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La Chine crée une réalité alternative en temps réel des manifestations à Hong Kong : la science fiction, c’est maintenant ?
©HECTOR RETAMAL / AFP

Censure High Tech

Lors des manifestations massives qui se sont déroulées à Hong-Kong lors des dernières semaines, le gouvernement chinois a renouvelé ses pratiques de censure sur internet en masquant les faits et détournant l'information.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Plus flexible lors du Mouvement des parapluies en 2014 où les Chinois avaient encore accès aux informations grâce à Instagram, le gouvernement chinois est parvenu cette fois à manipuler les faits quant aux manifestations à Hong-Kong. Est-il encore possible de contrôler et contourner la censure chinoise ?

François-Bernard Huyghe : Toute censure sur Internet peut être contournée par un supplément de sophistication technologique, mais c'est de plus en plus difficile. Dans le cas de la Chine, on ne peut pas plaider la surprise : c'est la manifestation du "Great Firewall". Depuis plus de dix ans, la Chine a vraiment réussi à s'isoler des influences étrangères et des contenus sur internet. Or comme il s'agit de la première population d'internautes de la planète, c'est un problème grave. En 2010, Google avait menacé les autorités chinoises de ne plus se conformer de leurs critères de censure, il y avait eu un conflit, des gens avaient mis des fleurs devant Google, devenu le héros de la liberté. Finalement, la Chine a gagné parce qu'elle ne dépendait pas des Gafam et avait ses propres plateformes : les recherches par Google étaient donc très minoritaires en Chine. Il y a donc contrôle à tous les étages : contrôle des contenus, des applications disponibles, des moteurs de recherche : la Chine a toute la gamme de contrôle de l'information à très forte échelle. C'est donc très difficile d'échapper à la censure chinoise.

Les Gafam ont-ils les moyens de libérer la population chinoise du contrôle de l'information que le gouvernement exerce ? Un conflit entre les deux camps est-il souhaitable ?

François-Bernard Huyghe : Il y a une rivalité pour le contrôle des contenus, pour la censure au sens le plus large, qui voit s'affronter les Gafam et le gouvernement chinois. En ce sens, un conflit entre les Gafam et le gouvernement chinois est parfaitement envisageable : les deux sont des puissances montantes. La Chine est la première population d'internautes du monde, celle qui utilise le mieux les progrès en intelligence artificielle, elle maîtrise idéogrammes et logiciels, elle a mis en place un système de points et d'amende selon le comportement des Chinois etc. Le gouvernement contrôle sa population mais aussi l'extérieur, parce que parallèlement à ce contrôle des images de Hong-Kong, la Chine a attaqué Telegram. Ça ne veut pas dire qu'ils ont cassé la cryptologie de Telegram mais qu'ils l'empêchent de fonctionner par saturation de demande.

Contre cela, les Gafam s'insèrent contre le gouvernement chinois par conviction et par la sociologie libérale-libertaire de leurs dirigeants qui votent Clinton comme toute la bourgeoisie diplômée américaine. Cependant, un facteur est important dans le cas de la Chine : ils ont pensé le problème à long terme et intelligemment (les premiers écrits sur le sujet datent de 1999), ont beaucoup investi dans le domaine, n'ont pas de problème de gouvernement et d'élections. Depuis l'an 2000, la Chine pense à se doter des équivalents des Gafam, à avoir les données en Chine et des outils de contrôle.

En revanche, on s'expose à des injonctions contradictoires. D'un côté, Facebook a évidemment tout intérêt à se présenter comme le défenseur des libertés et des droits de l'homme contre la puissance il-libérale et révisionniste (au sens géopolitique) planétaire qu'est la Chine. D'un autre côté, depuis 2016, on reproche à Facebook d'être l'écosystème des fake news et le terrain où se développent les discours de haine.

De plus en plus difficile. On ne peut vraiment pas plaider la surprise dans le cas de la Chine. C'est la manifestation du Great Firewall" : depuis plus de dix ans, contrairement à ce qu'on annonçait, la Chine a parfaitement réussi à s'isoler du contenu internet.

La science-fiction et la littérature dystopique (1984, V pour Vendetta etc.) ont imaginé, à partir de contextes historiques révolus, les pires situations notamment en ce qui concerne les privations de liberté (presse, expression etc.) Que nous apprend la science-fiction quant au contrôle de l'information tel qu'il est actuellement exercé aujourd'hui en Chine ?

