L’UE et les Etats-Unis s’attaquent à Google mais quel Etat a encore vraiment le pouvoir de résister au géant du web ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Les Etats peuvent-ils influencer Google?
Les Etats peuvent-ils influencer Google?
©Reuters

Pot de terre, pot de fer

La Commission européenne et le Sénat américain ont décidé de s'intéresser aux pratiques anticoncurrentielles de Google. Il n'est pas certain que ces procédures aboutissent à une véritable "punition", tant le réseau d'influence du géant du web est étendu.

Pascal Perri

Pascal Perri

Pascal Perri est économiste. Il dirige le cabinet PNC Economic, cabinet européen spécialisé dans les politiques de prix et les stratégies low cost. Il est l’auteur de  l’ouvrage "Les impôts pour les nuls" chez First Editions et de "Google, un ami qui ne vous veut pas que du bien" chez Anne Carrière.

En 2014, Pascal Perri a rendu un rapport sur l’impact social du numérique en France au ministre de l’économie.

Il est membre du talk "les grandes gueules de RMC" et consultant économique de l’agence RMC sport. Il commente régulièrement l’actualité économique dans les décodeurs de l’éco sur BFM Business.

Voir la bio »
François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

Voir la bio »

Atlantico : Le Sénat américain va étudier les conditions dans lesquelles Google a été blanchi en 2013 par la FTC (Federal Trade Commission) d’accusation de position dominante. En cause, la mainmise déloyale de Google en matière économique. Quels sont les effets de ces pratiques auxquelles s'attaquent les sénateurs ?

Pascal Perri : Un grand journal américain a en effet révélé il y a quelques jours un rapport de la Federal Trade commission (F.T.C.) qui n’était pas destiné à arriver entre les mains des journalistes. On y apprend que Google déréférence certains sites commerçants pour des raisons strictement mercantiles et sur des bases faussées ou que Google va prendre dans le contenu de certains de ses concurrents pour améliorer son offre. Celui qui parle au consommateur final a le pouvoir sur le marché. Google fait payer un droit de passage aux e-commerçants pour accéder aux meilleures places sur ses pages de recherche et glisse souvent ses propres propositions commerciales. Des entreprises sont mortes, d’autres sont en coma économique. En France des entreprises de e-commerce très innovantes comme Easy Voyages ou Twenga ou encore le guide.com sont à la merci de Google. Un changement d‘algorithme et hop… les voilà invisibles pour les internautes.

Le risque principal, c’est le risque de perte de souveraineté économique pour toutes les entreprises qui dépendent du moteur de recherche pour accéder au marché. Il y a aussi un risque fiscal pour l’Etat. Ces entreprises américaines pratiquent la technique de l’évitement fiscal. Elles siphonnent le pouvoir d’achat des consommateurs mais elles vont payer des impôts (très faibles) en Irlande, dans la zone économique européenne.

Lire également : L’incroyable pouvoir de Google sur chacun d’entre nous

Un mois après la réélection de Barack Obama en 2012, qui avait bénéficié du soutien de Google, les poursuites avaient été abandonnées. Peut-on parler d'un échange de bons procédés entre Google et la Maison Blanche ?

Monsieur V : Nous nous trouvons face à une puissance politique et économique telle que le candidat qui a recourt à cette puissance ne peut pas le faire complètement gratuitement. Aujourd'hui les capacités d'analyse des centres d'intérêt des utilisateurs de Google est telle qu'elle dépasse en efficacité tous les systèmes de sondage existants. Les sondages restent du déclaratif alors que les analyses algorithmiques deviennent quasi exactes, avec des taux d'erreur faibles. De plus, c'est de l'information constatée et non pas déclarée. Qu'on le veuille ou non, quand on mesure l'écart entre une population témoin de dizaines de millions d'utilisateurs et votre comportement, on sait d'avance ce que vous consommez et ce que vous votez. C'est cette puissance qu'Obama a pu utiliser pour davantage concentrer ses efforts sur les seuls électeurs indécis plutôt que de perdre son temps avec ceux qui ne voteraient pas pour lui. C'est aussi sa ressource financière qui a été sans précédent, parce que les études comportementales et de consommation auxquelles il a eu recours permettaient aux démarcheurs qui s'occupaient des dons de campagnes, de savoir d'avance quel montant il leur fallait proposer en fonction des revenus d'un potentiel donateur.

La Commission européenne s’apprêterait de son côté à formaliser une plainte contre Google (les éléments restent encore confidentiels). La Commission, qui était sur le point de trouver un arrangement avec Google en février 2014, veut réclamer de nouvelles concessions à Google pour permettre à la concurrence de respirer un peu plus. Google encourt une amende de 10 % de son chiffre d'affaires annuel, soit 6,6 milliards. Nos institutions ont-elles vraiment le pouvoir de résister au géant du web ?

