir ?
Barthélémy Courmont : Les limites structurelles de la Russie sautent aux yeux. Mais faire le même examen de la Chine relèverait de l'aveuglement. La question n'est pas ainsi de savoir quels sont les "moyens", suggérant qu'il faudrait un tableau comparatif des forces et capacités en présence, à la manière de ce que nous faisions pendantla Guerre froide. La vraie question est de voir si ce regard hostile vis-à-vis de cet ordre mondial occidentalo-centré est un phénomène isolé ou s'il s'agit d'une tendance de fond à grande échelle. Or, on constate que les critiques de Moscou et Pékin sont partagées - certes avec moins d'énergie - dans de nombreuses régions du monde, de l'Amérique latine (les positions de Lula sur la guerre en Ukraine ne sont pas anodines) à l'Asie (l'exemple de l'Inde surtout), en passant par l'Afrique et le Moyen-Orient. Tant que nous continuerons à ignorer le rejet croissant dont fait l'objet l'Occident, ce sentiment ira croissant.
Selon Francis Fukuyama, « La véritable menace perçue par Poutine ne concernait finalement pas la sécurité de la Russie, mais son modèle politique. Il a affirmé que la démocratie libérale ne fonctionnait pas en général, mais qu'elle était particulièrement inappropriée dans le monde slave. Une Ukraine libre démentait cette affirmation et, pour cette raison, devait être éliminée. » quel serait l’impact symbolique et politique d’une potentielle victoire de l’Ukraine ?
Guillaume Lagane : Cette lecture du conflit est tout à fait pertinente. Il est évident que du côté ukrainien, on constate depuis 2014 une volonté de rejoindre le modèle occidental, comme l’illustre la candidature à l’Union européenne obtenue en 2022. Du côté de la Russie, il y a la volonté de punir un Etat qui s’éloigne du "monde russe" et de sa logique autocratique. Donc au-delà des questions nationales, le conflit a éminemment cette dimension politique. Ce n’est pas sans rappeler la guerre civile d’Espagne, répétition générale de la Seconde guerre mondiale et affrontement entre les démocraties et les puissances fascistes. Il est probable qu'une défaite militaire sonnerait le glas du modèle que promeut Poutine le promeut car les victoires militaires faisaient partie de cette réussite. Cela pourrait-il déboucher sur une démocratisation de la Russie ? Il est difficile de le dire. Mais chaque fois qu’un État a été battu militairement, sur le plan historique, cela a entraîné des répercussions politiques internes : rappelons nous l'Allemagne en 1918. Il paraît difficile d’imaginer qu’une défaite russe dans ce conflit n’entraîne pas des répercussions en Russie. Certains nous explique que cela pourrait être pour le pire, avec un gouvernement plus nationaliste. C’est une possibilité. Mais il est tout aussi possible que la Russie reprenne le chemin des années 1990 avec une ouverture à l’Occident sur le modèle ukrainien que l’on verrait triomphant. Ce serait d’autant plus vrai que l’Union européenne va aider à la reconstruction du pays. Si à la liberté politique ukrainienne s’ajoute la prospérité économique, cela pourrait faire réfléchir beaucoup de Russes.
Barthélémy Courmont : Tout dépend de ce que l'on entend par "victoire de l'Ukraine". S'il s'agit d'un effondrement du système politique russe, ou simplement de la reconquète des territoires pris d'assaut par les forces russes depuis février dernier. Difficile dès lors de répondre à cette question qui ne relève pas de la prospective, mais de la prédiction (avis aux amateurs donc). La citation de Fukuyama est intéressante en ce qu'elle rappelle l'idée selon laquelle la Chine, de par sa tradition confucéenne, ne pourrait se démocratiser. Or, Taiwan est confucéenne - sans doute plus que la Chine continentale d'ailleurs - et la Corée du Sud est souvent identifiée comme le pays le "plus confucéen" au monde. Et ces deux pays se sont démocratisés avec succès. Attention toutefois. Les réalités des années 1980 et 1990 ne sont pas celles des années 2020, et si nous observions au sortir de la Guerre froide un engouement pour la démocratie, force est de reconnaître que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Plutôt que de brandir la démocratie comme la suite logique de l'Histoire, mieux vaudrait réfléchir aux moyens de convaincre les peuples q'uil s'agit du meilleur modèle pour eux - ce que l'Occident se montre désormais incapable de faire.
Et répondre en partie à la question du meilleur modèle entre « démocraties occidentales » et régimes autoritaires ?
Guillaume Lagane : Il est vrai que les analyses, au début du conflit, estimaient que l’invasion russe était un nouveau recul pour la démocratie occidentale, après l’évacuation piteuse d’Afghanistan. Cela semblait être le triomphe du « réalisme » et de l’autocratie russe. Si la Russie perd, ce sera nécessairement perçu comme un recul du modèle proposé par la Russie et la Chine. Cette dernière en tirera probablement des leçons de prudence vis-à-vis de Taïwan.
Selon cette grille de lecture et dans les circonstances actuelles, un ordre mondial « plus juste » avec la Chine et la Russie est-il véritablement réaliste à envisager ?
Barthélémy Courmont : Si on s'en tient à l'approche réaliste que semblent revendiquer Moscou et Pékin, un ordre mondial "plus juste" n'existe pas. Rapports de forces déséquilibrés, mise en avant de l'intérêt national, pratique de la guerre comme continuation de la politique par d'autres moyens... Rien de bien nouveau en fait, si ce n'est que les espoirs de l'après-Guerre froide d'un monde "plus juste" semblent s'éloigner un peu plus chaque jour, conséquence de notre incapacité à avoir su capitaliser su l'immense espoir qu suscitait la fin de la bipolarité, conséquence aussi peut-être, et n'en déplaise à Fukuyama et sa fin de l'Histoire, de la résilience des rivalités entre puissances.
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