Philippe Fabry : 

La première chose à remarquer, c’est combien le contrôle de l’information est un lieu commun des univers dystopiques de la science-fiction et de l’anticipation du XXe siècle, précisément parce que la grande expérience nouvelle effrayante de ce siècle, au plan politique, fut l’apparition du totalitarisme « industriel ». En effet, il y a eu de tout temps des expériences totalitaires locales : par exemple la dictature du moine Savonarole dans la Florence du tournant du XVIe siècle, avec son embrigadement de la jeunesse de la ville et ses bûchers des vanités,  ou l’expérience, assez similaire, des anabaptistes de Münster. Le fait sociopolitique de la dictature totalitaire est donc un phénomène aussi vieux que l’existence de communautés politiques capables de fièvre religieuse ou idéologique. Mais le XXe siècle, avec l’apparition des médias de masse, et l’accroissement considérable des capacités de contrôle policier de la population par l’amélioration des moyens de communication, a rendu beaucoup plus prégnante la menace de l’émergence d’un pouvoir totalitaire qui aurait les moyens techniques de ses ambitions, en réduisant toujours plus l’espace de liberté individuelle, jusqu’à le confiner à l’intérieur-même de chaque personne – voire, peut-être, annihiler même ce for intérieur.

La Chine peut être vue comme un aboutissement terrifiant de ces anticipations, car jamais aucun pays n’est allé si loin, faute de capacité technique. Si vous prenez la Corée du Nord, le contrôle y est aussi total qu’il peut l’être avec des technologies d’il y a quarante ans : c’est déjà orwellien, mais on est en terrain connu par rapport à ce qui a déjà été observé en URSS, par exemple. Le pouvoir effrayant est atténué par le fait que c’est encore un exemple qui semble concerner le monde d’hier, un monde vers lequel nos sociétés informatisées ne pourraient revenir.

La Chine, au contraire, montre que notre monde informatisé, considérablement fluidifié et libéré par Internet depuis le début des années 2000, peut aussi déboucher sur une expérience totalitaire pire encore que tout ce que l’on a connu auparavant, où toute vie privée disparaît, où tout est jugé en temps réel par des machines. A proprement parler, donc, le premier enseignement de l’anticipation dystopique est précisément que la Chine devient aujourd’hui une dystopie – mais elle n’est pas seule, et à des degrés divers le contrôle d’Internet, chez nous aussi, fait planer la menace de dérives. Ainsi, depuis quelques mois, en France, on entend de plus en plus souvent évoquée la nécessité de lutter contre la « haine » en ligne, contre les « contenus haineux ». Je suis toujours surpris de constater combien on omet de souligner que ces termes sont précisément totalitaires : la haine, c’est un sentiment. Un sentiment négatif, sans doute, mais un sentiment. Et criminaliser des sentiments, et non des actes, est une attitude authentiquement totalitaire et contraire aux principes libéraux du droit. Cela participe du rêve millénariste commun à toutes les expériences totalitaires, qui est de transformer, par la coercition, les gens en gens animés de meilleurs sentiments. Mais ces sentiments « bons », évidemment, sont dictés par le pouvoir : ainsi, on peut haïr les populistes, haïr les gens hostiles à la GPA ou à la PMA, haïr Donald Trump, cela ne pose absolument aucun problème et ne sera pas sanctionné, car le pouvoir les définit comme haïssable, puisqu’irréfragablement présumés eux-mêmes porteur de haine – et la désignation d’une catégorie de personnes absolument mauvaises et qu’il est bon de haïr et juste d’exterminer est précisément la marque des régimes totalitaires.

Pourtant, c’est un chemin sur lequel nous sommes semble-t-il engagés résolument, et toujours plus loin : on a d’abord sanctionné les « incitations à la haine », et aujourd’hui on veut sanctionner la « haine » elle-même, qu’elle incite ou pas. Tout cela parce qu’avec Internet, toutes les paroles, y compris les plus imbéciles, ont gagné une capacité de diffusion inédite à nos échelles géographique et démographique.

