L’Ukraine, rempart des démocraties occidentales ? Ce que l’écoute des idéologues nationalistes russes peut nous apprendre sur la réalité de la menace agitée par Volodymyr Zelensky<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s'adresse à la nation ukrainienne à Kiev. 18 mars 2022
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s'adresse à la nation ukrainienne à Kiev. 18 mars 2022
©HANDOUT / UKRAINE PRESIDENCY / AFP

Ordre mondial

Pour de nombreux idéologues nationalistes russes, la Russie ne se bat pas uniquement contre l’Ukraine mais livre un combat contre l’ensemble des démocraties occidentales, représentées par les États-Unis

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Atlantico : Dans une interview pour Al Jazeera, l’idéologue russe Alexandre Douguine a estimé qu’en cas de défaite russe en Ukraine, "il n'y aura plus de Poutine, plus de Russie, plus de monde". Estimant que la guerre n'est pas contre l'Ukraine en tant que pays, mais contre "l'hégémonie américaine" et les "élites libérales mondiales qui tentent de prendre le contrôle du monde." A quel point ces déclarations sont-elles représentatives de la pensée des idéologues russes ? Quel corpus idéologique défendent-ils ?

Françoise Thom :La conception de la doctrine eurasienne a été formulée dans la seconde moitié des années 1990 par Alexandre Douguine. Cette doctrine se base sur l’idée d’une opposition irréductible entre les puissances terrestres et les puissances maritimes. Cette opposition s’incarne dans la guerre implacable entre le monde anglo-saxon (Grande-Bretagne et États-Unis, les «puissances océaniques», «thalassocratiques» par excellence) et le continent, dont le cœur (heartland) est justement l’Eurasie occupée par la Russie. Cet affrontement géopolitique est aussi politique: les puissances thalassocratiques marchandes sont des démocraties libérales, tandis que le «continent» penche vers un régime autoritaire fondé sur la hiérarchie. Douguine aime à opposer «la race des marchands» à «la race des héros et des prêtres». Pour lui l’économie doit totalement être soumise à la politique.  Dans cette vision, l’Europe et l’Asie sont des «territoires périphériques», des zones que la masse continentale doit être en mesure d’arracher à l’influence des puissances océaniques afin de pouvoir se constituer en «grand espace». En 1998 Douguine écrit déjà que la Russie doit réaliser «un  grand espace autarcique» en créant une union douanière eurasienne englobant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan et la Kirghizie, où pourraient entrer la Serbie, la Grèce , l'Iran, l'Inde, l'Irak, la Syrie et la Libye; en contrôlant strictement les relations avec l'Occident et en instaurant un monopole d'Etat sur certains secteurs stratégiques de l'industrie; en préférant les relations économiques avec l'Europe et la Chine qu'à celles avec les Etats-Unis, en choisissant l'euro plutôt que le dollar en attendant de créer une monnaie eurasienne. 

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Dans quelle mesure les idées d’Alexandre Douguine, et d’autres idéologues, ont-elles infusé dans la société russe et en particulier dans les cercles du pouvoir et auprès de Vladimir Poutine ?

Au début l’audience de Douguine est assez limitée. Il bénéficie du patronage d’Alexandre Prokhanov, depuis 1987 l'adversaire principal du courant libéral pro-occidental. En 1996 Douguine rédige un manuel de géopolitique pour l’Académie de l’état-major qui devient la première interface entre les idéologues eurasistes  et l'establishment. Cet opus qui recommande la reconstitution de l'URSS et l'expulsion des Etats-Unis d'Europe est apprécié par nombre de généraux russes et réédité quatre fois. Douguine désigne l'ennemi: «c'est contre les Etats-Unis que nous devons braquer nos missiles». Il est invité à donner des cours à l’Académie de l’état-major et devient la coqueluche des media. On dit que l’état-major finance le mouvement «Eurasie» créé par Douguine.