Monsieur V : Formulé ainsi, la réponse est oui, car elle implique la force des institutions. Toute institution est incarnée par des hommes, même lorsqu'ils sont nombreux. Ceux qui comptent le plus sont ceux qui font ou défont une majorité, une décision déterminante. Qu'il s'agisse des membres de la Commission européenne, de leurs services, des commissaires, des groupes parlementaires ou de leurs présidents. La taille de Google lui permet, comme pour d'autres acteurs de taille comparable, de cartographier les influenceurs et de porter ses efforts sur les points de faiblesse des personnes et d'instiller le compromis comme unique solution à une situation conflictuelle. L'évitement d'un affrontement est une spécificité de Google depuis son origine. Jamais aucun contentieux ne s'est achevé autrement que par une contre-offre à laquelle le régulateur ne pouvait pas résister.

En France, un exemple récent, très caractéristique, s'est présenté. Lorsque la presse s'est réunie pour contester la légitimité du service Google news, elle s'est organisée en vue d'un contentieux portant sur la propriété intellectuelle des articles, le droit de la concurrence et les dangers pour la liberté d'expression de priver la presse d'un modèle économique.  Les ministères appelés au secours ont eu une première réaction belliqueuse à l'encontre de Google. Deux mois plus tard, Matignon et l'Elysée recevaient les représentants de Google pour accoucher d'un projet unique en son genre de financement par Google d'un fonds d'investissement dans des starts-up innovantes du secteur de l'édition électronique par un protocole secret conclu avec un syndicat de la presse politique laissant les autres sur le bord de la route. Dans cet accord arbitré et organisé par les pouvoirs publics, Google a acheté la paix à travers ce fonds qui ne bénéficie qu'à la presse politique.

La technique s'organise en trois temps, pour faire d'une pierre trois coups : on implique le pouvoir politique pour engager sa responsabilité, on fait intervenir un intérêt financier et on divise pour échapper à une contestation unie.

Il y aura toujours une monnaie d'échange, dans des proportions inespérées pour le pouvoir public. Au pouvoir public d'anticiper la politique de contre-offre systématique de Google pour ne jamais renoncer à entamer un contentieux, dans l'objectif d'avoir toujours quelque chose à gagner face à Google même si cette chose ne sera jamais l'objectif qu'on s'était fixé initialement.

Quelles limites Google rencontre-t-il dans son ambition de s'immiscer dans les rouages économiques ?

Pascal Perri : Les limites sont pour le moment insuffisantes. Je suis très favorable au e-commerce, je me suis engagé en faveur de la transition numérique mais je suis également attaché au respect des règles de concurrence. En Europe, la réaction doit s’organiser autour d’un pivot à trois têtes : les Etats, les entreprises, les citoyens. Il faut engager un travail de pédagogie pour dire ce qui se passe derrière les écrans d’ordinateurs. Le législateur a refusé à la Police nationale de constituer des fichiers documentés. Google et tous les autres font bien pire sans soulever la moindre réaction. Il faut vite ouvrir les yeux. Il en va de nos libertés fondamentales, de la création de richesse et de nos emplois.

Les représentants de Google ont été reçus environ 230 fois à la Maison blanche depuis que Barack Obama a été élu, a révélé le Wall Street Journal. On sait en outre que ses dépenses consacrées aux activités de lobbying se sont élevées en 2014 à 16,8 millions de dollars, devant Exxon Mobile (12,7 millions de dollars) et Microsoft (8,3 millions de dollars). Quels sont les faits qui aujourd'hui attestent de fortes connexions entre Google et le pouvoir politique de manière générale ?

François-Bernard Huyghe : Dans les faits, les rencontres entre les dirigeants de Google et l'administration américaine sont très nombreuses. Ces très bons liens sont à mettre au crédit d'Hillary Clinton, qui est très "branchée" sur ces questions. Google est l'un des principaux financiers des campagnes électorales des Démocrates. En réalité ce n'est pas grand-chose, dans la mesure où, comme toute autre industrie, la société a ses lobbyistes à Washington. Le rapport de Google au pouvoir politique est plus ambigu dans les relations que la société entretient avec la NSA. Google fournit un accès à la NSA, mais se trouve en même temps être quelque peu victime, car il semblerait que l'agence ait pénétré dans le système interne de Google de conservation des données, pour aller directement "à la source". Entre coopération et victimisation, Google ne donne pas le sentiment de la clarté.