Mais pour en revenir à la Chine, dont la situation n’est certes pas analogue à la nôtre, car nous parlons d’un régime authentiquement totalitaire, même si une relative ouverture capitaliste l’a fait oublier pendant quelques années, qui massacrait il y a trente ans les étudiants place Tienanmen et compte encore un grand nombre de prisonniers politiques, et des camps de concentrations pour des minorités ethniques, ce que nous voyons avec Hong Kong est précisément ce que l’on trouve généralement dans les œuvres dystopiques : malgré toute la technologie et les efforts de propagande, les gens restent libres dans leur for intérieur, se parlent entre eux, et sont capables de défier le système en revenant, précisément, à ce qu’il y a de plus humain : le contact direct, la manifestation de masse.

Dans la mesure où le gouvernement chinois s'efforce de cacher la réalité des faits à sa population, il la fait en même temps entrer dans une fiction qu'il construit à sa convenance. Quels sont les risques auxquels s'exposent la Chine et les pays occidentaux par leur absence de réaction ?

Philippe Fabry : 

Je ne dirais pas qu’il n’y a pas de réaction des pays occidentaux : au contraire, la stratégie mise en place par Trump depuis un an a, de toute évidence, pour but ultime non pas la renégociation d’un accord commercial plus favorable aux Etats-Unis mais la destruction pure et simple du régime communiste en Chine. Pourquoi, dans le cas contraire, reproduire quasiment à l’identique toute la panoplie diplomatique, militaire, commerciale et technologique mise en œuvre par Ronald Reagan dans les années 1980 ? Reagan ne voulait pas négocier un meilleur deal commercial avec l’URSS, il voulait la fin du communisme et la chute du rideau de fer. De la même manière, Trump a pour objectif de fragiliser le régime communiste pour conduire à son implosion.

En ce qui concerne l’Europe, en revanche, on peut effectivement parler d’inaction…

Revenons au sujet : la réalité alternative construite par la propagande du régime. C’est en effet typique des gouvernements totalitaires, et le risque est justement que l’écart ne fasse que grandir entre le récit et la réalité, jusqu’au moment où le mensonge s’effondre et entraîne le régime avec lui. Encore une fois, l’URSS est l’exemple-type : lorsque vous regardez la série Chernobyl, qui rencontre actuellement un grand succès, vous êtes face à une description subtile et, aux dires d’anciens habitants de l’Union soviétique, fidèle et réaliste, de la vie et de la gestion politique du temps du communisme. Pourtant, dans le même temps, vous pourriez aussi bien être en train de regarder une œuvre de fiction dystopique, tout y est : le contrôle policier, la population considérée comme un bétail par des dirigeants dont la priorité est la conservation des apparences et l’indiscutabilité de la légitimité de l’Etat, quitte à prendre continuellement des décisions absurdes et contre-productives. Le mensonge corrompt tout, et un gouvernement qui ment au peuple a tendance à devenir un gouvernement dont les membres se mentent à eux-mêmes, soit qu’ils soient aveuglés, soient que le mensonge soit mutuel, chacun craignant d’être le premier à dire la vérité, et à payer pour cela.

C’est typiquement ce que l’on observe en Chine en même temps que ces mesures de contrôle se multiplient : depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, il y a eu un tour de vis idéologique, une grande campagne de « lutte contre la corruption », dont les « corrompus » étaient en fait les ennemis potentiels ou avérés de l’ambition personnelle de Xi. Résultat : alors que le mode de gouvernement mis en place depuis Deng Xiaoping était une relative méritocratie, qui laissait une grande capacité d’initiative aux dirigeants locaux afin de leur permettre d’expérimenter des solutions, et sélectionnait ensuite les plus aptes, ceux aux meilleurs résultats, pour les faire grimper dans la hiérarchie, le système mis en place par Xi Jinping récompense prioritairement la loyauté et l’obéissance, ce qui conduira inévitablement à une baisse de la compétence des dirigeants, une irresponsabilité – car l’obéissance stricte interdit l’initiative. La machine du gouvernement du Parti Communiste Chinois risque de se gripper très prochainement, et il est probable que les colossaux rassemblements de Hong Kong soient un signe avant-coureur : dans les romans dystopiques, quand le peuple commence à sortir en masse malgré les messages de propagande, c’est le début de la fin du système.

Ne rêvons cependant pas trop vite : Hong Kong n’est pas toute la Chine.

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