En 1998 Douguine devient le conseiller de Guennadi Seleznev, président de la chambre basse du parlement. Les conceptions eurasiennes commencent à percoler dans les cercles du pouvoir. « Nous sommes un parti totalitaire de type intellectuel, orienté vers la prise eschatologie du pouvoir planétaire. Une prise de pouvoir par la ruse et par la cruauté », déclare Douguine dans son style ampoulé coutumier. On comprend aisément les causes du succès de la géopolitique en Russie : «Selon le principe du Grand Espace, la souveraineté nationale d'un État dépend moins de sa puissance militaire, de son développement économique et technologique que de l'étendue et de la disposition géographique de ses territoires». Pour les eurasiens la «destinée manifeste» de la Russie est l’Etat fort, rendu indispensable par la fonction de ciment du bloc continental fusionnant l’Asie et l’Europe assumée par la Russie. L'eurasisme a l'avantage de mobiliser le nationalisme russe sans le risque de faire éclater l’empire. 

En 1996 Primakov devient ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine et il met en œuvre une politique d’inspiration eurasienne: rapprochement avec la Chine, création d’une troïka européenne France Allemagne Russie à vocation anti-américaine.Mais Primakov n’est pas un illuminé et il comprend que le monde contemporain est interdépendant. Le projet autarcique des douguiniens le laisse froid.

Quelle est la proximité actuelle de Vladimir Poutine avec les idéologues russes ? Leur pensée et leur proximité avec le pouvoir peut-elle expliquer, en partie, la décision russe d’attaquer l’Ukraine et la rhétorique utilisée pour le faire ?

Sous Poutine la doctrine eurasienne devient mainstream. La construction du Nordstream lancée par Poutine dès son arrivée doit poser le fondement de l’axe Berlin-Moscou autour duquel est censé s’unifier le continent européen. Les grandes lignes de la politique poutinienne, expulsion des Anglo-saxons d’Europe, axe avec l’Iran et la Chine, préférence donnée aux shiites, réintégration de l’espace ex-soviétique, sont d’inspiration douguinienne. L’Ukraine actuelle est perçue par les hommes du Kremlin comme un tremplin de l’influence américaine en Europe. Le projet continental eurasien ne peut se réaliser que si des satrapes de Moscou sont mis au pouvoir dans tous les Etats européens. La construction de l’empire passe par le contrôle des élites. D’où l’obsession de la « dénazification » de l’Ukraine, qu’il faut entendre comme l’élimination des élites nationales. 

Volodymyr Zelenski déclarait début mars : “Tout le monde pense que nous sommes loin de l'Amérique ou du Canada. Non, nous sommes dans cette zone de liberté. "Et quand les limites des droits et des libertés sont violées et piétinées, alors vous devez nous protéger. Parce que nous passerons en premier. Vous viendrez en second." Au vu des discours des idéologues russes, peut-on penser que l’Ukraine est effectivement un rempart des démocraties occidentales ?

En effet la doctrine eurasienne prône la vassalisation de toute l’Europe. Dès 2014, Douguine ne le cachait pas. « Nous devons conquérir l’Europe…  Nous pouvons déjà compter sur une cinquième colonne européenne… Quant aux forces armées européennes, elles sont nulles, l’Europe est faible. Et pour l’OTAN, nous avons pu constater en Ossétie du Sud qu’en cas d’intervention musclée elle ne réagit pas. Nous ne voulons qu’un protectorat sur l’Europe. Nous n’avons pas besoin de faire la guerre pour cela. Le soft power suffira….  L’Europe entrera dans notre union eurasiatique… Nous avons l’expérience de l’expansion en Europe, celle du Komintern et de l’infiltration des parlements européens …Annexer l’Europe c’est un grand dessein digne de la Russie. … Nous prendrons leurs technologies d’un seul coup : plus besoin de gaz et de pétrole pour les obtenir au compte-gouttes... Le soft power suffira : trouver une cinquième colonne, propulser au pouvoir les gens que nous contrôlons, acheter avec l’argent de Gazprom des spécialistes de la réclame…» 

Zelenski a raison, le sort des Européens se joue aujourd’hui en Ukraine.

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