Le véritable problème n'est pas tant que la société entretienne d'étroites relations avec Obama, mais qu'elle ait une politique étrangère autonome. En 2010 Google a menacé la Chine, après avoir jusque-là accepté de filtrer ses recherches. Google est même allé jusqu'à rediriger les recherches chinoises de Google Chine vers Google Hong-Kong. C'était la première fois qu'une multinationale menaçait un pays en lui disant qu'elle allait se retirer. A la fin, c'est la Chine qui a gagné, mais cet exemple reste tout de même très révélateur du sentiment de puissance de Google.

Au moment des printemps arabes, Wael Ghonim, représentant de Google dans la région, a été l'un des grands animateurs des mouvements de protestation en Egypte, avec l'accord d'Eric Schmidt (président exécutif du conseil d'administration) et de la direction de Google. Autre exemple parlant : lorsqu'Eric Schmidt se rend en France, il négocie directement avec François Hollande. Il est aussi intervenu auprès de la Corée du Nord. Google, de par sa puissance technologique, sa maîtrise du big data, sa capacité "à en savoir plus sur vous que vous-même", est une véritable puissance internationale. En outre, Google porte une sorte d'idéologie, ou du moins se fixe des objectifs politiques explicites. Ils se défendent en disant qu'ils sont pro information et "pro empowerment" en faveur des internautes. "Don't be evil", nous dit Google, qui entend répandre sa vision du monde, orientée sur la communication, les nouvelles technologies et la démocratie à l'orientale. On peut se demander si leurs objectifs ne sont pas également philosophiques, lorsqu'ils prônent le transhumanisme, projet prométhéen qui vise à améliorer l'humain, prolonger la vie… Cette entreprise privée ne vise rien de moins qu'à transformer l'humanité.

Qu'en est-il en France et en Europe ? Jusqu'à quel point Google et les milieux politiques sont-ils liés ?

Monsieur V :Les lobbyistes internes de Google sont les meilleurs, chacun dans leur domaine, dans la connaissance des rouages parlementaires, des régulations sociales et économiques. Ils sont respectés, voire de meilleur niveau que leurs interlocuteurs en place au sein du pouvoir public. A cela s'ajoute une coordination ultra disciplinée des messages délivrés et du timing d'intervention. Enfin, Google cotise dans toutes les associations sectorielles susceptibles de lui être favorables, mais également et surtout, défavorables. Ces corps intermédiaires qui fixent leurs cotisations en fonction d'un chiffre d'affaires ont toujours énormément de mal à renoncer à la manne financière que représente Google. Il suffit ensuite de jouer sur le clavier des rouages d'influences au sein de pouvoirs publiques ou dans la société civile. Avec moins d'une vingtaine de personnes en charge d'exécuter les stratégies d'influence en France, Google a probablement l'infrastructure de lobbying la plus efficace, car elle est horizontale, tous secteurs confondus. Les 300 lobbyistes du groupe Orange dans l'Union européenne n'ont pas la même efficacité que la poignée de lobbyistes de Google. 

Cette différente tient au fait qu'on peut avoir au même instant une influence de masse et une action ciblée, et cela les autres lobbyistes ne le maîtrisent pas.

Quelles sont les implications politiques finales de la puissance de Google ?

François-Bernard Huyghe : Google s'est emparé de deux pouvoirs politiques considérables :

1 - Celui de tout savoir sur nous. Google est capable de traiter et de vendre les informations que nous lui donnons, dont il tire des bénéfices largement supérieurs au bénéfice de bien des PIB nationaux. Google connaît nos goûts, nos relations, enregistre la connaissance du monde dans Google Book, a photographié les rues et les routes, etc. La connaissance de tout se transforme en un pouvoir mystique prédictif de nos comportements.

2 - Google a aussi le pouvoir que n'a jamais eu aucun dictateur de ce monde, qui est de répondre à toutes les questions qui lui sont posées. Google est un réflexe. Google vit sur du temps de cerveau disponible. C'est la plus gigantesque machine à interpréter nos désirs.

Les démocraties sont-elles trop faibles face à Google, finalement ?

François-Bernard Huyghe : Les remparts au pouvoir de Google sont politiques, comme en atteste l'exemple chinois. La Chine a gagné parce qu'elle a vu venir le coup très en amont, en créant un équivalent national de Google. Ceux qui peuvent tenir tête à Google, ce sont des Etats puissants comme la Chine ou la Russie. La grande multinationale de l'information pourrait bien à l'avenir affronter des puissances politiques qui ont compris le pouvoir de Google. Le but de ces dernières n'est évidemment pas de protéger les libertés individuelles, mais de de garder pour elles les avantages qu'internet peut procurer pour contrôler les populations.

Propos recueillis par Gilles Boutin

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !